1) Le temps de l’invention (1895-1904)

Dans ses dix premières années d’existence, le cinématographe apparaît avant tout comme une attraction. On présente au public ses formidables possibilités, mais il ne constitue pas encore un spectacle à part entière.

a)Le cinématographe des frères Lumière (1895-1898)

Depuis les années 1870, des industriels et des scientifiques de différents pays ont multiplié les recherches sur la reproduction du mouvement 76 . Auguste et Louis Lumière, industriels et inventeurs lyonnais, s’intègrent dans cette recherche internationale dont les acteurs s’influencent les uns les autres. En 1891, Edison était parvenu à mettre au point un appareil qui reproduisait, sur une pellicule de 35 mm, de courtes vues – les premiers films – visibles par un seul spectateur. En observant l’invention d’Edison, les frères Lumière mettent au point un système d’entraînement de la pellicule et rendent possible une projection collective 77 .

Le cinématographe est inventé à Lyon, mais c’est à Paris que les Lumière se décident à présenter leur invention. Le 22 mars 1895, au siège de la Société d’encouragement à l’industrie nationale, devant un panel de représentants de la communauté scientifique, se déroule la première projection publique du cinématographe. Les industriels lyonnais se décident ensuite à présenter leur invention au public et organisent le 28 décembre 1895, la première projection publique payante de vues animées dans le café du salon indien, à Paris.

Il faut dès à présent préciser que Lyon, berceau du cinématographe, n’est pas celui du cinéma. A l’exception des années 1896-1898, l’agglomération lyonnaise ne connaît pas une diffusion du spectacle cinématographique différente des autres villes françaises, ni dans sa chronologie, ni dans son ampleur. Dès 1896, le Cinématographe est copié et exploité par des industriels parisiens, Charles Pathé en tête, qui déplacent le centre de gravité de la future industrie cinématographique vers la capitale. Bien sûr, les frères Lumière font partie des tous premiers producteurs de vues animées, ce qui peut en favoriser la circulation dans la ville. On retrouve d’ailleurs la trace d’une traite Lumière dans la comptabilité de la première salle de cinéma sédentaire lyonnaise en 1906 78 . Leur matériel leur permet aussi d’organiser ponctuellement des séances de bienfaisance pour les enfants 79 . Mais les industriels lyonnais abandonnent définitivement la production en 1907, et n’ont a priori pas créé d’émules : pas de traces par exemple d’opérateurs formés chez les Lumière qui auraient continué une carrière à Lyon dans l’exploitation du cinématographe.

La seule influence des frères Lumière réside dans leur nom qui servira à patronner de multiples œuvres liées au cinéma, et notamment le cinéma scolaire de la Ville de Lyon en 1921. Les édiles lyonnais n’oublient pas en effet que le cinématographe est né dans la capitale des Gaules : lors de la séance du Conseil municipal du 7 février 1916, M. Gourju rappelle à propos du cinéma que « cette invention est essentiellement lyonnaise » 80 . Mais cette reconnaissance ne signifie aucunement que les Lyonnais pensent habiter dans une hypothétique capitale du cinématographe.

Le public lyonnais a néanmoins la primeur, en province, de la présentation du cinématographe. Le 25 janvier 1896, les frères Lumière ouvrent une salle pour exploiter leur invention au n° 1 de la rue de la République, sur le modèle des projections quotidiennes organisées à Paris depuis le 28 décembre 1895. Les séances d’une quinzaine de minutes se succèdent dans un petit local de quatre-vingt places 81 .

Le succès est considérable : la première année, le cinématographe rapporte au bureau de bienfaisance la somme de 11 935,70 francs, soit presque autant que la grande salle de la Scala (12 000 francs) 82 . Jean-Jacques Meusy observe le même engouement à Paris où le cinématographe Lumière exploité au Grand Café rapporte plus que plusieurs grandes salles de spectacle de la capitale 83 .

Il faut dire que les Lumière ont mis les bouchées doubles pour faire connaître leur invention au grand public. Leur local de projection se situe sur le principal axe de la ville, à l’ombre du Grand Théâtre. Surtout, ils axent leurs efforts sur la publicité dans les quotidiens lyonnais. A l’exception des deux grands théâtres municipaux de la ville, les grandes salles de spectacle lyonnaises sont en général réticentes à développer leurs programmes dans la presse; souvent, une simple ligne suffit. Les frères Lumière, dans Le Nouvelliste, Le Progrès ou le Lyon-Républicain, parfois dans les trois tout à la fois, font paraître toutes les semaines l’intégralité de leurs programmes 84 .

