c) Les actualités

Dès les débuts du cinématographe, les vues d’actualités occupent une place prépondérante dans les programmes répondant ainsi au développement de la presse de masse depuis les années 1860. Celle-ci atteint son apogée dans les années 1900 : quatre journaux nationaux sont alors tirés à plus d’un million d’exemplaires 237 . A Lyon même, Le Progrès passe de 2 000 à 200 000 exemplaires entre 1880 et 1900 238 . La société dans son ensemble se reconnaît pleinement dans les actualités qui, immédiates ou récentes, sont aussi un spectacle. Dans les foires et les fêtes foraines, l’engouement est général pour les panoramas représentant des évènements d’actualité: en 1894, par exemple, une « exposition historique et mécanique » met en scène l’assassin du président Sadi Carnot 239 .

Le programme le plus attractif de la salle Lumière en 1897, alors que l’effet de surprise est déjà passé, est celui consacré à la visite du Président de la République Félix Faure en Russie pour le couronnement du Tsar 240 . Les entrées du mois d’octobre 1897 marquent alors une remontée dans une période de décroissance continue. L’intérêt pour les spectateurs est double : voir évoluer des personnalités qu’ils n’ont pas l’occasion de rencontrer, et avoir un compte-rendu visuel de ce qu’ils ont pu lire dans la presse.

Le développement des actualités ne se dément plus et reste l’un des sujets les plus attractifs du cinéma. Au début, les évènements sont reconstitués, avec une fidélité aléatoire 241 . En 1906, Pathé, et ses concurrents à sa suite, décide de mettre en place un service de prises de vues réelles des évènements, en tout cas ceux que l’on peut prévoir. Le succès est tel qu’un journal hebdomadaire, le Pathé Faits divers, est créé en mars 1909 242 . Il est mentionné à Lyon dans la salle du Pathé-Grolée à partir de l’automne de la même année sous le nom, déjà, de Pathé Journal : « Ce journal cinématographique donne en scènes animées, d’une réalité absolue, les évènements les plus sensationnels du monde entier 243  » Les autres salles ne sont pas en reste et donnent elles aussi régulièrement des vues d’actualités. En consultant les programmes, on a même parfois l’impression – lors d’un évènement spectaculaire, notamment – que les salles de cinéma sont avant tout des salles d’actualités. La seule insertion publicitaire dans la presse sur toute l’année 1909 du cinéma Idéal annonce par exemple « toutes les actualités » et aucun titre de film 244 .

A partir de 1910, les principales salles de cinéma ont leur journal cinématographique hebdomadaire : le Pathé Journal au Grolée et au cinéma des Terreaux, l’Eclair Journal aux cinémas Palace et Bellecour, le journal du Biograph à la Scala 245 . Au cinéma Royal, on annonce jusqu’à 1 000 mètres d’actualités (cinquante minutes environ) en 1913 246 . Les salles rivalisent également sur la rapidité à obtenir des images d’un fait. D’année en année, l’écart entre l’évènement et sa couverture par le cinéma se réduit. En 1909, les images du tremblement de terre de Sicile sont projetées à Lyon douze jours après les évènements 247 . Un an plus tard, il ne faut plus qu’une semaine aux Lyonnais pour découvrir les images de Paris inondé 248 . Le cinéma de la Scala, en 1911, réalise un véritable tour de force en programmant une vue des funérailles du général Brun le lendemain de leur déroulement. Deux jours plus tard, l’établissement s’enorgueillit d’ailleurs du « record de vitesse » réalisé 249 , qui ne sera dépassé que par la projection d’une vue d’actualité locale, les funérailles du cardinal Coullié, projetée le soir même de leur déroulement au cinéma d’Alexandre Rota 250 .

L’attractivité des actualités cinématographiques est perceptible dans la place qu’elles occupent dans les programmes des cinémas lyonnais. Mais quelle actualité est ainsi mise en images ? Il n’est en fait guère possible de répondre à cette question : les programmes insérés dans la presse lyonnaise ne donnent pas systématiquement, loin de là, le détail des actualités projetées. En revanche, la présence d’évènements dans les encarts publicitaires insérés par les exploitants est significative : elle dévoile en partie quels sont les thèmes d’actualité traités par le cinéma susceptibles d’attirer le public.

