a) « Le spectacle familial par excellence 205  »

L’une des caractéristiques du cinéma est d’attirer tous les âges, et notamment les enfants. Ces derniers, en effet, n’étaient guère favorisés par la nature des spectacles proposés au public lyonnais avant l’avènement des images animées. Mais se soucie-t-on déjà des enfants dans les milieux du spectacle ? Les théâtres, bien entendu, leur sont ouverts, mais les pièces qui y sont jouées ne sont guère adaptées au jeune public, à l’exception toutefois – mais ils sont rares – de certains théâtres Guignol. Le café-concert, quant à lui, où l’on peut boire et fumer, vise exclusivement un public adulte. On le juge du reste peu fréquentable, sinon naturellement immoral :

‘« La clientèle féminine des premières galeries du Casino [de Lyon] se compose principalement de demi-mondaines dont les principales jouissent, paraît-il, de la gratuité de l’entrée. […] la présence de femmes de mœurs légères n’est pas chose nouvelle, mais la fermeture de la Scala et la transformation de l’Eldorado en théâtre a entraîné une agglomération de femmes au Casino 206  » ’

En clair, les salles de café-concert attirent une clientèle jugée douteuse par la bonne société, alors que les théâtre repoussent cette clientèle. Il n’est pas certain que le lien entre café-concert et mœurs légères soit dans la réalité aussi établi qu’on le dit, mais cette idée est sans doute répandue parmi la population et influe donc sur la fréquentation de ce spectacle. La description ici du Casino de Lyon, pourtant la plus luxueuse et la plus grande salle de café-concert de la région, exclut d’emblée les enfants de l’établissement, et peut-être même les épouses.

Le spectacle cinématographique apparaît en revanche particulièrement attractif pour les familles. Sans même parler du contenu des films, l’absence d’artistes évoluant in vivo joue à plein sur la représentation du spectacle, que cela soit celle des pouvoirs publics (pas de contrôles à effectuer) ou du public (pas de risques de dérapages verbaux). Pour peu que l’on fasse confiance au directeur de l’établissement, les images animées, et figées, sont rassurantes. D’autant plus que les films eux-mêmes ne défrayent quasiment jamais la chronique, du moins jusqu’en 1914 ; c’est en tout cas ce qui apparaît lorsqu’on se penche sur la question de la censure.

Au début du siècle, il existait encore une commission nationale de censure chargée des spectacles, mais son rôle purement décoratif a décidé de sa suppression en 1906 207 . A partir de cette date, seuls les maires, en vertu de la loi de 1884, ont le pouvoir d’autoriser ou non une représentation. Or, la municipalité lyonnaise n’intervient à aucun moment pour interdire un film jugé immoral. Les deux seules enquêtes réalisées à Lyon sur la moralité d’un film l’ont été par un seul individu, le commissaire de police du quartier de la Bourse, de sa propre initiative semble-t-il. Lorsque le cinéma Bellecour programme en juillet 1911 le film danois L’abîme ou la chute d’une femme, le commissaire, inquiété par le titre très évocateur de l’œuvre, se rend à la projection :

‘« La dite pièce comprend une idylle des plus pure, un enlèvement, des scènes de café-concert, la chute de l’héroïne et un meurtre. Le sujet, traité dans le genre dramatique moderne français, ne comprend pas de décolleté, ni rien d’immoral. Ce spectacle est plutôt pénible à voir qu’intéressant. Il n’a donné lieu à aucune protestation de la part des nombreuses personnes qui y assistaient 208 . »’

Finalement, à l’exception du titre, le film n’a rien de sulfureux. Quelques semaines plus tard, Alexandre Rota, le propriétaire du cinéma Modern’, se dit attaqué par un journal « plus papaliste que le pape » lorsqu’il programme La traite des blanches 209 . Cette fois, l’inquiétude provoquée par le titre vient d’une organisation privée, peut-être l’une des ligues de moralité publique. A Lyon, celles-ci se sont fédérées en 1910 et constituent un important groupe de pression 210 . La polémique causée par La Traite des blanches a peut-être déterminé le commissaire du quartier de la Bourse à visionner le film, mais celui-ci estime finalement que le titre n’a pas grand chose à voir avec le film et n’y voit rien qui puisse attenter aux bonnes mœurs 211 . Jusqu’en 1914, aucun film de fiction n’est interdit à Lyon. A l’échelle nationale, quelques voix se font entendre pour fustiger – déjà – la mauvaise influence du cinéma, notamment sur le jeune public 212 , mais elles sont isolées. L’archevêché de Lyon fonde bien une ligue de la préservation de l’enfant contre l’image obscène en 1911 213 , mais il n’est pas avéré que le cinéma soit le principal visé.

