c) Un engouement précaire

Si les exploitations cinématographiques se sont multipliées dans la ville, elles sont, pour la plupart, éphémères. C’est vrai, bien entendu, des exhibitions dans les salles de spectacle qui demeurent une attraction provisoire. A l’exception du Nouvel Alcazar, les grands établissements de la ville ne consacrent finalement qu’une faible partie de leur activité aux séances cinématographiques. Les tournées des exhibiteurs ne durent le plus souvent que deux à quatre semaines, et ne monopolisent jamais plus de 10 % des représentations des salles de spectacle qui les accueillent. Certaines d’entre elles se déroulent du reste pendant la période estivale, période la moins propice aux spectacles. Les mois d’été sont en effet deux à trois fois moins attractifs que les autres mois de l’année 163 . Les projections cinématographiques permettent donc de pallier au déficit de fréquentation sans réduire la programmation habituelle. Le cinéma ne s’impose pas encore comme un concurrent sérieux aux autres formes de spectacle.

En dehors des exhibitions dans les salles de spectacle, dix-neuf exploitations cinématographiques ouvrent leurs portes au public entre 1905 et 1909. Parmi celles-ci, neuf seulement ont une vocation sédentaire avérée, les dix autres ne restent ouvertes qu’un temps limité, moins de six mois pour la plupart. Il est bien sûr difficile de juger du caractère sédentaire ou nomade d’une exploitation lorsque celle-ci ne subsiste que quelques mois, quand ce n’est pas quelques jours. Une existence éphémère peut tout aussi bien caractériser une exploitation provisoire, et voulue comme telle, qu’une exploitation sédentaire qui ne serait pas rentrée dans ses frais. C’est particulièrement vrai pour un spectacle entièrement nouveau, qui cherche ses marques, et peut-être son public.

Sur les dix exploitations éphémères recensées, cinq sont des installations cinématographiques dont le spectacle est avant tout une performance technique, et dont le caractère provisoire ne fait donc aucun doute. On trouve par exemple parmi elles un cosmorama mouvant qui propose en 1908 dans le quartier des Terreaux une ascension au Mont Blanc 164 , ou le théâtre cinéma-zoologique Bidel 165 . Comme les exhibiteurs, il s’agit de forains spécialisés qui s’installent en dehors des période de fête foraine, quelques fois pour plusieurs mois afin de présenter leur attraction.

La situation des cinq autre salles éphémères est ambiguë. On trouve parmi elles un établissement exploité par la société Cinéma-monopole, qui fonctionne en plein air durant l’été 1908 puis disparaît ensuite 166 . Il est tout à fait possible qu’il s’agisse d’une exploitation proprement estivale, mais rien ne l’atteste. Le deuxième établissement est une exploitation dans le quartier des Terreaux, 17 rue Puits-Gaillot, pour laquelle est demandée une autorisation provisoire, de mars à mai 1907 167 . Mais peut-être aurait-elle continué si les recettes l’avaient permis. On trouve également deux salles ouvertes sur l’avenue de Saxe ; la première ne fonctionne vraisemblablement que du 23 mai au 4 juin : ayant ouvert sans autorisation, elle est très certainement fermée par les autorités 168 . La seconde est une salle autorisée à fonctionner mais dont rien ne dit qu’elle n’ait réellement ouvert, aucune mention dans la presse ne l’attestant 169  ; mais quoiqu’il en soit, le matériel avait été installé et la volonté d’ouvrir était bel et bien là. Enfin, le cinquième établissement est un jeu de boules, place de l’Abondance, qui accueille des projections cinématographiques durant l’été 1909 170 . Pour ces cinq exploitations cinématographiques, il est difficile de savoir si leur brève existence provient d’un choix délibéré ou du manque de spectateurs.

Quant aux neuf exploitations cinématographiques dont le caractère sédentaire est avéré, quatre d’entre elles seulement ont une durée de vie supérieure à trois ans. Les cinq autres ferment leurs portes assez rapidement. L’une, le cinéma Lafayette, fait faillite moins de deux ans après son ouverture, et connaît trois propriétaires successifs entre 1907 et 1909 171 . Une autre, le cinéma Guillotière, installé en face du Nouvel Alcazar, disparaît lorsque reprennent les projections cinématographiques dans la vaste salle de spectacle 172 . Les autres – l’Eden-Salon et l’Univers-cinéma dans le centre de la ville, et le cinéma du Parc, aux Brotteaux 173 – ferment leurs portes sans que l’on puisse en déterminer la cause.

