b) Le cinéma se superpose aux autres spectacles

On trouve à la veille de la guerre plus de salles de cinéma (trente-neuf) que de salles de théâtre et de café-concert réunis (une trentaine environ). L’essor du cinéma correspond en effet à un éclatement de l’offre de spectacle en ville : les petits établissements contrôlés par la municipalité ou abonnés à la taxe municipale ne constituaient en 1902 que 16 % de la fréquentation constatée par la mairie ; en 1914, ils représentent 34 % de la fréquentation 191 . Le spectacle cinématographique s’installe parfois en lieu et place de lieux de sociabilité ou de lieux de spectacle. C’était déjà le cas entre 1905 et 1909 : le premier établissement cinématographique, le cinéma Idéal, s’est ainsi implanté dans le local d’un petit théâtre Guignol 192 . Mais le phénomène est assez limité durant cette période puisque le nombre de salles de cinéma est lui-même restreint. Entre 1910 et 1914, en revanche, de multiples lieux fréquentés par le public disparaissent au profit du cinéma. Il s’agit principalement de cafés et de restaurants, comme la brasserie Servoz rue de la République, qui devient le cinéma Majestic en 1914 193 . Ces transformations sont parfois présentées comme inéluctable. Ainsi, « on apprend que la brasserie Fritz subit la loi inexorable du progrès et va se transformer en cinéma 194  ». Bien entendu, la marche du progrès entraîne certains regrets, notamment de la part des catégories conservatrices bien représentées par l’hebdomadaire Le 7 ème jour :

‘« Cependant les entrepreneurs de cinéma font fortune : l’un d’eux, arrivé à Lyon en sabots, l’an dernier, vient de réaliser son affaire et d’acheter argent comptant l’un des plus célèbres restaurants de notre ville : on y mangera désormais de la cuisine milanaise, ces spaghettis et des macaronis qui filment du parmesan» 195

Une diatribe qui vise certainement Joseph Rousset, sujet italien qui a repris le restaurant de la Gaule, 17 rue Puits-Gaillot, en 1912. Le conservatisme s’allie à l’exacerbation de la xénophobie, motivée par la présence de quelques noms italiens parmi les promoteurs du nouveau spectacle.

Les oppositions s’expriment surtout vis à vis du théâtre et du café-concert, pour lesquels le cinéma apparaît comme un ennemi dangereux. Le journal le 7 ème jour exprime ses craintes dans une veine sarcastique en annonçant « la transformation du Conservatoire National de Musique en Ecole Pratique d’opérateurs cinématographiques, le Grand Théâtre sur le point de se vendre à la firme Saumon, les Célestins à la firme Rathé 196  » Qu’en est-il exactement ? A Lyon, trois établissements de spectacle ont effectivement disparu, remplacés par le cinéma : une grande salle de café-concert, la Scala, en 1910 et deux petits théâtres, celui du père Coquillat dans les pentes de la Croix-Rousse et le théâtre des Folies dramatiques dans le quartier des Brotteaux, en 1913. Ces trois salles ne constituent en fait qu’une faible minorité de l’ensemble des établissements de spectacle de la ville. En outre, deux de ces salles sont de petits établissements de quartier, dont une, le théâtre des Folies dramatiques, n’a été créée qu’en 1909 197 . Le cas de la Scala est aussi à tempérer : fermée entre 1902 et 1906 par mesure d’hygiène et de sécurité 198 , elle n’a depuis sa réouverture jamais retrouvé un niveau de fréquentation équivalent (170 000 spectateurs en 1901-1902, 100 000 en 1908, 90 000 en 1909) 199 . Le spectacle cinématographique a investi un établissement plutôt moribond qui, peut-être, aurait fini par fermer ses portes.

