Des exploitants aux films : retrouver l’offre de cinéma

Analyser la diffusion du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise supposait en premier lieu de retracer son développement chronologique dans la ville par l’identification et la localisation des salles de cinéma. Mais il s’agissait surtout, une fois cette étape franchie, d’identifier les différentes politiques d’exploitation, de la tarification à la programmation, afin de cerner précisément quels choix s’offraient aux spectateurs. Or, à l’exception des autorisations de fonctionnement délivrées par les municipalités, il n’existait pas de sources spécifiques sur l’exploitation cinématographique. Il a donc fallu consulter des archives extrêmement diversifiées 58 pour une recherche qui s’articulait autour de trois axes principaux : l’identification des acteurs de la diffusion du spectacle cinématographique et des moyens dont ils disposent, la description des exploitations cinématographiques et de leurs politiques d’exploitation et enfin l’analyse de la nature du spectacle proposé aux publics dans les différents établissements.

Les acteurs de la diffusion du spectacle cinématographique sont avant tout les exploitants des salles de cinéma, qu’ils en soient les fondateurs ou les repreneurs. Dans un secteur dominé par les indépendants, ce sont eux en effet qui déterminent la variété de l’offre de cinéma, que cela soit par la fixation de leurs tarifs ou le choix de leur programmation. Leur personnalité est donc essentielle pour comprendre les voies du développement du spectacle cinématographique.

L’idée était d’une part d’identifier les exploitants et leur parcours professionnel, et d’autre part de dresser un tableau exhaustif de l’exploitation lyonnaise. Pour ce faire, j’ai utilisé en premier lieu les autorisations d’exploiter délivrées par les autorités municipales, dans lesquelles on trouve les noms, et parfois le portrait, des différents exploitants ainsi qu’un suivi parfois minutieux de la vie des établissements, en tout cas à Lyon. Les indicateurs commerciaux et les recensements m’ont permis de compléter cette source importante, mais parfois lacunaire.

Je me suis beaucoup servi également des archives sur les commerces – le cinéma en constituant indéniablement un – et notamment des faillites et des actes des sociétés. Il a fallu en premier lieu dépouiller l’ensemble des registres de la période. Aucune source ne livrait en effet le nom des exploitants qui ont fait faillite, les cessions de commerce précoces – nombreuses au demeurant – ne constituant pas une indication. Il en va de même pour les sociétés. Certaines, bien sûr, étaient clairement identifiées. Mais les salles de cinéma exploitées par deux associés pouvaient, ou non, avoir donné lieu à la constitution d’une société tout comme un exploitant indépendant pouvait avoir trouvé l’appui de commanditaires sans que ceux-ci n’apparaissent dans les autorisations d’ouverture délivrées par la mairie.

Une source m’a beaucoup apporté, celle constituée par les dossiers de l’impôt sur les bénéfices de guerre, conservés aux archives départementales du Rhône. J’ai pu retrouver 26 dossiers d’exploitants de cinéma, dans lesquels figure notamment le descriptif de leur situation économique entre 1914 et 1919, et parfois entre 1911 et 1920. On y trouve également des rapports qualitatifs sur la situation des établissements cinématographiques rédigés à l’orée des années 1920 par des inspecteurs souvent prolixes.

Enfin, les enquêtes municipales sur les recettes dans les salles de cinéma et les enquêtes préfectorales sur la situation de l’exploitation cinématographique ont permis de comparer les différents établissements cinématographiques à des dates précises, ce qui avait l’avantage d’offrir une vue d’ensemble.

A l’analyse de l’exploitation commerciale s’est superposée celle du spectacle cinématographique organisé par les autorités municipales d’une part et les paroisses de la ville d’autre part. Je ne comptais pas à l’origine intégrer dans mon travail ce que je considérais alors comme un phénomène marginal, mais la consultation des archives m’a démontré que le cinéma d’institution avait toute sa place dans une recherche sur la diffusion du spectacle cinématographique. Les salles de cinéma paroissiales proposaient de fait un spectacle équivalent à celui que l’on trouvait dans les salles commerciales, et dans les années 1930 plus rien ou presque ne les distingue des autres établissements cinématographiques.

Le cinéma éducateur n’évoquait pour moi que de vagues projections de vues géographiques ou biologiques illustrant l’enseignement dispensé en classe. Or, lorsque j’ai ouvert par curiosité les archives du cinéma scolaire de la ville de Lyon et de l’Office Régional du Cinéma Educateur (ORCE), je me suis rapidement aperçu que ces institutions organisaient de véritables séances de cinéma, capables de concurrencer les établissements commerciaux. Le cinéma éducateur ne touchait essentiellement, il est vrai, que le public enfantin, mais il participait néanmoins à l’offre de cinéma dans l’agglomération lyonnaise. Il fallait donc l’intégrer à cette recherche.

