b) Une présence diffuse (1898-1904)

A Lyon, le cinématographe constitue jusqu’aux années 1904-1905 une simple attraction scientifique , non un véritable spectacle, ce qui transparaît dans la fréquentation des premières salles de projection. Dès 1896, le bureau de bienfaisance de la ville de Lyon institue une catégorie « Cinématographes » dans sa classification des spectacles, très certainement conditionné par l’ampleur de la fréquentation du local des Lumière. Mais si les gens se sont précipités pour voir la nouvelle invention, ils se sont très vite lassés. En tout cas, les chiffres de la fréquentation montrent clairement l’absence de fidélisation d’une clientèle :

Tableau 1. Recette du bureau de bienfaisance (en francs)

	Recettes du droit des pauvres	Recettes de la catégorie « cinématographes »	Part dans les recettes
1896	209 350,05	11 935,70	5,70 %
1897	219 126,70	7 064,05	3,22 %
1898	204 382,20	2 907,15	1,42 %
1899	236 955,15	1 046,70	0,44 %
1900	222 442,25	1 940,20	0,87 %
1901	216 504,85	1 025,05	0,45 %
1902	221 519,85	0,00	0,00 %

La première année d’exploitation du cinématographe constitue le pic des entrées. Dès l’année 1897, alors même qu’un deuxième cinématographe fonctionne, les entrées chutent de plus de 40 %. La chute est encore plus brutale l’année suivante (50 %), alors que deux cinématographes au moins coexistent toute l’année en ville. De 1899 à 1901, les entrées sont infimes, à tel point que le bureau de bienfaisance supprime de ses listes la catégorie « cinématographes» en 1902, comme si le cinématographe lui-même disparaissait de la ville. Cette évolution est identique pour toute l’industrie cinématographique, ce qui explique pourquoi Jean-Jacques Meusy parle de « traversée du désert » à partir de 1898 ⁹⁹ .

Georges Sadoul ¹⁰⁰ voyait dans la chute des entrées une conséquence directe de l’incendie du bazar de la Charité (134 morts le 4 mai 1897 à Paris, suite à l’embrasement d’une lampe servant à une projection de cinématographe). C’est donner trop d’importance à un évènement avant tout local. Pierre Vaccaro a déjà montré que l’évènement n’avait en fait pas eu d’incidence sur la présence et la fréquentation du cinématographe à Tours ¹⁰¹ . A Lyon, la baisse du produit des entrées est régulière et ne semble pas liée à un évènement particulier. En tout cas pas à l’incendie parisien : 5 400 francs perçus par la municipalité lyonnaise en janvier-avril 1896, 3 300 francs seulement pour la période équivalente de 1897. Avant la catastrophe, les entrées étaient déjà en chute libre.

La cause est donc à chercher ailleurs, très certainement dans le désintérêt croissant de la population face à des vues très courtes – elles n’excèdent pas une minute – dont la durée est plus proche de la représentation que de la narration. On ne comprendrait pas sinon que le cinématographe Lumière ne se soit pas développé dans la durée alors même que se trouvaient en germe la plupart des thèmes qui feront le succès du spectacle cinématographique à partir de 1905 : les actualités (Les fêtes franco-russes et le couronnement du Tsar, plusieurs vues projetées à Lyon durant le mois de septembre 1897 ¹⁰² ), les comédies (L’arroseur arrosé, pour citer la vue la plus connue) et même, déjà, la représentation d’une pièce qui fournira la matière du premier film estampillé œuvre d’Art en 1908, L’assassinat du duc de Guise ¹⁰³ .

Les premières années de leur exploitation, les images animées conservent leur caractère d’invention, de curiosité scientifique dont est friande la société de l’époque. Dans le courant de l’année 1898, l’exploitation du cinématographe au n° 1 de la rue de la République est remplacée progressivement par la présentation des premières photographies en couleur, ce qui est assez révélateur. Le cinématographe à partir du mois de mars est relégué en soirée, puis disparaît complètement en octobre 1899. Dans le local du Progrès, le cinématographe abandonné en juillet 1902 est remplacé en 1903 par le théâtrophone, appareil permettant via le téléphone de suivre en direct une pièce de théâtre donnée à Paris. Cette nouvelle invention est exploitée exactement dans les mêmes conditions que le cinématographe, avec le même tarif de 50 centimes par séance ¹⁰⁴ . Le cinématographe, invention comme les autres ? En 1900, lors de l’exposition universelle de Paris, ce sont les applications technologiques – Phonorama, Cinéorama ou Mareorama – du cinématographe qui font recette et non les petits établissements qui proposent de simples vues, et qui pourtant proposent le spectacle le plus proche de celui qui fera le succès du cinéma ¹⁰⁵ . Comme le conclut simplement Emmanuelle Toulet, le cinématographe reste une attraction.

