L’histoire du cinéma en tant que telle constitue une discipline spécifique où s’entremêlent l’histoire esthétique et l’histoire culturelle 28 , la première prenant souvent le pas sur la seconde. En dépit d’une recherche foisonnante, les aspects économiques et sociaux du développement du spectacle cinématographique demeurent méconnus, singulièrement avant 1945. Les historiens du cinéma ont parfois du mal à s’affranchir d’un regard cinéphile pour aborder des thématiques plus prosaïques 29 et la segmentation de la recherche 30 empêche généralement les tenants de l’histoire sociale, économique ou urbaine de s’intéresser directement à l’histoire du spectacle cinématographique. Cela étant, l’historiographie du cinéma s’est considérablement renouvelée ces vingt dernières années.
Les premières histoires du cinéma parues en France, de Georges Sadoul à Jean Mitry 31 , étaient des oeuvres « universalisantes 32 » qui privilégiaient nettement l’histoire et l’analyse de la production cinématographique à l’étude de la place du cinéma dans la société. Cette question n’a commencé à intéresser les chercheurs qu’au milieu des années 1970, un intérêt initié notamment par Marc Ferro 33 . A partir de cette date, les films ne sont plus seulement considérés comme des oeuvres esthétiques mais également comme des objets d’Histoire susceptibles d’apporter un éclairage significatif sur la société. Dans la même période, René Noell inaugure l’histoire du développement du spectacle cinématographique dans un espace défini 34 mais il s’agit alors d’un travail isolé. Ce n’est réellement qu’au milieu des années 1980, avec la fondation de l’Association Française de Recherche sur l’Histoire du Cinéma (AFRHC) et la publication de la revue 1895, qu’ont été publiés de multiples travaux portant sur le spectacle cinématographique en soi. La célébration du centenaire du cinéma en 1995 a également contribué à l’éclosion de plusieurs travaux sur l’industrie cinématographique. Les avancées de la recherche sur l’histoire du cinéma, dont la synthèse a été faite en 2002 par Christian-Marc Bosséno 35 , portent tout autant sur la constitution du spectacle cinématographique et sa réception par le public que sur l’histoire économique et institutionnelle du cinéma.
Très récemment encore, le spectacle cinématographique était assimilé exclusivement aux films de fiction. Plusieurs chercheurs ont remis en cause cette image en soulignant l’extrême diversité des séances de cinéma, notamment avant 1914 36 . Des études sont ainsi parues sur les documentaires, les films d’actualités ou les aspects techniques du cinéma 37 . D’autres chercheurs ont mis en évidence l’existence de genres ou de mouvements jusque-là méconnus ou occultés, du film à épisode aux films d’avant-garde 38 . L’ouvrage récent de Fabrice Montebello qui, glissement sémantique significatif, ne propose pas une nouvelle histoire du cinéma français mais une « Histoire du cinéma en France 39 », va dans la même direction. En étudiant l’ensemble des films auxquels les français ont été confrontés, il place de fait la pratique culturelle devant l’histoire esthétique.
Le champ de l’histoire économique et institutionnelle du cinéma a également été défriché ces 20 dernières années, mais sur certains points seulement. Subsiste plusieurs vides historiographiques. D’une façon générale, l’histoire du cinéma avant 1945 est mal connue, ce qui provient avant tout de l’absence des informations sur l’exploitation et la fréquentation françaises dont on dispose pour la période postérieure à la seconde guerre mondiale, par le fait de la création du CNC. Plusieurs chercheurs se sont néanmoins attelés à l’analyse du premier XXe siècle, en privilégiant nettement certaines périodes. Emergent ainsi les années 1930, celles de l’avènement du cinéma parlant mais aussi des premières tentatives d’intervention de l’Etat 40 , ainsi que les années 1940-1945 41 pour des raisons politiques évidentes. Comme les années 1895-1914 sont, elles aussi, relativement bien connues, que cela soit par les monographies locales ou, comme on l’a vu, par la réinterprétation du spectacle cinématographique, les années 1914-1929 apparaissent comme le véritable parent pauvre de l’historiographie française. Une lacune que le dictionnaire des années 1920 édité par l’AFRHC 42 ne parvient pas à combler.
La recherche sur l’histoire économique du cinéma est par ailleurs dominée par la place de l’activité de production, au détriment de l’exploitation et de la distribution, et par celle des grandes sociétés nationales Pathé et Gaumont 43 , superstructures qui cachent la multitude d’indépendants et de petites sociétés. A l’exception de l’ouvrage de Claude Forest 44 , qui a le mérite de tracer un tableau général très documenté mais fort succinct, on ne sait rien sur l’exploitation. Quant au secteur de la distribution, il était jusqu’à ces derniers mois, et la publication du travail de François Garçon 45 , totalement ignoré des chercheurs.