Pendant près d’un an, le cinématographe des frères Lumière est le seul appareil à proposer au public lyonnais la projection d’images animées, mais l’année 1897 marque la fin de leur monopole. Un appareil concurrent, dénommé « cinématographe perfectionné » est présenté dans la salle du Palais de l’industrie, place de la République à partir du 5 janvier 1897 et y reste près de trois mois. Un autre « cinématographe perfectionné » – à moins qu’il ne s’agisse du même – est exhibé par son « inventeur parisien » le 9 janvier 1897 dans la salle du Casino des Arts 85 . C’est d’ailleurs aux cours du mois de janvier que les Lumière décident de vendre leurs appareils à leurs concessionnaires. Eux-mêmes conservent l’exploitation de leur local lyonnais et produisent de nouvelles séances dans la salle des dépêches du journal Le Progrès de Lyon, qui compte près de 300 places, à partir du 7 mars 1897. Leurs deux cinématographes fonctionnent de concert pendant plus de deux années.

Le succès des images animées, on l’a dit, est considérable, mais combien de spectateurs ont réellement assisté aux premières projections lyonnaises? Bernard Chardère avance le chiffre de 225 000 86 pour les trois premières années d’exploitation, de 1896 à 1899. Micheline Guaita 87 , qui a eu entre ses mains la comptabilité détaillée des deux cinématographes exploités par les Lumière, dénombre 104 500 entrées entre mai 1897 et décembre 1898. Pour la même période, la municipalité a reçu la somme de 6 700 francs, au titre de la perception du droit des pauvres. Entre 1896 et mai 1897, la perception au chapitre « cinématographes » a donné 15 000 francs de recettes, ce qui correspondrait alors à 230 000 entrées environ, si l’on reprend les chiffres de Micheline Guaita. Soit plus de 300 000 entrées pour les deux premières années d’exploitation du cinématographe.

En partant du principe que la perception du droit des pauvres est proportionnelle à la recette brute, et que le prix des places est uniformément de 50 centimes (ou 55, si l’on percevait à l’entrée le droit des pauvres en sus du prix de la place) le nombre total de spectateurs d’après les chiffres du bureau de bienfaisance se situerait à près de 380 000 pour les années 1896 et 1897. Chiffre qui confirme à peu de choses près les constatations de Micheline Guaita. Si l’on ajoute le produit des entrées de 1898 à 1900, le nombre de billets vendus pour les cinq premières années du cinématographe se situe à 500 000 environ 88 .

Que le cinématographe ait connu un immense engouement, les chiffres le démontrent. Mais de là à dire que toute la ville ait couru voir la nouvelle invention, il y a un pas délicat à franchir. On peut s’enthousiasmer, comme Christian-Marc Bosséno reprenant les chiffres de Bernard Chardère 89 , du rapport entre nombre de spectateurs et nombre d’habitants (un Lyonnais sur deux aurait donc potentiellement assisté à une séance de cinématographe), mais 225 000 entrées ne signifient nullement 225 000 personnes. En 1902, les grandes salles de spectacle de la ville, comme les deux théâtres municipaux, regroupent environ 200 000 spectateurs par an 90 tout en pratiquant une politique assez élitiste : les places coûtent au Casino, à l’Eldorado ou à la Scala 1,50 francs en moyenne 91 , près de la moitié d’une journée de travail d’un ouvrier non qualifié. Il va sans dire que l’existence des 200 000 spectateurs du Grand Théâtre ne signifie pas que la moitié des Lyonnais va chaque année dans la prestigieuse salle municipale.

La première année d’exploitation du cinématographe, la plus attractive, a attiré 238 714 personnes d’après le bureau de bienfaisance. C’est plus que la plupart des salles de spectacle de la ville, certes, mais moins par exemple que le Casino qui, en 1902, attire plus de 300 000 personnes dans ses locaux 92 . Les salles où le cinématographe est exploité n’ont d’ailleurs rien du loisir de masse. La salle des Lumière, rue de la République, compte quatre-vingt places, celle du cinématographe perfectionné, 100, et la salle du Progrès 300 93 . Si le Casino des Arts en compte 2 000, les vues animées, attestées deux jours seulement, n’y ont fait qu’une brève incartade. On remarque d’ailleurs que les quatre locaux où le cinématographe est exploité en exclusivité sont tous situés sur la rue de la République, au cœur du centre-ville lyonnais certes mais qui n’est pas nécessairement parcourue par l’ensemble la population.

La première salle Lumière, installée au n°1 de la rue de la République, est située exactement en face du Grand Théâtre. Elle peut donc en drainer la clientèle. D’ailleurs le dimanche, jour traditionnellement le plus suivi au théâtre, constitue près du tiers des entrées constatées par Micheline Guaita entre 1897 et 1898 94 (34 000 billets sur 104 500) à la salle Lumière. Il est tout à fait possible que le public du Grand théâtre se rende à la sortie de la représentation pour voir – ou revoir, le programme des Lumière étant renouvelé chaque semaine – la nouvelle invention à la mode. Même cas de figure pour le cinématographe exploité dans la salle du Progrès, situé lui à quelques encablures du Casino des Arts.