Entre 1906 et 1913, trente évènements sont mis en avant dans les programmes des cinémas lyonnais. Plus de la moitié (dix-sept) ont trait à des catastrophes humaines ou naturelles. Les catastrophes humaines sont les plus nombreuses (douze évènements) et mettent systématiquement en scène, à l’exception de la catastrophe de la mine de Courrières, les moyens de transport modernes : dirigeables (l’explosion du République en 1909), chemins de fer (la catastrophe de Melun en 1913) ou navires (l’accident du Liberté, à Toulon, en 1911) 251 . Il arrive parfois que l’on programme une catastrophe sans que le public ne sache dans quel lieu elle s’est produite. Tel est le cas de la « rencontre authentique entre 2 locomotives lancées à 180 km/h qui se fracassent devant deux appareils cinématographiques », que l’on retrouve à l’affiche de deux salles différentes en 1911 252 . L’important, semble-t-il, n’est pas l’information en soi mais l’aspect visuellement spectaculaire de l’information. Il en va de même des catastrophes naturelles (cinq évènements) qui, hasards de l’actualité, concernent principalement l’Italie : éruptions du Vésuve en 1906 et 1910, tremblements de terre en Sicile en 1906 et 1908 253 . Mais les cinémas lyonnais font aussi une large place aux inondations de Paris en 1910, inondations qui ont l’avantage certain de procurer des images inattendues et pour le moins spectaculaires. Le succès est d’ailleurs au rendez-vous puisque l’une des salles « pour satisfaire de nombreuses demandes » repasse le mois suivant les vues de la capitale sous l’eau 254 . Les cinémas, comme la presse du reste, font parfois preuve de sensationnalisme, au sens propre du terme, dans le traitement de l’actualité. Le 14 janvier 1910, le Royal Vio annonce un programme « auquel la direction a ajouté un supplément sensationnel 255  », une vue de Messine après le tremblement de terre (qui a fait 200 000 morts).

En dehors des catastrophes, les vues les plus nombreuses concernent les personnalités, politiques ou non, de France et de l’étranger (huit évènements). Les informations n’ont rien de polémique, bien au contraire : en France, les seuls politiques concernés sont les présidents de la République, personnages consensuels et en retrait du jeu politique selon le fonctionnement tacite de la IIIème République. Les cinémas lyonnais programment des vues de l’élection de Fallières en 1906, et de celle de Poincaré en 1913 256 . A l’échelle internationale, ce sont les grands de ce monde qui apparaissent sur l’écran, lors d’évènements généralement convenus : visites officielles, couronnements, funérailles. Les funérailles sont les vues qui reviennent le plus souvent car à celles des dirigeants se superposent celles des victimes des catastrophes ; qui sont nombreuses, on l’a vu.

Les autres évènements traités par le cinéma touchent à la force militaire, les guerres surtout. Entre novembre et décembre 1912, de nombreuses vues relatent la guerre des Balkans aux spectateurs lyonnais 257 . Enfin, deux évènements spécifiquement français font l’affiche des salles : la capture de Bonnot et de sa bande en 1912 et, étonnamment, une grève des cheminots en 1910 258 . Cette dernière constitue la seule actualité véritablement sociale exploitée par le cinéma.

Comme on peut le constater, les évènements traités par le cinéma sont à la fois consensuels et spectaculaires. Les actualités cinématographiques n’inventent rien, mais elles contribuent à la diffusion d’une culture visuelle, et soulignent certains évènements qui, par conséquent, sont plus fermement ancrés sans doute dans la mémoire collective. D’autant plus que les actualités bénéficient d’une diffusion de masse. Le tremblement de terre de Sicile et Calabre, par exemple, occupe une place dans toutes les salles qui insèrent leur programme dans la Presse. Même chose pour les inondations de Paris, qui occupent une place prépondérante dans les programmes de quatre des six exploitations cinématographiques existant alors à Lyon. Du 4 au 11 février 1910, l’essentiel de la publicité des salles de cinéma est en fait consacré aux crues de la Seine, les autres films restant dans l’ombre.

