d) Les documentaires

Entre 1905 et 1914, quasiment tous les programmes des exploitations cinématographiques comportent une ou plusieurs vues instructives que l’on qualifie parfois d’« intéressantes 262  ». La place des documentaires dans les programmes de cinéma, comme les actualités, répond au penchant de la société de la Belle époque à mettre en scène la réalité quotidienne. Mais, par ailleurs, elle n’est pas sans liens avec les programmes scolaires. Lorsque le spectacle cinématographique trouve ses marques, l’Ecole de la République fonctionne en effet depuis plus d’une génération. La majorité de la population a acquis des bases en Histoire, en Géographie ou en Sciences naturelles ; elle est donc susceptible de s’intéresser à ces thèmes. On est plus facilement attiré par ce que l’on connaît. Or, les sujets des vues documentaires recoupent largement ceux développés dans les manuels scolaires.

Le thème le plus récurrent est la géographie ; les vues géographiques, ou panoramas, sont nombreuses et constituent encore plus de la moitié de l’encyclopédie Gaumont (629 titres sur 1184) dans les années 1920 263 . Un des principaux attraits du cinéma est d’abolir les distances et de montrer au public ce qu’il ne peut, pour son immense majorité, pas voir. Les Lumière l’avaient bien compris, eux qui envoyèrent aux quatre coins du monde leurs opérateurs pour présenter leur invention et ramener des images de tous les pays.

Les documentaires géographiques projetés dans les exploitations cinématographiques lyonnaises recouvrent la diversité de la planète : Chutes d’eau en Ecosse, Les bords du Gange, De Gibraltar à Algésiras, Bruges et ses canaux, etc. 264 . On exhibe les paysages mais aussi les hommes : Mœurs caucasiennes, Cavaliers arabes, Mœurs et coutumes en Tunisie 265 , etc. ; certaines de ces vues, telle la Construction d’un chemin de fer par des nègres 266 , fleurent bon le paternalisme colonial, sinon le racisme. On trouve également de nombreux documentaires sur la France métropolitaine, de En Savoie aux Environs de Belfort, en passant là aussi par les particularismes régionaux (Course de Taureaux à Nîmes 267 ).

Sur ce sujet seulement, il est aisé de voir que le cinéma ne fait qu’adapter des stéréotypes sans doute déjà bien ancrés dans les mentalités ; plus qu’un véritable témoignage, sans doute demande-t-on aux opérateurs de ramener des lieux où on les a envoyé des vues strictement reconnaissables et donc d’aller filmer avant tout les aspects les plus pittoresques, les plus connus peut-être, des régions ou des pays étrangers. Des cartes postales animées, en quelque sorte 268 .

En dehors des vues géographiques, il faut faire une place aux reconstitutions historiques, qui ne sont pas à proprement parler des documentaires, mais qui répondent eux aussi aux programmes scolaires et à la culture historique générale des Français. De nombreux films mettent en scène des épisodes classiques de l’Histoire de France, sans autre souci semble-t-il que d’animer les images d’Epinal des manuels scolaires. De Vercingétorix à Napoléon 269 (le plus fréquemment utilisé), les écrans lyonnais regorgent de scènes historiques. L’Histoire-spectacle n’est pas une invention du cinématographe : les personnalités historiques constituent, depuis 1900 déjà, une véritable attraction au musée Grévin 270 .

