2) Du cinématographe au spectacle cinématographique (1905-1909)

a) La naissance du spectacle

Le deuxième semestre 1905 constitue à Lyon une véritable rupture de la diffusion du cinématographe, non seulement par l’ampleur de sa présence dans la ville, mais aussi dans ses modes d’exploitation. C’est en effet à partir de cette période que l’on peut légitimement parler de « spectacle cinématographique », dans le sens où le public se rend aux projections non plus pour le cinématographe lui-même, mais pour le contenu du spectacle. La rupture intervient sous deux formes différentes : l’émergence d’un spectacle complet qui occupe toute une soirée, et celle de projections régulières dans des salles exclusivement consacrées aux projections cinématographiques.

Le Nouvel Alcazar, vaste salle de 3 500 places en bois située sur l’avenue de Saxe, ouverte en 1886 126 et construite à l’origine pour accueillir les cirques forains, s’est transformée en 1904 en salle de spectacles polyvalente, qui accueille aussi bien les cirques forains que les bals, concerts et toutes attractions 127 . Un modèle à vrai dire sans précédents dans l’agglomération lyonnaise. C’est dans cette salle, et ce n’est pas un hasard, que commencent, le 15 septembre 1905, les représentations cinématographiques de l’Imperator :

‘« Le grand cinématographe parlant, avec un programme monstre, comprenant plus de 30 scènes composées de plus de 100 tableaux. Tout cela […] forme le spectacle le plus merveilleux que l’on puisse voir. Ce sera pendant près de trois heures une succession de chefs d’œuvre et un enchantement des yeux. » 128

Les séances proposées par la tournée de l’Imperator sont intégralement composées de vues cinématographiques, et occupent une soirée complète. Les spectateurs qui viennent au Nouvel Alcazar viennent donc pour assister aux projections, et aux projections exclusivement. Rupture fondamentale à mon sens : le passage d’un spectacle d’un quart d’heure, que la durée assimile plus à l’attraction, à un spectacle complet occupant toute une soirée. Avec un programme de près de trois heures, le cinématographe, ou plutôt désormais le spectacle cinématographique, peut légitimement se placer au niveau des grandes salles de spectacle, qu’il s’agisse des théâtres ou des cafés-concerts. Des spectateurs sont prêts à lui consacrer toute une soirée.

Les programmes de l’Imperator, qui sont renouvelés chaque semaine, restent à l’affiche du Nouvel Alcazar durant six semaines, jusqu’au 28 octobre 129 . Un mois plus tard, une nouvelle exhibition, celle du Ciné-phono-théâtre Urania, propose plus de 300 vues cinématographiques dans la salle des Folies Bergères puis dans la salle philharmonique 130 . Les soirées cinématographiques sont désormais régulières.

La deuxième rupture dans les modes de diffusion du cinématographe est celle de la naissance de salles exclusivement consacrées aux projections cinématographiques. La première de ces salles, le cinéma Idéal, ouvre ses portes entre novembre et décembre 1905 au 83 rue de la République 131 , et propose dès lors des séances d’une demi-heure sans interruptions de 15 à 22 heures 132 , avec un renouvellement hebdomadaire des programmes. Une deuxième salle, le cinéma Bellecour, situé à quelques mètres de la précédente, ouvre à grands renforts de publicité quelques semaines plus tard, le 30 décembre 1905. Cet établissement « grandiose » puis « élégant » 133 propose à son public le même type de séances que le cinéma Idéal. Le spectacle cinématographique occupe désormais des lieux qui lui sont propres et s’établit durablement (définitivement, en fait) dans l’espace urbain. Il devient, à partir de l’hiver 1905, partie intégrante de la vie quotidienne de la ville et de ses habitants.

Cette évolution, confrontée à la diffusion des projections cinématographiques dans les autres villes françaises, suscite des commentaires. L’éclosion des salles de cinéma en France suit la même périodisation sur l’ensemble du territoire, des salles fixes apparaissant dans toutes les grandes villes du pays entre 1906 et 1908. Le décalage d’une ou deux années entre les différentes agglomérations s’expliquant généralement par leur différence d’envergure. Des salles fixes ouvrent à Bordeaux et Saint-Étienne en 1907, à Lille en 1908 134 . A Lyon, la naissance des salles de cinéma sédentaires en 1905 apparaît assez précoce, mais elle est équivalente à Marseille, par exemple 135 .

