Le cadre de la recherche

Une précision s’impose d’emblée sur le choix de l’agglomération lyonnaise comme cadre géographique pour étudier la diffusion du spectacle cinématographique. Ce choix ne doit rien au fait que le cinématographe des frères Lumière ait été mis au point dans la capitale des Gaules. Le cinématographe n’est pas le cinéma, et l’agglomération lyonnaise n’entretient pas, jusqu’en 1945 tout du moins, de liens particulièrement spécifiques avec le spectacle cinématographique.

La ville de Lyon constitue en revanche un cadre idéal pour confronter le développement du spectacle cinématographique aux différentes couches de la société. Deuxième ville de France, elle s’est particulièrement développée au cours du XIXe siècle, et concentre en son sein un secteur industriel performant et diversifié, allant de la soierie à la chimie 54 . La population lyonnaise est à l’image des transformations de la société française : deux fois plus nombreuse en 1900 qu’un siècle auparavant, elle regroupe immigrés ruraux et étrangers, ouvriers d’usine et capitaines d’industrie et, bien sûr, la foule des classes moyennes, du petit boutiquier aux employés de banque. Lorsque le cinéma fait son apparition à l’orée du XXe siècle, la population de la ville, 450 000 habitants environ, est à peu près stabilisée et les grands travaux d’urbanisme tout juste achevés. Cela ne signifie pas que Lyon ne change plus, loin de là. Mais l’ère des grands bouleversements est terminée pour la grande ville, la banlieue prenant la relève.

De multiples raisons m’ont poussé à englober les communes de la banlieue lyonnaise dans ma recherche. Raison purement géographique en premier lieu : la morphologie de la ville de Lyon n’est pas aussi rationnelle que celle de la capitale, ce qui explique que des habitants des communes avoisinantes comme Villeurbanne ou Pierre-Bénite habitent plus près du centre de Lyon que les habitants du quartier lyonnais de Montchat. Il s’avérait alors judicieux d’inclure, par souci d’équité, l’ensemble des communes jouxtant la grande ville. Ce choix me permettait en outre d’étudier le développement du cinéma dans des espaces socialement marqués, que l’on pouvait sans peine qualifier de populaires : des villes comme Villeurbanne, Oullins ou Saint-Fons comptent ainsi en 1914 entre 65 et 75 % d’ouvriers 55 . Enfin, le choix de la banlieue s’est imposé pour une raison plus pragmatique, celle de la rareté des sources sur la diffusion du spectacle cinématographique. Ajouter dix communes à ma recherche, c’était idéalement disposer de dix fonds d’archives supplémentaires. Mais à une ou deux exceptions près, ce pari est loin d’avoir été payant.

La géographie sociale de l’agglomération, en dépit des travaux de Jean-Luc Pinol, reste encore méconnue. Il n’y a néanmoins pas de doute sur le fait que les communes de la banlieue est et sud de Lyon soient résolument populaires. Nul doute non plus sur la localisation des élites, que l’on retrouve presque exclusivement sur la presqu’île lyonnaise, dans le quartier des Brotteaux et, dans une moindre mesure le long de la rive gauche en bordure du Rhône 56 . Il est difficile d’être aussi précis pour les autres catégories de la population. En 1936, le sud-est de Lyon (Gerland, Etats-Unis) et le quartier Perrache semblent caractérisés par une population plutôt populaire, mais les autres espaces de la ville (Croix-Rousse, Vaise, Montchat, Monplaisir, Guillotière) sont globalement indifférenciés : la distinction sociale, notamment sur la rive gauche du Rhône, dépend de la rue, sinon du logement 57 .

Face à cette réalité complexe et incertaine, j’ai adopté le découpage spatial le plus neutre possible, sans pour autant faire abstraction de la réalité sociale lyonnaise. J’ai volontairement laissé de côté le découpage institutionnel – les sept arrondissements lyonnais – dont l’échelle est trop grossière, notamment pour la rive gauche du Rhône. Je me suis appuyé sur des considérations avant tout géographiques, les cours d’eau, les collines et les voies ferrées servant de grandes frontières. Cela isole, au centre de la ville, la presqu’île lyonnaise, encadrée par les pentes et le plateau du quartier de la Croix-Rousse au nord, et par le quartier Perrache au sud. Sur la rive gauche, le Rhône et la voie ferrée dessinent un quadrilatère s’étendant du parc de la Tête d’or au nord à l’avenue Berthelot au sud. J’ai distingué à l’intérieur de ce quadrilatère les quartiers des Brotteaux, de la Part-Dieu et de Guillotière, séparés pour les premiers par le cours Lafayette, et pour les seconds par le cours Gambetta. De l’autre côté de la voie ferrée s’étendent plusieurs quartiers dont les frontières ne sont pas réellement définies : du nord au sud, on trouve successivement les quartiers de Montchat, Monplaisir, des Etats-Unis et de Gerland. Enfin, de l’autre côté de la Saône, se situe la vieille ville, dont il sera peu question dans cette étude, et, plus au nord, le quartier de Vaise. C’est dans l’ensemble de ces quartiers et dans les communes de l’agglomération lyonnaise que je me propose d’étudier la place du cinéma entre 1896 et 1945.

Le cadre chronologique de cette étude s’est immédiatement imposé. La recherche se devait de commencer avec la première projection cinématographique qui, à Lyon, s’est déroulée le 25 janvier 1896. Il fallait également à mon sens dépasser le cap de l’avènement du cinéma parlant, pour ne pas conférer à ce bouleversement avant tout esthétique une importance trop marquée dans la diffusion du spectacle cinématographique. J’ai donc choisi comme date butoir l’année 1945, celle de la création de l’Office Professionnel du Cinéma (OPC) qui devient en 1946 le Centre National de la Cinématographie (CNC). Les archives de cet établissement public permettaient en effet une connaissance très précise de l’exploitation cinématographique au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce qui aurait écrasé la période antérieure à 1945. Celle qui, justement, est la moins connue.

Notes
54.

BAYARD Françoise et CAYEZ Pierre, Histoire de Lyon des origines à nos jours, Tome II : Du XVI e siècle à nos jours, Le Coteau, Horvath, 1991, pages 328-333. LEQUIN Yves [dir.], 500 années lumières : mémoire industrielle, Paris, Plon, 1991, 501 pages.

55.

BAYARD Françoise et CAYEZ Pierre, Histoire de Lyon..., op. cit., page 343.

56.

GRAFMEYER Yves, Quand le Tout-Lyon se compte, Lyon, PUL, 1992, pages 85-89. DUMONS Bruno, « Ainay, le quartier noble et catholique de Lyon ? », in FOURCAUT Annie [dir.], La ville divisée, op. cit., pages 377-392.

57.

PINOL Jean-Luc, Espace social et espace politique..., op. cit., pages 147-151.