3) Le cinéma conquérant (1910 – 1914)

a) La multiplication des salles de cinéma

En décembre 1909, la société Cinéma-monopole, concessionnaire de Pathé, installe une salle de cinéma de près de 600 places sur la rive gauche du Rhône 179 . Après plus d’une année sans fondation d’établissements cinématographiques, cette ouverture marque les débuts d’une vague de création impressionnante. En 1910, pas moins de neuf exploitations cinématographiques sont ouvertes au public ; elles ne sont que trois en 1911 mais à nouveau dix en 1912, autant en 1913 et onze en 1914. La place occupée par le cinéma s’est considérablement modifiée en moins de cinq années.

Tableau 4. Evolution du nombre de salles de cinéma à Lyon entre 1909 et 1914
  Nombre de salles
Décembre 1909 5
Décembre 1910 10
Décembre 1911 13
Décembre 1912 22
Décembre 1913 29
Juillet 1914 39

Le nombre de salles de cinéma a doublé entre 1909 et 1910, à nouveau entre 1910 et 1912 et une nouvelle fois entre 1912 et 1914. La diffusion du spectacle cinématographique en salle est donc non seulement impressionnante par son ampleur (en cinq ans, le parc a octuplé) mais aussi par sa régularité : la courbe des créations est continue sur les cinq années de la période. La multiplication des établissements cinématographiques est exactement équivalente à Marseille, qui passe de quatre salles en 1909 à trente-deux en 1914 180 .

En revanche, ces chiffres révèlent une disparité intéressante avec la situation de l’exploitation parisienne : en 1910, plus de la moitié des salles que compte la capitale à la veille de la guerre est déjà ouverte 181 . La raison provient peut-être simplement de la différence d’ampleur entre les deux agglomérations, mais on note aussi une différence dans la diffusion des salles. A la différence de Paris, où les années 1905-1908 ont été caractérisées par l’ouverture simultanée de salles sur les grands boulevards mais aussi dans les quartiers plus populaires, l’exploitation lyonnaise est resté jusqu’en 1909 majoritairement concentrée au centre-ville. La fondation du cinéma Moncey par la société Cinéma-monopole marque tout autant une rupture dans la chronologie de la diffusion (reprise des créations) que dans sa nature (ouverture d’une salle de cinéma en dehors du centre-ville). Les nouvelles salles de cinéma sont en effet implantées aussi bien dans le centre de la ville que dans les quartiers périphériques et la banlieue lyonnaise. Trois salles ouvrent ainsi leurs portes dans la commune de Villeurbanne entre 1912 et 1914.

L’essor du cinéma s’explique peut-être en partie par un mouvement de sédentarisation qui voit se substituer aux exploitations foraines et aux exhibitions dans les salles de spectacle des établissements exclusivement consacrés aux projections cinématographiques. En 1907, la société Pathé frères décide de remplacer progressivement la vente de sa production par un système de location, qui oblige les exploitants à renouveler leur programme et habitue le public à la nouveauté. Les autres sociétés de production continuent de vendre leurs films jusqu’aux années 1910-1912 182 mais finissent par adopter elles-mêmes le principe de location, condamnant à terme les exploitations foraines. On peut donc penser que les salles de cinéma sédentaires ne font que remplacer les cinémas des fêtes foraines : l’exemple du forain Jérôme Dulaar, qui ouvre deux salles de cinéma en 1912, semble le démontrer. Mais en l’absence de données sur le cinéma forain avant 1910, il est difficile de juger de la validité et de l’ampleur du phénomène. Sans compter que de multiples autres raisons, au premier rang desquelles l’augmentation et la diversité de la production cinématographique proposée au public, suffisent amplement à expliquer l’important développement du cinéma.

Quoiqu’il en soit, le spectacle cinématographique occupe désormais une place prépondérante en ville, que manifeste l’existence de trois salles de cinéma situées les unes à côté des autres sur la rue de la République. Le cinéma devient également un spectacle de masse régulier. Si l’on veut bien excepter le Nouvel Alcazar, qui n’était pas un lieu de projections cinématographiques exclusif , la plus grande salle de cinéma des années 1905-1909 ne contenait que 400 places. Or, les années 1910-1914 voient l’apparition de véritables palaces qui font jeu égal avec les grandes salles de spectacle de la ville. La transformation de la Scala (1 200 places) en cinéma en septembre 1910 et l’ouverture du cinéma Royal en 1912 (plus de 800 places) en sont les deux meilleurs exemples. En juillet 1914, pas moins de sept établissements cinématographiques dépassent les 500 places. Au total, les salles de cinéma représentent près de 15 000 places en 1914, soit une place pour 30 habitants environ.

A la multiplication des salles répond l’engouement du public. Une salle symbolise à elle seule la croissance vertigineuse du cinéma : le cinéma de la Scala, salle de café-concert transformé en cinéma en 1910.

Tableau 5. Evolution de l'activité de la salle de la Scala (1909-1913)
  Nombre de spectateurs Recette Bénéfices
1909 96 272 - -
1910 120 336 - -
1911 194 608 142 516 29 326
1912 336 724 266 341 101 827
1913 431 505 349 528 118 898

Le cinéma surclasse très rapidement l’activité café-concert à la Scala, attirant 25 % de spectateurs en plus dès sa première année d’exploitation, et faisant doubler la fréquentation dès la deuxième année. Le mouvement s’amplifie les années suivantes : entre 1911 et 1913, le nombre de spectateurs augmente de 220 %, les recettes de 245 % et les bénéfices quadruplent.