Le point d’orgue de ce phénomène est la diffusion dans les salles de cinéma de la capture de la bande à Bonnot entre avril et juin 1913. Ce feuilleton, qui occupe une place de premier plan dans la presse écrite, est amplement repris sur les écrans lyonnais. Sur les cinq à six cinémas qui produisent leur programme dans la Presse, quatre axent leur publicité sur l’arrestation de Bonnot et ses complices, en reprenant parfois, comme au cinéma d’Alexandre Rota, des vues plus anciennes sans doute, sur les « exploits » des bandits 259 . D’avril à juin 1913, les programmes des cinémas insérés dans Lyon-Républicain concernent en fait exclusivement l’histoire et la capture de la bande à Bonnot, à tel point qu’Edouard Herriot décide, devant le déferlement d’images, de prendre un arrêté pour empêcher les salles de cinéma de « reproduire les agissements criminels 260  ». C’est de toute évidence parce que plusieurs salles et non une seule ont consacré à cette actualité une place importante : selon Edouard Herriot, qui s’exprime quatre ans plus tard, les Lyonnais étaient « littéralement infestés de représentations des fameux exploits de la bande Bonnot 261  ». Le cinéma inquiète, non pas encore pour le contenu des œuvres de fiction, comme cela peut être le cas pour le théâtre ou le café-concert, mais pour la simple représentation visuelle de l’actualité.

Notes
237.

KALIFA Dominique, La culture de masse en France..., op. cit., pages 10-11.

238.

JAMPY Marc, « Création d’une presse de loisirs par des pionniers de la classe moyenne, Lyon 1870-1914 », Cahiers d’Histoire, tome 46, 1er trimestre 2001, page 63.

239.

Deslandes Jacques et Richard Jacques, op. cit.

240.

GUAITA Micheline, op. cit. page 67.

241.

Voir par exemple le San-Francisco de Thomas Edison, sur le tremblement de terre de 1906, qui n’a même pas dû tromper les enfants.

242.

BAJ Jeannine et LENK Sabine, « "Le premier journal vivant de l’univers ! " Le Pathé-journal, 1909-1913 » in MARIE Michel et LE FORESTIER Laurent [dir.], La firme Pathé frères, op. cit., page 265.

243.

Lyon-Républicain, 24 octobre 1909. La première mention du Pathé Journal apparaît à Lyon le 18 septembre 1909 dans le même journal, et donc bien avant la date observée à Paris (cf. BAJ Jeannine et LENK Sabine, op. cit., page 265).

244.

Lyon-Républicain, 10 septembre 1909.

245.

Idem, des 13 janvier 1911 (Scala), 19 octobre 1913 (Palace), 13 mars 1914 (Bellecour) et 15 mai 1914 (Terreaux).

246.

Idem, 21 février 1913.

247.

Lyon-Républicain, 10 janvier 1909.

248.

Idem, 4 février 1910.

249.

Idem, 2 mars 1911.

250.

Le Courrier cinématographique, n°41, 5 octobre 1912.

251.

Lyon-Républicain, des 3 octobre 1909, 7 novembre 1913 et 28 septembre 1911.

252.

Idem, 5 et 6 novembre 1911.

253.

Le Progrès, 9 janvier et 22 avril 1906 ; Lyon-Républicain, 10 janvier 1909 et 17 avril 1910.

254.

Lyon-Républicain, 6 mars 1910.

255.

Idem, 14 janvier 1909.

256.

Le Progrès, 6 février 1906 ; Lyon-Républicain, 19 janvier 1913.

257.

Lyon-Républicain, 6 novembre et 6 décembre 1912.

258.

Idem, 22 octobre 1910.

259.

Lyon-Républicain, 30 avril et 12 mai 1912.

260.

AML : 1143 WP 032 : Arrêté municipal du 14 juin 1912.

261.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil municipal du 1er mai 1916.