Il faut également dire un mot des tarifs. Dans les trois locaux, l’entrée pour assister aux projections est uniformément de 50 centimes 95 , ce qui est finalement assez cher pour le spectacle proposé. Le cinématographe exploité jusqu’en 1902 relève en effet plus de la présentation d’une invention que d’un spectacle à part entière. Les programmes, renouvelés certes, sont uniformes. Ils sont composés de huit vues qui ne dépassent pas les 15 ou 25 mètres (de 45 secondes à 1 minute 30), soit une représentation de 10 minutes environ, 15 minutes si des pauses interviennent entre chaque vue. Cinquante centimes pour un quart d’heure d’attraction , c’est coûteux, comparé aux tarifs des salles de spectacle dont certaines proposent pour un montant presque équivalent un spectacle complet de plusieurs heures 96 . La durée des représentations Lumière les rapproche davantage des attractions scientifiques, comme les rayons X ou le phonographe, que des représentations complètes des salles de café-concert ou de music-hall. Attractions qui, dans les fêtes foraines, ne coûtent parfois que de un à deux sous 97 (5 à 10 centimes, soit cinq à dix fois moins que les projections Lumière). On peut donc difficilement conclure que les premières projections du cinématographe sont accessibles à tous.

Notes
76.

Sur les multiples ouvrages sur la genèse du cinéma, voir : SADOUL Georges, Histoire générale du cinéma, Tome 1 : L’invention du cinéma : 1832-1897, Paris, Denoël, 1973, 446 pages. DESLANDES Jacques, Histoire comparée du cinéma, Tome 1 : De la cinématique au cinématographe, 1826-1896, Tournai, Casterman, 1966, 329 pages.

77.

Sur l’invention du Cinématographe, voir : RITTAUD-HUTTINET Jacques, Les frères Lumière : l’invention du cinéma, Paris, Flammarion, 1995, 390 pages. SAUVAGE Léo, L’affaire Lumière : du mythe à l’histoire : enquête sur les origines du cinéma, Paris, Lherminier, 1985, 248 pages.

78.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Idéal, contrat entre Trichard et Collomb, daté du 29 mars 1906.

79.

ADR : 5 M 571 : La Tutélaire de la Croix-Rousse, lettre du 2 juin 1907.

80.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du conseil municipal du 1er mai 1916.

81.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, rapport des Sapeurs-Pompiers daté du 25 février 1897.

82.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Recettes du bureau de bienfaisance, décembre 1896.

83.

Meusy Jean.-Jacques, Paris-palaces, op. cit., page 45.

84.

RITTAUD-HUTTINET Jacques et Chantal, Dictionnaire des cinématographes en France (1896-1897), Paris, Honoré Champion éditeur, 1999, pages 234-270.

85.

Idem, page 271.

86.

Cité par Bosséno Christian-Marc, « Le répertoire du grand écran... » op. cit., page 162.

87.

Guaita Micheline, Le public lyonnais face au cinéma, op. cit., pages 30-65.

88.

Le droit des pauvres est fixé « à un dixième en sus du prix des billets soit au 1/11 e de la recette brute » (AML : 0008 WP 030 : Bureau de Bienfaisance : Règlement du taux de la perception du droit des pauvres à compter du 1er juillet 1892). Les recettes du cinématographe en 1896 et 1897 ont rapporté au bureau de bienfaisance la somme de 18 999,75 francs, ce qui correspondrait à une recette de 189 997,50 francs et donc à 379 995 billets vendus à 50 centimes. Entre 1898 et 1900, la perception a rapporté 5 894, 05 francs, soit 117 881 billets. Au total, 497 876 entrées auraient été vendues pour assister aux séances des cinématographes entre 1896 et 1900.

89.

Bosséno Christian-Marc, « Le répertoire du grand écran... », op. cit., page 162.

90.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1904 : Taxe sur les spectacles, état par mois et par établissements des recouvrements effectués pendant l’année 1902.

91.

AML : 0008 WP 031 : Calcul approximatif de la taxe municipale à 10 centimes dans les principaux établissements de la ville, 1900.

92.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1904 : Recette perçue au Casino en 1902.

93.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, rapport des Sapeurs-pompiers du 25 février 1897.

94.

Guaita Micheline, op.cit., page 72.

95.

D’après tous les programmes cités par RITTAUD-HUTTINET Jacques et Chantal, op. cit.,pages 234-279.

96.

La tarif plancher au Grand Théâtre est de 60 centimes : Annuaire du Tout-Lyon, 1911.

97.

Guaita Micheline, op. cit., page 151.