b) L’engouement du public

Dans ses premières années d’exploitation, le spectacle cinématographique connaît un véritable succès à Lyon, mesurable tout autant dans la fréquentation que dans l’espace qu’il occupe progressivement en ville.

Tableau 3. Evolution de la place du cinéma à Lyon (1905-1908)
Nombre de salles de cinéma ouvertes au public Nombre d’exhibitions dans les salles de spectacle Nombre de mois d’exploitation correspondants
1905 2 3 6
1906 3 6 41
1907 4 7 73
1908 4 5 94

L’année 1906 confirme de fait le tournant qui s’est opéré dans les modes d’exploitation du cinématographe. La présence du spectacle cinématographique à Lyon est cette année-là quatre fois plus prégnante qu’en 1905, et cette croissance est soutenue jusqu’en 1908. Les spectateurs ont désormais le choix entre plusieurs exploitations cinématographiques. Depuis 1900 en effet, jamais plus de deux appareils de projection ne fonctionnaient simultanément dans la ville, hors les fêtes foraines. On en compte déjà quatre en janvier 1906 et le double (neuf) en janvier 1908. Sur toute l’année 1908, ce ne sont pas moins de dix-huit exploitations différentes qui ont fonctionné à Lyon. Les salles de cinéma sédentaires s’imposent progressivement dans le paysage urbain – il en naît chaque année – mais c’est la multiplication des séances cinématographiques dans les salles de spectacle qui apparaît comme le phénomène le plus visible de l’engouement du public pour le nouveau spectacle.

Les projections cinématographiques sont en effet adoptées par la plupart des grandes salles de spectacle de Lyon : les Folies Bergères (1905 et 1907), l’Olympia (tous les étés à partir de son ouverture en 1906), la Scala (pour sa réouverture en 1906-1907, à nouveau en 1909), le Casino-Kursaal (été 1907, en 1909), et l’Eldorado (1908 et 1909) 149 . Le cinéma essaime également dans les petits établissements de quartier : on retrouve au cours de l’année 1908 un cinématographe Pathé à la brasserie Dupuis, boulevard de la Croix-Rousse, et à l’Hôtel de la chanson, dans le quartier de la Guillotière 150 . Les salles municipales n’échappent pas à la règle : la salle philharmonique quai Saint-Antoine accueille un cinématographe en décembre 1905, la salle Rameau en décembre 1908 151 , et il semble, d’après son papier-en-tête, que l’American Biograph ait assuré des projections cinématographiques avant 1910 au théâtre des Célestins 152 . Le cinéma investit donc indifféremment théâtres, cafés-concerts ou salles de concert. En quatre ans, la majeure partie des lieux de spectacles de la ville ont donné des projections cinématographiques.

Le Nouvel Alcazar, dont les 3 500 places symbolisent en soi le succès massif des vues cinématographiques, constitue sans conteste la salle emblématique de la période. Après la tournée de l’Imperator en 1905, l’établissement devient en effet rapidement le relais privilégié des exhibitions. L’imperator revient au printemps 1906 puis lui succèdent les séances du Royal View et du Royal Vio à l’automne de la même année 153 . En 1907, ce ne sont pas moins de quatre tournées cinématographiques différentes qui se succèdent au Nouvel Alcazar, et les projections cinématographiques finissent par constituer la majeure partie des représentations de l’établissement.

Le succès du spectacle cinématographique est également mesurable dans la fréquentation. La première saison d’exploitation de l’Imperator au Nouvel Alcazar, à partir de septembre 1905, a réuni 53 421 personnes en six semaines, soit plus de 20 % de la fréquentation des spectacles des mois de septembre et octobre réunis 154 . En 1906, les recettes du cinéma au Nouvel Alcazar connaissent un accroissement considérable : l’exploitation du Royal View jusqu’au 15 octobre, puis du Royal Vio à partir du 23 octobre attirent, pour les mois de septembre et d’octobre, 81 132 personnes, soit une augmentation de la fréquentation de la salle pour les mois équivalents de 1905 de plus de 50 % 155 . Le cinéma se hisse au niveau des autres spectacles proposés, quand il ne les surclasse pas. Le Nouvel Alcazar concentre le tiers des entrées constatées dans l’ensemble des établissements de spectacle lyonnais en septembre 1906, et près de 20 % en octobre. La comparaison avec les autres salles de spectacle est éloquente : le meilleur mois d’exploitation au Nouvel Alcazar de l’année 1906, 48 943 personnes en septembre (soit une moyenne de plus de 1 500 personnes par jour), est bien supérieur au meilleur mois du Grand Théâtre (39 539 personnes en décembre 1906) et attire même un peu plus de spectateurs que la plus attractive des salles lyonnaises, le Casino-Kursaal, fréquentée par 45 659 personnes en janvier 1906 156 .