De fait, le cinéma et les autres spectacles coexistent plutôt bien. C’est du moins ce que laissent apparaître les rapports entre Edouard Rasimi, le directeur du Casino-Kursaal, et Louis Froissart, l’exploitant du cinéma de la Scala, deux établissements qui sont à peu de choses près l’un en face de l’autre. Les deux entrepreneurs de spectacle s’accordent en effet sur le partage des activités : la Scala s’engage à ne jamais donner de séance de music-hall et le Casino-Kursaal à ne pas se transformer en salle de cinéma 200 . Signe que les deux spectacle ne sont pas nécessairement concurrents , mais plutôt complémentaires. Le cinéma, d’ailleurs, coexiste avec une autre activité dans trois nouvelles salles ouvertes entre 1910 et 1913 : concerts et cinéma à la Gaieté-Gambetta, théâtre et cinéma au Fémina et café-concert et cinéma au Casino de Villeurbanne 201 .

La meilleure preuve de l’absence de concurrence du cinéma sur les autres spectacles se trouve dans l’analyse des chiffres de la fréquentation, connus grâce à la perception de la taxe municipale sur les spectacles. En 1912, celle-ci a rapporté la somme de 63 435,70 francs 202 . Cette année-là, le montant de la perception de la taxe municipale sur l’ensemble des spectacles est de 231 689,55 francs. Les autres spectacles ont donc rapporté un peu plus de 168 000 francs à la municipalité, soit à très peu de choses près le niveau des recettes des années 1902-1905, avant l’apparition du cinéma (175 000 francs en 1902, 153 000 francs en 1905) 203 . Il n’y a donc pas eu de recul des recettes du théâtre ou de celles du café-concert entre 1902 et 1913. Les théâtres municipaux se maintiennent à niveau, tout comme le Casino-Kursaal (310 000 spectateurs en 1902, 330 000 en 1913) malgré la concurrence directe de huit salles de cinéma situées à moins de cinq minutes à pied.

Deux hypothèses sont alors envisageables : le cinéma a attiré une clientèle qui jusque là ne se rendait pas dans des salles susceptibles d’être contrôlées par la mairie ; l’augmentation des recettes des spectacles provenant alors d’une démocratisation de l’accès aux spectacles. Deuxième hypothèse : le cinéma est apparu dans un contexte de hausse générale du pouvoir d’achat 204 et d’augmentation du poste loisir, et le public qui se rendait au théâtre et dans les salles de café-concert continue à le faire tout en allant au cinéma. Au vu de la profonde diversité des exploitations cinématographiques, les deux hypothèses sont également envisageables.

Quoiqu’il en soit, aller au cinéma devient réellement une pratique de masse à partir des années 1910-1914 dans l’agglomération lyonnaise. La rapidité impressionnante avec laquelle le spectacle cinématographique a conquis les foules urbaines s’explique en grande partie par son adaptation aux différentes catégories de la population urbaine. Spectacle caméléon, le cinéma est en effet partout chez lui.

Notes
191.

AML : Documents relatifs au projet de budget, recouvrements de la taxe municipale sur les spectacles effectués en 1904 et 1915.

192.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Idéal, lettre de Durand, datée de 1902.

193.

ADR : 6 up 1/259 : Formation de la société Boulin & Servoz datée du 7 janvier 1914.

194.

Lyon-Républicain, 15 octobre 1913

195.

Le 7 ème jour, 23 février 1913

196.

Idem, 6 avril 1913.

197.

Lyon-Républicain, daté du 17 septembre 1909.

198.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, lettre d’Edouard Rasimi datée du 19 décembre 1914.

199.

AML : Documents relatifs aux projets de budget : recouvrements effectués entre 1901 et 1909.

200.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, lettre d’Edouard Rasimi, datée du 19 décembre 1914.

201.

Voir, pour la Gaieté-Gambetta et le Femina, les programmes insérés dans Le Progrès, datés des 5 avril, 17 juin et 8 octobre 1913. Pour le Casino de Villeurbanne, VIDELIER Philippe, Cinépolis, Villeurbanne, Editions La passe du vent, 2003, page 32.

202.

AML : 1111 WP 020 : Note de la mairie, février 1913.

203.

AML : Documents relatifs aux projets de budget : recouvrements effectués entre 1902 et 1915.

204.

DEWERPE Alain, Le monde du travail en France, 1800-1950, Paris, Armand Colin collection Cursus, 1998, 170 pages.