L’apparition de représentations cinématographique occupant toute une soirée est en revanche plutôt tardive dans l’agglomération lyonnaise, par rapport aux autres villes du pays. On retrouve ainsi la tournée de l’Imperator dès 1904 à Rouen 136 et celle du Royal Vio propose des séances de trois heures la même année aux habitants de Limoges 137 . A Tours, Pierre Vaccaro ne recense pas moins de onze tournées cinématographiques en 1906 138 , alors que Lyon n’en compte que six la même année. Il est possible que le décalage provienne de la plus grande proximité des villes citées avec la capitale. L’essentiel de la production est en effet concentrée à Paris et les exploitants de tournées cinématographiques, qui renouvellent chaque semaine leur programme, ont nécessairement besoin de revenir régulièrement dans la capitale pour se fournir ; six semaines de projection et six programmes différents, équivalent déjà à plus de 10 000 mètres de pellicule et plusieurs centaines de kilos.

Quoiqu’il en soit, on assiste, à Lyon comme en France, à une véritable révolution des modes d’exploitation du cinématographe dans les années 1904-1906 qui conduit à la naissance du spectacle cinématographique. Il reste à comprendre pourquoi. Car si l’on fait abstraction de leur durée, les séances proposées au public lyonnais en 1905 se démarquent peu en apparence de celles du cinématographe Lumière en 1896. C’est particulièrement vrai des courtes représentations des salles de cinéma sédentaires. Cette analogie peut facilement conduire à adopter la conclusion d’un transfert de public, des classes aisées, lassées du nouvel appareil dès 1897, vers les classes populaires, conquises par la grâce des cinématographes forains. Il n’en est rien pourtant, le spectacle de 1905 se démarque en profondeur de l’attraction des années précédentes.

L’évolution de la taille des images projetées explique en partie l’intérêt plus marqué du public. La tournée de l’Imperator au Nouvel Alcazar axe en partie sa publicité sur la taille de l’écran, qui approche les 100 m² 139 . C’est aussi un « cinématographe géant » qui est à l’œuvre, semble-t-il, dans la salle de cinéma Idéal 140 . Autre amélioration, celle de la qualité de projection. En novembre 1905, le Phono-ciné-théâtre Urania proclame : « A l’aide de 303 vues cinématographiques sans vibrations, sans oscillations et des projections polychromes, il fait faire sans fatigue au spectateur enthousiasmé un voyage autour du monde 141 . » Il est probable que les premières projections cinématographiques, y compris celles organisées par les frères Lumière ne procuraient pas un confort de vision optimal. Les nouveaux appareils assurent, c’est en tout cas ce que proclament les promoteurs du spectacle, une meilleure stabilité. On constate par ailleurs, dans la publicité du Phono-ciné-théâtre Urania, la mention de la couleur, autre facteur d’attraction.

La naissance du spectacle cinématographique est également facilitée par une innovation technologique de taille : jusqu’alors, les appareils de projection ne permettaient que 16 minutes environ de projection sans interruption. Au début de l’année 1905, la société Pathé frères met sur le marché un appareil à double bobine, qui permet des séances ininterrompues de plus d’une demi-heure 142 . Le spectacle que proposent justement les premières salles de cinéma sédentaires.

Mais le bouleversement le plus significatif est sans conteste celui de l’allongement des vues cinématographiques, qui modifie profondément le rapport du public avec les images animées. Prenons pour exemple l’évolution de la production cinématographique de la société Pathé frères :

Tableau 2. L’évolution de la production Pathé des films de fiction (1901-1908)
Métrage des films 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908
moins de 50 mètres 55 73 52 33 64 30 7 0
de 50 à 99 mètres 1 5 4 21 31 86 96 64
de 99 à 199 mètres 3 3 3 7 22 76 135 300
plus de 200 mètres 2 2 3 3 6 7 27 62
Total 61 83 62 64 123 199 265 426

Les années 1904-1905 marquent un tournant fondamental. Jusqu’en 1903, la production Pathé est essentiellement composée de vues de moins de 50 mètres, soit un peu plus de deux minutes. Les films qui dépassent cette durée ne constituent que 15 % de la production et les films de plus de cinq minutes (100 mètres) moins de 10 %. En 1904, la part des films dépassant 50 mètres augmente de manière significative, atteignant près de la moitié des films sortis des studios Pathé. Mais cette augmentation concerne avant tout les films d’une durée de deux à cinq minutes : les films de plus de 100 mètres restent denrée rare. Une nouvelle étape est franchie en 1905 : le nombre de films dépassant les cinq minutes triple et représente désormais plus de 20 % de la production Pathé.

Cette évolution est essentielle. Deux minutes laissent en effet peu de temps au spectateur pour s’immerger dans ce qu’on lui présente, et peu de temps au scénariste pour développer son histoire. Jusqu’en 1903, l’essentiel de la production cinématographique est composée de vues très simples, de situation plus que de narration. En 1904-1905, les intrigues se développent et se complexifient, devenant de fait plus attractives pour le public.

