e) Des programmes fédérateurs

Après ce tour d’horizon des mille et une facettes qui valent au cinéma à coup sûr les honneurs des gazettes, il faut souligner un point important : actualités, documentaires, comiques et films à trucs sont programmés ensemble lors des représentations cinématographiques. Le cinéma à ses débuts est en effet synonyme de composition hétéroclite. L’hebdomadaire lyonnais le 7ème jour comporte ainsi une rubrique « cinématographe 277  », sans rapport aucun avec le cinéma, mais qui regroupe des brèves diverses. Il faut dire que les exploitants composent leurs programmes de façon à attirer le maximum de monde. Il suffit pour cela de varier les sujets. Les encarts publicitaires des cinémas font bien entendu une large place à la diversité des programmes ; le 10 décembre 1908, la tournée du Royal Vio au Nouvel Alcazar présente ainsi son programme de la semaine :

‘« Ses séances sont remarquablement attrayantes autant pour les esprits curieux et cultivés que pour ceux qui s’arrêtent aux choses plus superficielles : les personnes d’âge mûr à qui plaisent les tableaux de voyages ou de vues industrielles, scientifiques, d’actualité, mais aussi les enfants qui s’en donnent à cœur joie devant des numéros amusants et drolistiques, y trouvent un égal intérêt.  278 »’

La variété des sujets présentés au public caractérise principalement les années 1905-1908, période à laquelle les films de fiction ne dépassent généralement pas les 15 minutes. Il est nécessaire de reproduire l’intégralité d’un programme de cette époque, pour avoir une idée nette de ce que les spectateurs trouvaient alors au cinéma :

‘« Si le chemin de fer rapproche les distances , que dire du cinématographe ? Assister aux mille péripéties d’une chasse à la baleine sur les côtes d’Islande, se retrouver quelques secondes après sur les rapides de la rivière Ozu […] saluer l’île de Corse et juger du farouche sentiment de l’honneur de ses habitants par l’implacable châtiment d’un père , voir Naples (et ne pas en mourir !), Venise , ses palais, ses canaux, ses inoubliables fêtes de gondoles fleuries, saisir l’occasion d’un raid d’officiers de l’école de cavalerie de Pignerol, arriver à temps pour le grand cortège carnavalesque du mardi gras à Nice […] et descendre du train de Vevey à l’heure où commence l’éblouissante fête décennale des vignerons […] Ajoutez qu’entre-temps vous avez vu mer et marins, que le clown Footit vous aura montré ses dernières créations, que vous aurez été témoin d’un attentat anarchiste, que vous aurez partagé la douleur d’une pauvre mère devant le cadavre de son enfant, apprécié le résultat des théories sur l’émancipation de la femme, jugé la souplesse d’un candidat en tournée électorale, pouffé de rire devant les incidents d’une promenade d’une famille à bicyclette, et dites promptement s’il n’a pas de lieu de se croire le jouet d’un rêve abracadabrant. Et bien non c’est la réalité ! 279 »’

Les thématiques on le voit, sont multiples. On retrouve de nombreux panoramas géographiques, des vues exotiques, des documentaires sur l’armée ou des corps de métier, des mélodrames et des vues comiques. Il est notable que certains films de fiction recoupent des thèmes d’actualité (émancipation des femmes, attentat anarchiste). Le spectacle cinématographique a de fait plus à voir avec la grande presse de masse qui s’est développée dans les années 1860-1880 qu’avec le théâtre ou la littérature. La composition des programmes obéit souvent en effet aux mêmes règles que les grands quotidiens, centrés sur l’actualité mais multipliant les rubriques spécialisées 280 .

Richard Abel rapproche également le cinéma du développement des grands magasins, qui proposent à leurs clients une infinie variété de produits. Selon lui, la nouvelle activité que constitue le shopping – en tout cas pour les catégories les plus aisées – trouve son équivalent dans le coup d’œil que l’on jette à la diversité des images proposées par le cinéma 281 .

Le long-métrage va bien sûr bouleverser la donne, mais à la veille de la guerre, le spectacle cinématographique est toujours caractérisé par la diversité. Si, dans les programmes insérés dans la presse, les grandes salles axent désormais leur publicité autour d’un seul titre de film, les séances ainsi présentées sont assez loin de la réalité du spectacle. Le programme de la Scala du 1er au 7 décembre 1913 282 est centré autour du film La gardienne du feu. Mais les séances sont en fait composées de trois parties regroupant onze films différents. Le film principal est au cœur de la 2ème partie, mais il ne l’occupe pas toute. Sur les onze films, on retrouve un documentaire, trois comiques (Bout de zan, Onésime et Léonce), les actualités (« au jour le jour »), les filmparlants Gaumont et quatre petits films de fiction. Le cinéma constitue donc toujours, en 1913, un spectacle profondément varié.

Notes
277.

Le 7 ème jour n° 4, 10 novembre 1912.

278.

Lyon-Républicain, 10 décembre 1908.

279.

Le Progrès, 28 octobre 1906. Les phrases en italique correspondent aux titres des vues projetées durant la séance.

280.

Voir la publicité de l’Eclair-journal en 1891, citée par KALIFA Dominique, La Culture de masse en Franceop. cit., page 90.

281.

ABEL Richard, « The "blank screen of reception" ... », op. cit., page 34.

282.

INSTITUT LUMIERE : Programme du cinéma de la Scala daté du 1er décembre 1913.