Certains établissements consacrés à l’origine exclusivement aux séances cinématographiques diversifient leur activité, comme si le cinéma ne suffisait plus à attirer le public. C’est le cas du cinéma Lafayette, établi définitivement en 1908, qui réouvre moins d’un an plus tard avec des représentations de théâtre et de cinéma-concert 174 . C’est également le cas du cinéma du Parc, dont l’exploitant demande l’autorisation d’intégrer des intermèdes de chant aux séances six mois après son ouverture 175 . Le spectacle cinématographique cherche son public et n’apparaît pas encore profondément enraciné dans la société urbaine. Lyon n’est pas un cas à part : l’instabilité des établissements et des raisons sociales caractérise également les premiers pas du spectacle cinématographique en Suisse 176 .

Il faut néanmoins faire la part de la récession générale qui touche les milieux cinématographiques européens dans les années 1908-1909 177 , période durant laquelle disparaissent la plupart des exploitations lyonnaises ouvertes entre 1907 et 1908. A Lyon, le spectacle cinématographique est à son apogée en janvier 1908 – date à laquelle neuf exploitations coexistent en ville – puis décline peu à peu entre 1908 et 1909. En décembre de cette année là, on ne compte plus que quatre exploitations cinématographiques à Lyon. La fréquentation des séances cinématographiques données au Nouvel Alcazar entre 1907 et 1909 est à l’avenant : l’établissement ne connaît plus les niveaux de fréquentation enregistrés à l’automne 1906 et perd des spectateurs entre 1908 et 1909 alors même que les projections cinématographiques sont plus nombreuses 178 . Mais quatre des cinq salles de cinéma ouvertes en 1905 et 1906 le sont toujours à l’orée des années 1910, signe que l’engouement du public pour le spectacle cinématographique n’était pas un effet de mode.

Notes
163.

D’après les relevés mensuels de la taxe municipale sur les spectacles (AML : Documents relatifs aux projets de budget : recouvrements effectués entre 1902 et 1913).

164.

Lyon-Républicain, 26 janvier 1908.

165.

Idem, 7 octobre 1908.

166.

Idem, 18 juin 1908.

167.

AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Splendor, lettre de Bertucat à la municipalité, 13 mars 1907.

168.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinématographe Morin, 295 avenue de Saxe.

169.

Idem: Dossier du cinématographe Morand, 243 avenue de Saxe.

170.

Lyon-Républicain, 9 juin 1909.

171.

AML : 1121 WP 007 : Dossier du cinéma Lafayette, 54 cours Lafayette, et ADR : 6 up/1 2589 : Faillite de Louis Meunier, exploitant un cinématographe au 54 cours Lafayette, déclaration du 15 octobre 1909.

172.

Le Progrès, 25 janvier et 31 mars 1906.

173.

L’existence de l’Eden-salon et du cinéma du Parc est attesté par le contrôle de la municipalité lyonnaise (AML : 1121 WP 003 & 005) ; celui de l’Univers-cinéma par sa mention dans l’indicateur lyonnais Henri entre 1908 et 1910 et par le journal Lyon-Républicain, daté du 4 mars 1909.

174.

AML : 1121 WP 007 : Dossier du cinéma Lafayette. 

175.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma du Parc.

176.

HAVER Gianni et JACQUES Pierre-Emmanuel, Le spectacle cinématographique en Suisse (1895-1945), Lausanne, Editions Antipodes, 2003, page 27.

177.

En France, voir Meusy Jean-Jacques, Paris-palaces..., op. cit., page 240 et, pour l’Italie, Bernardini Aldo, Cinéma Muto Italiano, Tome II : Industria & organizzazione dello spettacolo 1905-1909, Rome/Bari, Laterza, 1981, 272 pages.

178.

AML : Documents relatifs aux projet de budget, recouvrements de la taxe municipale sur les spectacles effectués entre 1907 et 1909.