Même les sciences naturelles ont leur place – plus restreinte il est vrai – au cinéma. Au Pathé-Grolée, par exemple, on donne en juin 1910 le film Les microbes de la fièvre récurrente, qui est ainsi présenté :

‘« La maison Pathé frères a cinématographié récemment des expériences faites sur des singes et ce film permet de suivre l’évolution des spirochètes, microbes. Cette nouveauté, d’un puissant intérêt scientifique passera tous les jours 271  »’

Les exploitants axent en partie leur publicité sur le caractère instructif du spectacle qu’ils promeuvent, affirmant ainsi son utilité, pour les enfants comme pour les adultes. Le programme du cinéma Bellecour, en 1914, proclame encore que « Le cinéma instruit en s’amusant 272  »

Les autres thèmes traités par les documentaires sont plus éloignés des bases de la scolarisation, mais on pourrait les rapprocher de la leçon de choses, tant les sujets sont variés. Trois thèmes sortent du lot. Le premier regroupe les documentaires industriels, ces vues qui expliquent le fonctionnement d’une usine ou d’un métier. Entre janvier et avril 1908, que cela soit au cinéma Pathé-Grolée ou aux séances Royal Vio, les spectateurs lyonnais sont initiés successivement à l’industrie du marbre, de la bouteille, des chapeaux de paille, de la brique et du pétrole 273 . Autre thème récurrent, le sport. Ce dernier, dans sa forme organisée, s’est imposé au sein de la société française ces vingt dernières années 274 , et remplit désormais les pages des quotidiens locaux. Dans les films montrés au public lyonnais, on retrouve la prédilection du cinéma pour les moyens de transports modernes (et rapides) ; la course de canots automobiles de Monaco revient ainsi toutes les années sur les écrans lyonnais, mais ce sont surtout les meetings d’aviation qui tiennent le haut du pavé. A partir de 1911, la boxe fait son apparition dans les programmes insérés dans la Presse, et dès le 2 avril circule à Lyon un programme de 2000 mètres représentant l’intégralité du combat Johnson/Jeffries 275 . Enfin, la représentation de l’armée – thème déjà prépondérant dans le catalogue Lumière 276 – constitue le 3ème des sujets les plus représentés dans les programmes. Les vues exposent la diversité des manœuvres militaires, françaises comme étrangères, et correspondent bel et bien au militarisme de la société de l’époque. C’est un fait, le spectacle cinématographique montre ce que le public connaît déjà mais apprécie sans doute de voir en images.

Notes
262.

Voir par exemple le programme du Cinéma-Montchat du 25 juin 1911 (AML : 1121 WP 005).

263.

DELMEULLE Frédéric, Contribution à l’histoire du cinéma documentaire en France : le cas de l’Encyclopédie Gaumont (1909-1929), Université Paris III, Thèse de doctorat d’études cinématograhiques sous la direction de MARIE Michel, 1999, page 141.

264.

Lyon-Républicain des 1er janvier 1908, 11 septembre 1909 et des 5 janvier et 22 février 1912.

265.

Idem, 21 février et 3 avril 1909, 4 mai 1914.

266.

Idem, 31 janvier 1909.

267.

Idem, 14 mars 1909, 30 décembre 1913 et 7 février 1909.

268.

RIPERT Aline, La carte postale : son histoire, sa fonction sociale, Lyon, PUL, 1983, 194 pages.

269.

Lyon-Républicain, 17 janvier et 6 juin 1909.

270.

SCHWARTZ Vanessa, Spectacular realities, Early mass-culture in Fin-de-siècle Paris, Berkeley, University of California Press, 1998, 230 pages.

271.

Lyon-Républicain, 18 juin 1910.

272.

AML : 5 Fi 023: Programme du cinéma Bellecour du 1er mars 1914.

273.

Lyon-Républicain, datés des 1er et 3 janvier, 1er février, 2 et 19 avril 1908.

274.

DIETSCHY Paul et CLASTRES Patrick, Sport, société et culture en France du XIXe siècle à nos jours, Paris, Hachette, collection Carré Histoire, 2006, 254 pages.

275.

Le Progrès, 2 avril 1911.

276.

Gerstenkorn Jacques : « Le mécano du « Général » : Les pré-montages du catalogue Lumière », in L’aventure du Cinématographe, Actes du Congrès mondial Lumière, Lyon, ALéAS/Université Lyon II, 1999, page 310.