Les représentations cinématographiques sont donc susceptibles d’attirer un public familial et bon enfant. Les exploitants ne s’y trompent d’ailleurs pas et vantent dans les colonnes de la presse la nature familiale de leur spectacle. Le cinéma Pathé-Grolée proclame, en 1908, que « son programme, choisi pour les familles, est toujours attrayant. Le côté instructif ne le cède en rien à la partie gaie et les scènes poétiques ou les féeries sont toujours exquises. 214  » Le cinéma de la Scala se présente avant tout comme un « théâtre de famille 215  » Il s’agit évidemment de rassurer et d’attirer la clientèle, mais ces assertions, lorsque l’on s’intéresse au détail des programmes, ne semblent pas usurpées.

La nature familiale du cinéma transparaît surtout vis-à-vis des enfants. Les promoteurs du cinéma mettent en effet rapidement en place des politiques d’exploitation tournées vers le jeune public. Dans la plupart des salles de cinéma, les enfants ne payent qu’un tarif réduit 216 , et sont parfois accueillis gratuitement ; c’est le cas, les jeudis, dans les cinémas Modern et Idéal 217 . Les enfants doivent bien entendu être accompagnés : l’entrée gratuite est un moyen pour les exploitants de faire venir les parents et de multiplier ainsi les entrées. Tous les moyens sont bons, en fait, pour attirer les enfants, et avec eux la famille, au cinéma. Les cinémas Bellecour et Eden-salon offrent à la sortie de la projection un chocolat et une brioche 218 et le cinéma Royal organise, le 1er janvier 1913, un arbre de noël avec une distribution de cadeaux pour les enfants 219 .

Les efforts des exploitants portent aussi sur la programmation. En 1908, le Royal Vio annonce ainsi un programme « surtout composé en vue des vacances scolaires 220  », et donc directement tourné vers le jeune public. A partir de 1911, le Pathé-Grolée met en place des matinées enfantines spécifiques (cf. infra, page 126). C’est aussi le cas du cinéma Royal en 1912 221 . Une partie de la production cinématographique semble en effet particulièrement bien adaptée pour les enfants : les « féeries », les contes qui, tel Cendrillon 222 , sont mis en scène ou même les multiples documentaires qui ne sont pas sans rapports avec les programmes scolaires. Mais il s’agit surtout des scènes comiques, sujet incontournable des séances cinématographiques ; chez Pathé, par exemple, les vues comiques représentent plus du tiers de la production en 1908 223 . Gribouille, Léonce, Calino, Toto, Prince, nombreux sont les personnages comiques qui reviennent périodiquement sur les écrans lyonnais ; deux d’entre eux, Gavroche et Bébé, sont d’ailleurs des enfants.

Il ne faut pas croire pour autant que les enfants constituent la majorité du public des projections cinématographiques, comme certains journalistes de l’époque le décrivent 224 . De nombreux films (actualités, scènes dramatiques) sont plus proches des préoccupations spécifiques des adultes.

Notes
205.

D’après J. Laurens, dans un article de Phono-Ciné-Gazette du 1er septembre 1906, cité par ABEL Richard, « The "blank screen of reception" in Early French Cinema », Iris, vol.11, page 31.

206.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, rapport du commissaire de quartier daté du 24 octobre 1902.

207.

Léglise Paul, Histoire de la politique du cinéma français, Tome 1 : La III ème République, Paris, Editions Pierre Lherminier, 1969, page 27.

208.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Bellecour, lettre du commissaire de police du quartier de la Bourse, datée du 6 juillet 1911.

209.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, lettre de l’exploitant datée du 22 juillet 1911.

210.

ARIES Paul, « Visions policières du cinéma : La Ligue, le Maire et le Préfet. La censure locale pendant l’entre-deux guerres », 1895, n° 16, juin 1994, page 87.

211.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, lettre du commissaire de police du quartier de la Bourse à la municipalité, datée du 23 juillet 1911.

212.

ABEL Richard, « The "blank screen of reception"... », op. cit., page 32.

213.

Cinéjournal n° 149, 1er juillet 1911.

214.

Lyon Républicain, 12 avril 1908.

215.

Idem, 7 février 1911.

216.

C’est le cas, par exemple, aux représentations du Royal Vio (Lyon-Républicain, 24 janvier 1909) ou au cinéma Moncey (Idem, 14 janvier 1910).

217.

Lyon-Républicain, 19 novembre et 12 décembre1908.

218.

Le Progrès, 5 novembre 1908.

219.

Lyon-Républicain, 1er janvier 1913.

220.

Lyon-Républicain, 1er janvier 1908.

221.

Idem, 24 octobre 1912.

222.

Idem, 1er janvier 1908.

223.

LE FORESTIER Laurent, L’industrialisation…, op. cit., page 413.

224.

RESTOUEIX Jean-Philippe, « Le public dans la presse professionnelle des années 1908-1914 », Vertigo n° 10, 1993, page 26.