2) Le Cinéma à tous les étages

a) Un spectacle accessible à tous (ou presque)

Une précision s’impose lorsqu’on se penche sur la question du prix des places : toute activité tarifée implique nécessairement une hiérarchie des individus selon leurs moyens financiers, toute activité tarifée est nécessairement inégale. D’une part, un loisir – même bon marché – sera toujours plus accessible à un avocat qu’à un manœuvre, ce qui peut jouer sur la fréquence de la pratique ; un contremaître qui gagne 300 francs par mois est susceptible de se rendre trois fois plus au cinéma que l’ouvrier qui n’en gagne que 100. D’autre part, il existe toujours au sein des sociétés urbaines une population pour qui un sou est un sou, et qui n’ont tout simplement pas les moyens d’aller au cinéma. En 1909, Justin Godart relève qu’au Mont de piété de Lyon, une partie des prêts consentis porte sur des sommes très modestes de l’ordre de trois ou quatre francs 283 , soit l’équivalent de dix places de cinéma environ. Difficile alors d’imaginer les personnes concernées aller dépenser au spectacle le 10ème de leur emprunt pour lequel, peut-être, ils ont engagé leur matelas, c’est-à-dire leur vie.

Maintenant, si l’on compare les tarifs des établissements cinématographiques avec ceux des autres salles de spectacle, le caractère bon marché du cinéma saute aux yeux :

Tableau 6. Tarifs des salles de spectacle lyonnaises (en francs) en 1910-1914
Salle Nature du spectacle Quartier Tarif plancher Tarif plafond
Grand Théâtre Théâtre Terreaux 0,60 24
Eldorado Théâtre Guillotière 0,75 3
Horloge Concerts Brotteaux 1 3,50
Casino Café-concert Bellecour 1,50 4,50
Pathé-Grolée Cinéma Bellecour 0,75 2,50
Scala Cinéma Bellecour 0,40 1,50
Bellecour Cinéma Bellecour 0,40 1,30

De par sa politique d’exploitation, sur laquelle je reviendrai au chapitre suivant, le Pathé-Grolée, seul établissement à faire jeu égal avec une partie des salles de spectacle, constitue une exception parmi les salles de cinéma. Mais même cette salle est deux fois moins chère que le Casino-Kursaal. Les écarts sont encore plus prononcés entre la plus grande salle de café-concert et la principale salle de cinéma de la ville, la Scala. Avec le théâtre municipal, les écarts sont moins marqués (50 % d’écart tout de même). Le cinéma est moins cher car la logistique y est bien plus simple : le prix de vente puis de location des films est bien moindre que le salaire d’une troupe et la fabrication de décors.

Son caractère bon marché n’empêche pas le cinéma d’attirer aussi les catégories plus aisées. La Scala et le Pathé-Grolée ont ainsi un éventail de tarif aussi large – une différence de un à trois entre tarif plancher et tarif plafond – que les grandes salles de spectacle, hors le Grand Théâtre.

Accessible par ses tarifs, le cinéma l’est tout autant par ses horaires. Les salles de théâtre et de café-concert n’assurent en effet, à l’exception du dimanche, que des représentations en soirée. Les premières salles de cinéma sont ouvertes toute la journée, de 14 heures à 22 heures sans interruption, et peuvent donc accueillir un public bien plus large. Avec l’allongement des séances et l’abandon par certaines salles du spectacle permanent, la représentation de l’après-midi reste quotidienne. Car le nombre de représentations n’influe que très peu sur les charges, contrairement évidemment aux spectacles vivants où il faut rétribuer acteurs et machinistes.

Notes
283.

Godart Justin, Travailleurs et métiers lyonnais, Lyon, Cumin et Masson, 1909, page 341.

284.

Annuaire du Tout-Lyon, années 1911 et 1914, et INSTITUT LUMIERE : Programme du cinéma Grolée daté du 19 août 1910.