Première partie. Spectacle universel, spectacle pluriel (1896-1914)

Deux échelles d’analyse sont possible pour aborder la naissance et le développement du spectacle cinématographique au sein de la société urbaine. La première, la plus courante, consiste à appréhender le cinéma comme un objet cohérent et à insister de ce fait sur le lien entre le nouveau spectacle et la diffusion de la culture de masse. En moins d’une décennie, de 1905 à 1914, les salles de cinéma investissent l’ensemble ou presque du territoire de l’agglomération lyonnaise, essaimant de la presqu’île aux quartiers les plus reculés. A la veille de la première guerre mondiale, le spectacle cinématographique apparaît bel et bien comme un loisir de masse.

Cela étant, si l’on étudie dans le détail les multiples formes que revêt le nouveau spectacle, le caractère uniforme du cinéma cède le pas à sa pluralité.

Pluriel, le cinéma l’est avant tout dans le spectacle qu’il propose au public. Il faut sur ce point faire un sort à l’amalgame entre cinématographe et cinéma. On retrouve souvent, en effet, une analyse englobante du spectacle cinématographique qui démarre avec les premières projections Lumière et qui suit dès lors un cours tumultueux mais continu. On la retrouve même chez les historiens les plus chevronnés, tels Jean-Jacques Meusy qui caractérise la période 1898-1904 de « traversée du désert 61  ». Il existe pourtant une différence de nature entre le cinématographe, invention et attraction, et le spectacle cinématographique régulier qui ne fait ses premiers pas qu’en 1905 dans l’agglomération lyonnaise. Spectacle et attraction, les deux coexistent jusqu’à la guerre, brouillant les cartes et entraînant déjà une distinction entre les publics. Rick Altman 62 remarque aux Etats-Unis que le « cinéma » dans ses premières années d’exploitation se confond avec des pratiques – conférences, music-hall – déjà existantes, et qu’il est difficile de définir exactement le nouveau spectacle. Pour Martin Barnier 63 , qui s’appuie sur l’exemple du cinéma parlant et sonore, il est même impossible de parler de « cinéma » avant 1914, cette épithète regroupant des réalités fort différentes.

Pluriel, le cinéma l’est surtout dans ses voies de diffusion. Avant de s’imposer en des lieux qui sont les siens, le cinéma est invité simultanément dans les grandes salles de spectacle de la ville et dans les multiples foires de quartier, regroupant en des lieux éminemment différents des publics sans doute tout aussi différents. Le modèle de la salle de cinéma sédentaire commence à se diffuser largement à partir de 1910 et unifie en apparence les pratiques culturelles de la société urbaine. Mais ces établissements ne naissent pas d’une volonté rationnelle et uniforme : le cinéma se développe par de multiples initiatives individuelles qui, des petits cafetiers aux grands entrepreneurs de spectacle, reflètent la diversité des situations économiques du commerce en ville. Le confort et la qualité de projection sont aléatoires selon les établissements dont les politiques tarifaires dessinent une hiérarchie des publics. En ce sens, le cinéma est le digne héritier du théâtre et du café-concert qui, sous l’apparente démocratisation des loisirs urbains, reproduisent en profondeur les hiérarchies culturelles et sociales qui prévalent alors.

La hiérarchie des établissements a pour corollaire celle du spectacle lui-même. Producteurs et distributeurs adaptent naturellement leur programmes à la variété de fortune de leurs clients. Fraîcheur des films et richesse du spectacle deviennent alors des facteurs essentiels de distinction entre les établissements cinématographiques. Ce système accentue le fossé entre les palaces qui s’élèvent dans le centre de la ville et les petits établissements de quartier et, par conséquent, entre les spectateurs qui les fréquentent.

Notes
61.

MEUSY Jean-Jacques, Paris-palace ou le temps des cinémas, op. cit., page 67.

62.

Altman Rick, « Penser l’histoire du cinéma autrement : un modèle de crise », Vingtième siècle n° 46, avril-juin 1995, page 66.

63.

BARNIER Martin, « Une histoire technologique... », op. cit., page 20.