Quelle place occupe le cinématographe dans l’agglomération lyonnaise après sa disparition, en 1902, de la salle des dépêches du Progrès ? Jusqu’en 1905, il laisse en fait peu de traces. On se heurte ici à un problème méthodologique : l’absence de traces n’implique pas nécessairement une absence réelle. La disparition de la catégorie des cinématographes en 1902 peut également s’expliquer par l’absence de contrôle des recettes des exploitations foraines par le bureau de bienfaisance. Mais, par ailleurs, la municipalité ne fait pas non plus allusion au(x) cinématographe(s) dans le bilan qu’elle dresse chaque année de la perception de la taxe sur les spectacles entre 1901 et 1905 ¹⁰⁶ . C’est assez dire que si le cinématographe est présent dans la ville, son influence sur la fréquentation des spectacles reste limitée. En clair, il ne constitue pas un phénomène de société.

Absent des débats au Conseil municipal, le cinématographe est aussi rarement cité dans la presse après 1898. En dehors des articles décrivant l’invention, qui disparaissent à partir de 1897 une fois l’effet de surprise passé, les mentions du cinématographe ne sont constituées que des encarts publicitaires publiées par les exploitants, quels qu’ils soient. Or, entre 1898 et 1905, les images animées apparaissent de façon très sporadique dans les rubriques consacrées aux spectacles, quand elles ne sont pas totalement absentes. Si le cinématographe est exploité à Lyon, il ne fait pas grand bruit. Soit ses promoteurs sont rares, soit ils n’ont pas d’argent à investir dans la publicité.

Ces promoteurs, quels sont-ils ? En dehors des locaux des frères Lumière ou du Progrès, le cinématographe est nomade. Il est exploité dans l’agglomération lyonnaise en deux endroits bien distincts : les salles de spectacle, qu’il s’agisse des théâtre ou, plus souvent, des salles de café-concert, et les fêtes foraines. Cette dichotomie dans les modes d’exploitation est révélatrice de la nature du cinématographe, invention non socialement codée, que l’on présente autant au public plutôt populaire des fêtes baladoires qu’à celui sans doute plus exigeant des représentations standardisées des salles de spectacle.

Les séances cinématographiques dans les salles de spectacle sont organisées par des individus, que l’on appelle tourneurs ou exhibiteurs, qui tournent de ville en ville pour présenter leur attraction. Attractions qu’ils affublent généralement de noms ronflants et le plus souvent anglicisés : Royal Biograph, Royal Cosmograph, American Vitograph etc. D’après Claude Forest, La première tournée d’un exhibiteur est celle est l’American Biograph au Casino de Paris en 1897 ¹⁰⁷ . Il semble que l’apparition des tournées cinématographiques soit bien plus tardive à Lyon ; la première attestée est celle de l’American Vitograph au Nouveau-Théâtre en avril 1901 ¹⁰⁸ . On retrouve l’année suivante le Royal Cosmograph au Casino des Arts renommé depuis peu le Casino-Kursaal, en août 1902 ¹⁰⁹ . Aucune exhibition cinématographique n’est mentionnée en 1903 mais l’on retrouve, toujours au Casino-Kursaal, les programmes de l’American Vitagraph à partir du mois d’octobre 1904 ¹¹⁰ . Dans les trois cas, les encarts publicitaires dans les journaux ne permettent pas de connaître le contenu exact des représentations mais il est certain que les projections cinématographiques ne constituent à chaque fois qu’une partie du programme, une attraction parmi d’autres. En 1904, les vues de la tournée Vitagraph au Casino-Kursaal coexistent ainsi avec « l’humoriste, les 10 nègres, l’exquise chanteuse à la guitare, l’homme aux cent têtes, les illusionnistes, et les chants tyroliens ¹¹¹ . »

Dans le courant de l’année 1903, un premier frémissement se fait sentir avec la projection hebdomadaire au Casino-Kursaal de vues cinématographiques pour les enfants les jeudis après-midi ¹¹² . Hebdomadaires, donc organisées certainement par la direction de l’établissement et non par un tourneur, elles constituent les premières séances régulières d’images animées depuis les cinématographes Lumière. Mais encore une fois, le cinématographe ne compose pas l’intégralité du programme de ces matinées enfantines où l’on retrouve d’autres attractions. Au final, le cinématographe connaît dans les salles de spectacle une diffusion ponctuelle et limitée, en tout cas dans ce que laissent percevoir les sources.