Le deuxième axe de recherche consistait en l’analyse des exploitations elles-mêmes, du plan de la salle aux horaires et tarifs pratiqués. C’est sur ce point que le puzzle, faute de sources, est resté le plus incomplet. Cela est d’autant plus frustrant que les jours et les horaires d’ouverture des cinémas, ainsi que leurs tarifs, étaient certainement affichés à la vue de tous les passants. C’est là un des paradoxes de la recherche historique de mettre en lumière des aspects inconnus des contemporains tout en étant incapable de retrouver ce qui était alors connu de tous.

Néanmoins, je suis parvenu à collecter des informations complètes sur les différents types d’établissements identifiés. Le plan et l’intérieur d’une partie des salles de cinéma ont pu être retrouvés aux archives municipales, mais aussi via les inventaires de faillite et les témoignages recueillis par Micheline Guaita 59 dans son travail sur le public lyonnais. Sur les politiques d’exploitation proprement dites, les archives consultées pour cerner l’exploitation ont donné ça et là des indications, mais c’est à travers la presse locale, essentiellement, que les horaires et les tarifs ont pu être étudiés.

La presse locale était également incontournable pour retrouver la composition des séances organisées dans les établissements cinématographiques, ainsi que les titres des films projetés. Je ne prévoyais pas au départ d’étudier précisément la programmation des salles de cinéma, mais le système très hiérarchisé de la circulation des films tel qu’il apparaissait dans les sources m’a finalement conduit à intégrer cette problématique dans ma recherche. Me proposant d’analyser la diffusion du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise, il m’était en effet difficile de faire l’impasse sur la circulation des films dans la ville. La presse corporative, mais aussi la correspondance des différentes maisons de distribution avec les municipalités, m’ont été d’une grande aide pour appréhender et analyser le système de location des films.

Retracer et analyser la programmation des salles de cinéma a certainement constitué le travail le plus fastidieux de cette recherche. Le faire sur toute la période, notamment entre 1918 et 1940, eut été bien trop long. J’ai donc opté pour deux sondages de deux années environ, l’un dans les années 1920 et l’autre dans les années 1930, en laissant volontairement de côté la période du régime de Vichy et de l’occupation allemande, qui nécessiterait une étude de cas spécifique. Il faut ajouter que ce travail sur la programmation des salles de cinéma n’aurait guère été possible sans les précieux catalogues de Raymond Chirat 60 .

Les sources disponibles étaient donc extrêmement diversifiées et inégales selon les périodes. Mais elles permettaient sans nul doute d’étudier avec précision la diffusion du spectacle cinématographique dans l’agglomération lyonnaise.

Un plan chronologique était nécessaire pour étudier la naissance et le développement d’un spectacle en perpétuelle mutation. J’ai donc constitué trois parties qui recouvrent trois périodes distinctes de la diffusion du cinéma.

Une première partie, qui chemine de la première projection organisée à Lyon au début de la première guerre mondiale, est consacrée à la genèse du spectacle cinématographique et à son expansion inégale dans l’espace urbain. La deuxième partie s’étend de la première guerre mondiale à la première projection de cinéma parlant organisée dans l’agglomération lyonnaise. Elle porte sur l’enracinement du cinéma au sein de la société urbaine, caractérisé par la naissance du cinéma d’institution, et sur le fonctionnement très hiérarchisé du spectacle cinématographique. La troisième partie, enfin, qui court de l’avènement du cinéma parlant à la fin de la seconde guerre mondiale, s’articule autour de la segmentation de l’offre de cinéma dans l’agglomération lyonnaise, des salles aux films.

Notes
58.

Pour les questions d’ordre national, je me suis servi des archives nationales (AN), des archives économiques et financières (AEF) et du fonds de la bibliothèque de l’Arsenal (BNF-Arsenal). A l’échelle locale, je me suis servi principalement des archives départementales du Rhône (ADR), des archives municipales de Lyon (AML), des archives municipales de Villeurbanne (AMV) et des archives municipales (AM) des communes de l’agglomération lyonnaise ainsi que celles des villes de Saint-Étienne et de Villefranche s/Saône.

59.

Guaita Micheline, Le public lyonnais face au cinéma 1895-1927, op. cit.

60.

CHIRAT Raymond et LE ROY Eric, Catalogue des films français de fiction de 1908 à 1918, Paris, Cinémathèque française, 1995, non paginé. CHIRAT Raymond, Catalogue des films français de long métrage. Films de fiction 1919-1929, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse, 1984, non paginé. CHIRAT Raymond, Catalogue des films français de long métrage. Films sonores de fiction 1929-1939, Bruxelles, Cinémathèque royale de Belgique, 1975, non paginé.