L’engouement du public pour les séances cinématographiques est particulièrement perceptible lorsqu’on s’intéresse à la fréquentation des autres spectacles proposés au Nouvel Alcazar. En 1908, par exemple, le Royal View fonctionne jusqu’au 25 octobre et le Royal Vio à partir du 9 décembre, laissant tout le mois de novembre sans projections cinématographiques. Or, si la fréquentation des mois d’octobre (près de 28 000 spectateurs) et de décembre (près de 21 000 spectateurs) est à peu près équivalente, le mois de novembre réunit au Nouvel Alcazar moins de 7 000 personnes avec le même nombre de représentations, soit trois à quatre fois moins que les projections cinématographiques 157 .

Il faut préciser que le spectacle cinématographique bénéficie d’une hausse générale de la fréquentation des spectacles. Celle-ci est de l’ordre de 40 % entre 1905 et 1909, plus de 600 000 entrées constatées supplémentaires. Le tout est évidemment de savoir si le cinéma ne serait pas le principal acteur de cette augmentation. Il est troublant que les seules salles de spectacle qui n’accueillent pas de projections cinématographiques stagnent (Le Grand Théâtre) ou perdent des spectateurs (le concert de l’Horloge), alors que les entrées dans les petits établissements abonnés à la taxe municipale (dans lesquels on retrouve les salles de cinéma) augmentent de 60 % entre 1905 et 1909 158 . Les chiffres de la fréquentation des salles de cinéma sédentaires demeurent malheureusement inconnus, mais le simple fait qu’une partie d’entre elles gardent leurs portes ouvertes pendant plusieurs années est un signe que le public est au rendez-vous.

Autre grande inconnue, l’influence du développement du cinéma sédentaire sur le cinéma forain. Celui-ci en effet est toujours aussi peu cité par la presse et totalement absent des préoccupations des pouvoirs publics. Que les cinémas forains continuent d’essaimer en ville, c’est un fait avéré 159 , mais il est impossible d’évaluer leur nombre et la fréquence de leurs passages.

Multiplication des projections, recettes importantes, le cinéma devient dès lors un phénomène reconnu par les édiles. Dans le bilan de la perception de la taxe sur les spectacles de l’année 1906, la municipalité lyonnaise attribue l’augmentation de la fréquentation (13 % par rapport à 1905, ce qui équivaut théoriquement à 209 680 billets vendus en plus) autant aux cirques forains qu’aux « diverses exploitations cinématographiques qui se sont développées 160  » dans la ville. Même discours pour l’année 1907, les représentations cinématographiques, dont deux ans auparavant on ne pipait mot, sont invoquées pour expliquer l’attractivité des spectacles (dont la fréquentation augmente une nouvelle fois de 16 %) 161 . En mars 1906, Edouard Herriot lui-même constate que « depuis quelques temps, les installations d’appareils cinématographiques deviennent très fréquentes à Lyon  162 », constatation qui l’entraîne à demander au service de la voirie une réglementation de leur installation. Un mois plus tard, le 25 avril, le premier texte législatif lyonnais sur le cinéma est mis en application : le nouveau spectacle fait désormais partie intégrante de la vie quotidienne de l’agglomération lyonnaise.

Notes
148.

Une salle sédentaire fonctionnant sur toute l’année équivaut à 12 mois d’exploitation.

149.

Lyon-Républicain, daté des 24 novembre 1905 & 28 mars 1907 (Folies Bergères), 22 mai 1906 et 18 mai 1909 (Olympia), 7 octobre 1909 (Scala), 6 juillet 1907 & 22 juin 1909 (Casino-Kursaal), 10 janvier 1908 & 5 janvier 1909 (Eldorado). Les séances de cinéma organisées à la Scala entre octobre 1906 et janvier 1907 sont connues grâce à la correspondance entre le propriétaire de la salle et la municipalité lyonnaise (AML : 1129 WP 016).

150.

Le Carillon lyonnais daté du 18 mars 1908 & Lyon-Républicain du 1er janvier 1908.

151.

Lyon-Républicain, 11 décembre 1905 & 30 décembre 1908.

152.

AML : 1129 WP 016 : Dossier de la Scala, lettre de Louis Froissart datée du 11 juillet 1910.

153.

Lyon-Républicain, datés des 16 mars, 14 août et 24 octobre 1906.

154.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1907 : Taxe sur les spectacles, état par mois et par établissements des recouvrements effectués pendant l’année 1905.

155.

Idem, recouvrements effectués pendant l’année 1906.

156.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1908 : Recouvrements de la taxe municipale sur les spectacles effectués pendant l’année 1906.

157.

Idem, recouvrements effectués pendant l’année 1908.

158.

Idem, recouvrements effectués en 1905 et 1909.

159.

GUAITA Micheline, op. cit., pages 133-180.

160.

AML : Documents relatifs au projet de budget de 1908 : Recouvrements effectués en 1906.

161.

Idem, recouvrements effectués en 1907.

162.

AML : 1129 WP 014 : Lettre d’Edouard Herriot au service de la voirie datée du 14 mars 1906.