Les diverses études locales sur la diffusion du cinéma publiées ces vingt dernières années auraient pu permettre de mieux connaître les conditions de développement du spectacle cinématographique 46 . Ces travaux ont le mérite de lister avec précision, en général à partir de la presse locale, les exploitations cinématographiques foraines et sédentaires. Ils sont à ce titre riches d’enseignement, notamment sur la période 1895-1914 de loin la plus étudiée. Mais la plupart de ces monographies sont avant tout descriptives, parfois anecdotiques, et ne mettent pas nécessairement en lumière les voies de la diffusion du spectacle cinématographique au sein de la société.
Deux travaux toutefois se détachent. Jean-Jacques Meusy, dans son impressionnant ouvrage sur les cinémas parisiens 47 aborde la plupart des aspects du spectacle cinématographique, des exploitants aux politiques d’exploitation. Son travail constitue une véritable mine de renseignements. Yves Chevaldonné, qui a consacré sa thèse à l’étude du spectacle cinématographique dans le Vaucluse, introduit quant à lui, à partir des salles et des tarifs, la notion de « spectacle hiérarchisé » pour caractériser le cinéma 48 . Mais comme lui-même et Jean-Jacques Meusy s’arrêtent respectivement en 1914 et 1918, on ne sait rien ou presque de la diffusion du spectacle cinématographique dans les années 1920 et les années 1930.
Le troisième thème a avoir été abordé par les chercheurs est celui de la réception du spectacle cinématographique par le (ou les) public(s). La question avait déjà été posée par les historiens de la ville. Maurice Crubellier reconnaît ainsi que le cinéma constitue sans conteste un puissant vecteur d’acculturation, mais que « la variété de la production cinématographique [...] interdit de porter un jugement simple sur son action acculturante 49 ». Certains travaux néanmoins insistent sur l’existence de personnages ou d’acteurs, Charlie Chaplin en tête, qui fédèrent la population dans un imaginaire commun 50 . Le cinéma contribuerait donc à l’uniformisation culturelle de la société, du moins en partie. Plusieurs chercheurs en effet ont mis en évidence, pour les années 1950, la multiplicité des pratiques du cinéma et notamment l’existence d’une pratique spécifiquement populaire, qu’elle s’exprime par la programmation des salles de cinéma ou par les préférences des publics 51 .
Pour la période antérieure à 1945, les chercheurs sont confrontés à un manque évident de sources. Ils ne disposent en effet ni des chiffres de la fréquentation des établissements cinématographiques, ni d’enquêtes qualitatives de fréquentation. Le public des années 1895-1945 demeure donc un objet inapprochable. Le public, ou plutôt les publics, les historiens ayant écarté l’image d’un public uniforme (et nécessairement populaire) du cinéma, notamment avant 1914 52 .
La seule manière d’approcher les publics du cinéma était d’interroger, quand cela était encore possible, les spectateurs. C’est ce qu’a fait Micheline Guaita à Lyon 53 et son travail, unique en France, constitue assurément le meilleur témoignage sur les pratiques culturelles liées au cinéma. Les témoignages des anciens spectateurs peuvent ainsi être confrontés à la description de l’offre de cinéma, seul moyen d’appréhender les publics du spectacle cinématographique avant 1945.
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FERRO Marc, Cinéma et Histoire, Paris, Folio Histoire, 1993, 290 pages (La 1ère édition date de 1977). On peut citer, dans la lignée de cette recherche, deux ouvrages parus en 1983 : JEANCOLAS Jean-Pierre, Le cinéma des Français. 15 ans d’années trente (1929-1944), Paris, Nouveau monde éditions, 2005, 389 pages. CHIRAT Raymond, Le cinéma français des années 30, Paris, Hatier collection Bibliothèque du cinéma, 1983, 128 pages.
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BARNIER Martin, « Une histoire technologique : l’exemple du son avant le parlant », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine n° 51-4, octobre-décembre 2004, pages 10-20.
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Gauthier Christophe, La passion du cinéma : cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, Paris, A.F.R.H.C., école des Chartes, 1999, 392 pages. ICART Roger, « Serials et films français à épisodes » Le cinéma français muet dans le monde, influences réciproques, Symposium de la FIAF, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse/Institut Jean Vigo, 1988, pages 215-224.
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Il n’est guère possible de les citer tous ici. Jean Gili a fait le point en 1992 sur l’état de la question dans BERNEAU Pierre et Jeanne, Le spectacle cinématographique à Limoges de 1895 à 1945. 50 ans de culture populaire, Paris, AFRHC, 1992, pages 7-13. Pour les travaux postérieurs, se reporter à la bibliographie générale en fin de volume.
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CHEVALDONNE Yves, Les premiers temps du cinéma dans le Vaucluse, 1896-1914, Paris, Université Paris III, thèse de doctorat sous la direction de MARIE Michel, 1999, 552 pages.
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