L’exploitation du cinématographe dans les fêtes foraines pose bien plus question. Dès janvier 1897, les Lumière font paraître des encarts publicitaires pour leur cinématographe dans les journaux corporatifs des forains ¹¹³ . Implicitement, cela pourrait montrer que l’offre a précédé la demande : à l’exception de Méliès qui aurait demandé aux Lumière dès le 28 décembre 1895 de lui vendre leur appareil, le cinématographe n’apparaît pas naturellement comme une attraction susceptible d’attirer le public. Ils sont néanmoins plusieurs forains à acheter la nouvelle invention. Jacques Deslandes et Jacques Richard en dénombrent neuf en 1896, dix-neuf en 1897, vingt-neuf en 1898 et quarante-sept en 1899 ¹¹⁴ . Un phénomène encore limité à l’échelle de la France, mais qui s’étend dans les premières années du siècle.

Les forains se produisent pour la plupart dans les fêtes foraines qui égrènent régulièrement le rythme des villes françaises, même si les plus importants d’entre eux peuvent se produire, comme les grands cirques, en dehors des périodes de foire. A Lyon, on compte en 1896 plus d’une trentaine de fêtes foraines différentes. Les plus longues de ces fêtes foraines, donc les plus attractives pour des forains qui, comme les exploitants du cinématographe, ne viennent pas forcément des environs, s’étalent sur seize jours. Il y en a cinq, situées dans cinq quartiers différents de la ville : Perrache, Brotteaux, Guillotière, Croix-Rousse et Vaise. Huit autres fêtes foraines durent une grosse semaine ¹¹⁵ . Les fêtes foraines occupent donc, en dehors du centre, un espace assez important dans la ville ; les cinématographes qui s’y produisent peuvent apparaître complémentaires de ceux exploités sur la rue de la République.

Malheureusement, le cinéma forain est insaisissable. Son existence ne transparaît ni dans la presse, ni dans les contrôles effectués par les pouvoirs publics, en tout cas dans ceux qui sont parvenus jusqu’à nous. Si l’enregistrement des forains par la municipalité entre 1897 et 1900 laisse apparaître quelques « fantaisies lumineuses », « panoramas » ou tableaux vivants, un seul cinématographe, celui d’une dame Billet en 1897, est réellement attesté ¹¹⁶ . Dans les autres villes françaises, on sait que huit cinématographes coexistaient à la foire de Rouen en 1902, le même nombre à celle d’Angers en 1905 ¹¹⁷ . Mais ces exemples, systématiquement repris par les historiens du cinéma, constituent peut-être des cas à part. A Rouen, le calendrier ne compte qu’une seule grande fête foraine annuelle et ne peut se comparer à celui des foires lyonnaises.

Jacques Deslandes et Jacques Richard retracent dans leur ouvrage ¹¹⁸ l’itinéraire de Jérôme Dulaar, un exploitant forain originaire de Belgique qui se lance dans l’exploitation du cinématographe dès 1897. Selon eux, Jérôme Dulaar choisit Lyon comme port d’attache dès 1899 et fait la tournée des fêtes foraines de la ville et de sa périphérie. On le retrouve effectivement à partir de 1900, sur le cours du midi ¹¹⁹ , où il est attesté jusqu’en 1905 ¹²⁰ . En 1902, une séance de patronage organisée dans sa salle laisse à penser que le banquiste est bien installé dans l’agglomération ¹²¹ . Mais c’est bien le seul exemple tangible de l’existence de l’exploitation foraine du cinématographe dans l’agglomération lyonnaise.

Quoiqu’il en soit, les représentations proposées par les forains – celles de Jérôme Dulaar durent dix-huit minutes au maximum ¹²² – sont sensiblement les mêmes que celles du cinématographe Lumière, et ne diffèrent guère des autres attractions – phonographes, photographes ou stands de « physique amusante ¹²³  » – que l’on retrouve dans les fêtes foraines lyonnaises. Le cinématographe demeure jusqu’en 1904, dans ses modes d’exploitation, une attraction technique, présentée occasionnellement en ville, et que le public vient voir à l’occasion. Lyon ne constitue pas un cas à part : dans le Vaucluse, étudié par Yves Chevaldonné ¹²⁴ , les projections cinématographiques sont sporadiques jusqu’en 1904.

Christian-Marc Bosséno se demande finalement si la présence bien moins marquée du cinématographe dans les années 1898-1904 ne vient pas du fait que le nouvel appareil est désormais « intégré à l’univers culturel des français » ¹²⁵ . La surprise passée, la nouveauté digérée, le public se détourne progressivement d’une attraction qui se répète. On peut en effet penser que l’ensemble de la population lyonnaise – non pas tous les individus, bien sûr, mais toutes les catégories de population – a pu, par l’entremise de la salle Lumière d’abord puis par les forains et les salles de spectacle ensuite, assister à la projection d’images animées. En 1904, si le cinématographe est peu présent en ville, il est certainement connu de la majorité des habitants.