I. Aller au cinéma, naissance d’une pratique de masse

Le cinéma n’institue pas le spectacle de masse. A l’aube du XXe siècle, le spectacle organisé, régulier et tarifé a pris une place prépondérante à Lyon comme dans les principales villes du pays. Une place acquise en moins de quarante ans.

Il est malheureusement difficile, sinon impossible, de cerner avec exactitude l’offre de spectacles proposée au public lyonnais dans la deuxième moitié du XIXe siècle, cela pour deux raisons. D’une part, une partie importante des représentations est organisée dans des lieux de sociabilité – cafés, restaurants, brasseries – non spécifiquement consacrés au spectacle ; l’inventaire des seules salles patentées et contrôlées par les pouvoirs publics est donc éminemment réductrice. D’autre part, nombre d’établissements de spectacles ne sont attestés dans les sources qu’à une seul reprise, une seule année, sans que l’on connaisse ni la date de leur ouverture ni celle de leur fermeture. Toutefois, la chronologie des principaux établissements de la ville permet déjà de poser quelques jalons et de mettre en évidence l’essor des spectacles lyonnais.

Jusqu’au début des années 1860, la place des spectacles à Lyon est très limitée. La capitale des Gaules ne compte alors véritablement que deux salles de spectacle : les deux théâtres municipaux, le Grand Théâtre et les Célestins, tous deux situés sur la presqu’île. Le régime du privilège, qui interdit l’initiative privée, est un frein réel à l’essor des salles de spectacle 66 . Si les établissements de café-concert, catalogués comme cafés et non comme lieux de spectacles, échappent à cette interdiction, leur importance dans la ville est réduite. Jean-Luc Roux ne recense à Lyon que onze cafés-concerts entre 1852 et 1864 dont la plupart ne fonctionnent qu’une à trois années 67 . Leur existence est néanmoins le signe d’une demande croissante de la population lyonnaise.

La loi du 6 janvier 1864, qui libéralise l’entreprise de spectacles par l’abrogation du privilège, marque une véritable rupture dans le développement des théâtres et des cafés-concerts. La première grande salle de spectacles lyonnaise, le Casino des Arts, ouvre ses 1 400 places au public sur la toute neuve rue Impériale 68 , et inaugure l’ère de la multiplicité des spectacles proposés au public lyonnais. En 1876, les pouvoirs publics ne dénombrent pas moins de dix-sept établissements de théâtre ou de café-concert 69 .

L’arrivée des républicains au pouvoir, entre 1876 et 1879, favorise incontestablement un nouvel essor des établissements de spectacles en ville. C’est en tout cas ce que laisse apparaître la liste des établissements autorisés à fonctionner en 1881. Sur vingt-trois établissements recensés, huit ont ouvert entre 1877 et 1880 et sept la seule année 1881 70 . Preuve s’il en est que la législation constituait encore un frein au développement des spectacles et que la demande est déjà importante au sein de la population lyonnaise dans les années 1870-1880.

En 1886, la municipalité lyonnaise dénombre vingt-cinq salles de spectacle : dix théâtres et quinze cafés-concerts 71 . D’importants établissements ouvrent leurs portes au cœur de la ville ou sur la rive gauche du Rhône : Les Folies Bergères (4 000 places) en 1877, la Scala (1 500 places) en 1880, les Folies gauloises (2 200 places) en 1889 et l’Eldorado (2 200 places) en 1893 72 . En 1900, on compte désormais à Lyon huit établissements dépassant les 1 000 places, qui peuvent réunir à elles seules près de 15 000 spectateurs. La création de la taxe municipale sur les spectacles, en 1901 73 , est significative de la place qu’occupent désormais les spectacles dans la vie de la cité. La municipalité elle-même intervient directement dans le développement des spectacles : ouverture dans les années 1880 de la salle philharmonique quai Saint-Antoine, organisation des concerts estivaux de la place Bellecour, ouverture de la salle Rameau en 1908.

Le paysage des spectacles lyonnais se stabilise au milieu des années 1890, au moment même ou le cinématographe est présenté au public. Après 1893 et l’ouverture de l’Eldorado, on ne constate aucune création significative dans le domaine des spectacles, jusqu’à l’éclosion des salles de cinéma à partir de 1905.

En 1902, la perception du droit des pauvres – impôt sur les spectacles institué à la fin du XVIIIe siècle – dans les établissements lyonnais rapporte 220 000 francs. Comme cet impôt prélève environ 9 % de la recette, la somme perçue en 1902 correspondrait à une recette générale de 2 500 000 francs des salles de spectacle, et une dépense moyenne par Lyonnais de plus de cinq francs 74 . Les recettes de la taxe municipale sur les spectacles permettent de dénombrer la même année un minimum de 1 550 000 entrées dans les salles contrôlées 75 , soit plus de trois entrées par habitant en moyenne. En moins d’un demi-siècle les spectacles organisés ont pris une place prépondérante dans la cité rhodanienne. Lorsque le spectacle cinématographique apparaît, l’ère du spectacle de masse est déjà bien engagée.

Notes
66.

GERSIN Malincha, La vie théâtrale lyonnaise d’une empire à l’autre. Grand Théâtre et Célestins, le temps du privilège 1811-1864, Lyon, Université Lyon 2, Thèse de doctorat d’Histoire sous la direction de Zeller Olivier, 2007.

67.

ROUX Jean-Luc, Le café-concert à Lyon (XIXe-début XXe), Lyon, Editions Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 1996, pages 125-132.

68.

Actuelle rue de la République.

69.

ADR : 4 T 166 : Enquête du 9 mars 1876.

70.

ADR : 4 T 118 : Liste des théâtres et cafés-concert de Lyon, 15 décembre 1881.

71.

AML : 1270 WP 008 : Liste des théâtres et cafés-concert autorisés, 1886.

72.

ROUX Jean-Luc, op. cit. pour les dates d’ouverture. Pour le nombre de places des établissements : AML : 1129 WP 013 : Rapport des Sapeurs-Pompiers sur les salles de spectacles daté du 25 février 1897.

73.

Loi du 28 juin 1901 (AML : Bulletin Municipal Officiel, juillet 1901).

74.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Recettes du bureau de bienfaisance, décembre 1902.

75.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1904 : Taxe sur les spectacles, état par mois et par établissements des recouvrements effectués pendant l’année 1902.