En 1912, la Scala distance déjà largement la fréquentation des théâtres municipaux et dépasse légèrement celle du Casino-Kursaal (336 724 spectateurs contre 326 338 au Casino) devenant ainsi la salle de spectacle la plus attractive de la ville. Evolution confirmée l’année suivante : la Scala compte alors très exactement 100 000 spectateurs de plus que la prestigieuse salle de café-concert et concentre à elle seule 16 % de la fréquentation constatée par la mairie dans les principales salles de spectacle 184 .

Le cinéma a de fait pris une place importante dans le paysage culturel lyonnais. En 1912, les salles de projections cinématographiques représentent déjà plus du quart (27 %) de la fréquentation des spectacles constatée par la municipalité 185 . Or, d’après Claude Forest, les recettes des cinémas ne constituent à Paris qu’1/5ème des recettes des théâtres en 1914 186 . A Lyon, la fréquentation des établissements cinématographiques correspond dès 1912 à plus du quart des recettes de l’ensemble des spectacles. La différence s’explique : les cinémas pratiquent des tarifs globalement bien moins élevés que les autres lieux de spectacles. Cela est d’ailleurs perceptible dans l’évolution de la fréquentation et des recettes des salles de spectacle. De 1902 à 1913, les recettes et le nombre de spectateurs augmentent au diapason de 56 % (respectivement 56,22 % et 56,6 %) 187 , mais avec un décalage chronologique significatif. De 1902 à 1911, les recettes des salles augmentent de 39 % et la fréquentation de 28 % seulement. De 1911 à 1913, les proportions sont inversées : les recettes augmentent de 12 % et la fréquentation de 22 %. L’augmentation entre 1911 et 1913 correspond à l’essor des salles de cinéma.

Si le cinéma s’est considérablement développé entre 1910 et 1914, il n’est toutefois pas certain que la première guerre mondiale ait brutalement interrompu un spectacle en plein essor. Il semble en effet que les premiers mois de 1914 marquent un ralentissement des recettes des salles de cinéma, en tout cas celles du centre de la ville, les seules dont les chiffres soient connus. Il est bien sûr très difficile de se prononcer, puisque les onze nouvelles salles qui ouvrent leurs portes entre janvier et juillet 1914 modifient le paysage de l’exploitation cinématographique et constituent une nouvelle concurrence. Mais si l’on reprend l’exemple de la Scala, on constate que les multiples ouvertures aux portes de l’établissement – notamment celle du cinéma Royal en octobre 1912 – n’ont infléchi ni la courbe des recettes ni celle du nombre de spectateurs en 1913. Or, après trois années de croissance vertigineuse, les recettes de la Scala marquent le pas au premier semestre 1914 188 . Au cinéma Royal, le bilan au 30 juin 1914 laisse apparaître une baisse de plus de 10 % du produit des entrées par rapport à l’année précédente 189 . Il est donc possible que la croissance du cinéma soit terminée lorsque la France rentre en guerre. C’est du moins l’avis du journal Cinéjournal qui, dans article du 27 juin 1914, constate une « chute incroyable des recettes » des cinémas lyonnais, qu’il attribue tout autant à la multiplication des établissements cinématographiques qu’à l’exposition universelle qui vient d’ouvrir ses portes. 190

Il reste que les établissements cinématographiques ouverts entre 1910 et 1914 apparaissent bien plus solides que dans les années 1905-1909. Des quarante-trois exploitations ouvertes au public, une dizaine seulement a une existence éphémère. Près de 80 % des exploitations cinématographiques restent ouvertes plus de trois années. En fait, le paysage de l’exploitation cinématographique lyonnaise est fixé pour de nombreuses années : 60 % des exploitations existant en juin 1914 existent toujours en 1929, et le parc de salles de cinéma à la veille de l’avènement du cinéma parlant est composé à 60 % d’exploitations créées avant la guerre.

Notes
179.

Lyon-Républicain, 24 décembre 1909.

180.

OLIVO Guy, « Aux origines... », op. cit., page 227.

181.

Meusy Jean-Jacques, Paris-palaces... , op.cit., pages 276-277.

182.

La firme Eclair interrompt par exemple la vente de ses films en 1912. Cf.Meusy Jean-Jacques, « Palaces et boui-bouis : état de l’exploitation parisienne à la veille de la première guerre mondiale », L’année 1913 en France, 1895 n° hors série, octobre 1993, page 92.

183.

Les chiffres de la fréquentation sont connus grâce à la perception de la taxe municipale sur les spectacles (AML : Documents relatifs aux projets de budget de la ville : années 1911-1915) et ceux des recettes et des bénéfices par les enquêtes des inspecteurs des contributions directes lors de la perception de la taxe sur les bénéfices de guerre (ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart).

184.

AML : Documents relatifs aux projet de budget : recouvrements effectués en 1912 et 1913.

185.

D’après la comparaison entre les recettes des salles de cinéma en 1912 (AML : 1111 WP 020 : note de la mairie sur le produit de la taxe sur les spectacles, 6 octobre 1913.) et le montant général du produit de la taxe sur les spectacles la même année.

186.

FOREST Claude, op. cit., page 31.

187.

D’après la comparaison entre les revenus de la taxe sur les spectacles (AML : Documents relatifs aux projets de budget.) et ceux du droit des pauvres (AML : Bulletin municipal officiel, recettes du bureau de bienfaisance).

188.

184 005,80 francs de recettes pour les six premiers mois de 1914 contre 184 507,40 pour les six premiers mois de 1913 (ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, recettes constatées à la Scala par le bureau de bienfaisance entre 1911 et 1916).

189.

De 181 924,55 francs au 30 juin 1913 à 158 899,10 francs au 30 juin 1914. (ADR : P 158 : Dossier du Royal-cinéma, bilans financiers des saisons 1912-1913 et 1913-1914).

190.

Cinéjournal, « La taxe municipale à Lyon », 27 juin 1914.