Le processus de l’allongement de la durée des films s’accélère dans les années 1906-1908. Les films de moins de 50 mètres disparaissent progressivement tandis que les films de plus de cinq minutes se multiplient et constituent finalement l’essentiel (85 %) de la production Pathé en 1908. Le nombre des « grands » films, ceux dépassant les 10 minutes de projection (200 mètres), est multiplié par neuf entre 1906 et 1908. Sur l’ensemble de la production Pathé – fictions et documentaires – Laurent le Forestier constate que la moyenne générale des films a quasiment doublé de 1905 à 1907 (de 67 à 129 mètres par film) 144 .

L’évolution de la production Pathé laisse également apparaître une augmentation impressionnante du nombre de films proposés au public. Après la période de stagnation des années 1901-1904, le nombre de films produits par Pathé double entre 1904 et 1905, puis à nouveau entre 1905 et 1907. En quatre ans, de 1904 à 1908, la production a été multipliée par six. Cette augmentation permet progressivement à la société Pathé frères de répondre à la demande des exploitations sédentaires qui renouvellent leur programme chaque semaine. L’ensemble de la production Pathé produite en 1904 ne dépassait pas quatre heures de projection (4 571 mètres); en 1906, elle avoisine les vingt heures (23 450 mètres) 145 et suffit déjà quasiment à fournir le programme d’une salle dont les séances durent une demi-heure. En 1908, la production Pathé dépasse les soixante-dix heures de projection et permet désormais à la société de remplir une année d’exploitation avec des programmes d’une heure et demie. Cette évolution est importante pour la société Pathé, qui peut se lancer dans l’exploitation en étant autonome, mais aussi pour l’ensemble de l’exploitation cinématographique, qui devient plus attractive. Le renouvellement régulier des programmes ne donne plus au spectateur, comme c’était peut-être le cas auparavant, une impression de déjà-vu lorsqu’il assiste à une séance. Sans compter que les producteurs de films – Eclipse, Aubert, Gaumont – se multiplient et accroissent eux aussi leur production. La seule société Lux passe ainsi d’une production de douze films en 1907 à 112 en 1908 146 . L’essor du spectacle cinématographique est de fait impressionnant, ce qu’illustre notamment la place que le cinéma occupe désormais au sein des sociétés Gaumont et Pathé. C’est en effet au cours des années 1906-1907 que l’activité cinématographique dans les deux firmes devient majoritaire 147 .

Notes
126.

ADR : 4 T 170 : Dossier du Nouvel Alcazar (1886-1912).

127.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du Nouvel Alcazar, lettre de l’exploitant datée du 9 juillet 1904.

128.

Le Progrès, 15 septembre 1905.

129.

Idem, 25 octobre 1905.

130.

Lyon-Républicain, 24 novembre et 11 décembre 1905.

131.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Idéal, autorisation d’exploiter datée du 25 novembre 1905.

132.

Lyon-Républicain, 6 décembre 1905.

133.

Le Progrès, 26 et 30 décembre 1905.

134.

BERNEAU Pierre, « Le cinéma des origines : les débuts du spectacle cinématographique à Bordeaux », 1895 n° 4, juin 1988, pages 67-78. ZARCH Frédéric, Catalogue des films projetés à Saint-Étienne avant la première guerre mondiale, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, 475 pages. ASSOCIATION JEAN MITRY, Le Nord et le cinéma. Contribution à l’histoire du cinéma dans le Nord/Pas-de-Calais, Lille, Le temps des cerises, 1998, page 19.

135.

OLIVO Guy, « Aux origines du spectacle cinématographique en France. Le cinéma forain : l’exemple des villes du midi méditerranéen », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, vol. XXXIII, avril-juin 1986, page 227.

136.

POUPION Olivier, Histoire du cinéma à Rouen. Les origines 1892-1919, 3 volumes polycopiés, juin 2002, 340+360+302 pages.

137.

BERNEAU Pierre et Jeanne, Le spectacle cinématographique à Limoges de 1895 à 1945. 50 ans de culture populaire, Paris, AFRHC, 1992, 200 pages.

138.

VACCARO Pierre, op. cit.

139.

Le Progrès, 15 septembre 1905.

140.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Idéal, papier en-tête de la société Trichard & Collomb, 28 mars 1906.

141.

Lyon-Républicain, 25 novembre 1905.

142.

KERMABON Jacques, Pathé, premier empire du cinéma, op. cit., page 146.

143.

D’après les listes de KERMABON Jacques, Pathé, premier empire du cinéma, op. cit., pages 441-446.

144.

LE FORESTIER Laurent, L’industrialisation du mode de production des films Pathé entre 1905 et 1908, Universté Paris III, thèse de doctorat d’études cinématographiques sous la direction de MARIE Michel, 2000, 469 pages.

145.

Idem

146.

Idem

147.

MEUSY Jean-Jacques, « Lorsque le cinématographe est devenu une industrie culturelle : le grand boom des années 1905-1908 en France », in MARSEILLE Jacques et EVENO Patrick (dir.), Histoire des industries culturelles en France XIX e -XX e siècles, op. cit., page 365.