b) L’adoption unanime de la société

Unanime ? On a longtemps limité le public des premières années du cinéma – hors l’année 1896 - aux seules classes populaires 285 , partant du principe que les élites s’étaient détournées très vite d’un spectacle jugé enfantin, sinon vulgaire. De nombreux historiens n’ont admis l’existence d’un public aisé (ou bourgeois) qu’à l’ouverture des grands palaces des boulevards parisiens, voire à l’avènement du cinéma parlant 286 . Cette théorie s’appuie sur une identification du cinéma des premières années au seul cinéma forain, laissant dans l’ombre les exhibitions régulières organisées dans les grandes salles de spectacle, théâtres compris.

Avec une vision presque marxiste de l’offre de spectacle, certains contemporains et les historiens à leur suite ont alors distingué le cinéma populaire d’un théâtre élitiste, l’épithète « théâtre du pauvre » pour caractériser le cinéma en constituant le symbole. Pourtant, si des résistances se sont exprimées contre le spectacle cinématographique, elles relèvent bien moins d’une catégorie sociale clairement définie que d’une catégorie culturelle. La nouvelle invention, et le spectacle à sa suite, n’ont pas encore eu le temps d’acquérir une connotation sociale. La présence des plans et des tarifs des salles de cinéma de la Scala et du Royal dans L’Annuaire du Tout-Lyon 287 prouve que le spectacle cinématographique a su se faire une place parmi les loisirs des élites. Et le fait que deux salles de cinéma aient cru bon de se dénommer « cinéma populaire 288  » montre que la chose n’allait pas de soi.

En revanche, innovation technologique avant tout et symbole par excellence de la modernité en ce début de XXe siècle, le cinéma pouvait heurter une partie de la population, celle hostile aux changements de quelque nature que ce soit. Or, le conservatisme se rencontre dans toutes les couches de la société. Le cinéma pouvait donc tout aussi bien être boudé par des membres de la bourgeoisie que par des ouvriers.

Je n’ai malheureusement aucun réel exemple pour étayer mon propos, puisque à l’exception des intellectuels, tous ceux qui ne se sont pas rendus au cinéma sont restés dans l’ombre. De fait, lorsque l’on réalise une enquête sur une pratique culturelle, il est compréhensible de laisser de côté l’absence de pratique. Micheline Guaita, par exemple, dans son impressionnant travail sur le public lyonnais n’a pas interrogé ceux qui, justement, ne sont jamais allé au cinéma.

Les seuls qui se soient réellement exprimés sur le spectacle cinématographique sont donc les intellectuels. Or, ceux-ci avaient sans conteste de bonnes raisons pour s’en prendre au cinéma. Le nouveau spectacle est, rappelons-le, une affaire avant tout industrielle et commerciale, et c’est ainsi que certains le voient. Le cinéma constitue également un outil de vulgarisation qui, dès ses premières années d’existence, présente aux spectateurs des adaptations des grands classiques de la littérature ou du théâtre. Comme le cinéma est muet dans son ensemble, et que les films durent rarement plus d’une heure, on peut facilement crier à l’hérésie. Qu’ont du donc penser les inconditionnels de Shakespeare du film Othello 289 , muet bien sûr et d’une durée ne dépassant pas les 30 minutes, qui est sorti à Lyon en 1909 ? Le journal théâtral le 7ème jour s’en prend lui à l’utilisation de la musique dans les salles obscures, et fustige par exemple la cohabitation de Beethoven et de Massenet lors de la projection du film Quo Vadis au cinéma Royal 290 . Selon Sarah Bernhardt, qui en fait pourtant le panégyrique, le cinéma « ne demande au spectateur aucun effort d’intelligence 291 . »

Mais tous les intellectuels ne sont pas hostiles au cinéma. Dès 1908, la maison Pathé produit régulièrement des films « d’Art » avec les principaux sociétaires de la comédie française, qui se prêtent avec bonne grâce à l’adaptation muette de plusieurs pièces de leur répertoire. Pour L’Assassinat du duc de Guise, Camille Saint-Saëns écrit lui-même la partition de la musique accompagnant le film. Et ce n’est qu’en 1910, alors que le spectacle en soi n’existe que depuis cinq ou six ans que Canudo revendique le statut d’Art (le septième) pour le cinéma. Si l’opposition au cinéma existe, elle est loin d’être unanime. Elle est en fait essentiellement individuelle.

De fait, le cinéma est adopté par la plupart des acteurs de la société urbaine, les associations notamment. Les patronages laïcs et scolaires, par exemple, organisent régulièrement des projections cinématographiques dans les années 1900, avec des appareils parfois prêtés par la maison Lumière. On retrouve ainsi en 1909 un concert-bal-tombola agrémenté de vues cinématographiques à la salle Etienne-Dolet 292 et un cinématographe dans le groupe scolaire Morel pour les festivités du 14 juillet 293 . A l’échelle nationale, on parle déjà d’une application du cinématographe à l’enseignement dans les colonnes des journaux corporatifs. Edmond Benoit-Lévy organise une conférence sur le sujet dès le mois d’octobre 1907 294 .

De multiples associations utilisent en fait le nouveau spectacle. En 1907, le comité des Pierres plantées organise à la Croix-Rousse deux séances de cinéma en plein air les 14 et 15 juillet, qui auraient réuni 10 000 personnes 295 . Dans la ville de Pierre-Bénite, les premières projections cinématographiques sont organisées dans la maison du peuple, siège des associations de la commune 296 . Les conférences illustrées, antialcooliques notamment, se multiplient dans la ville. Celle organisée le 7 juin 1913 par un groupe anarchiste se clôt sur une séance cinématographique montrant les dangers et les conséquences de l’alcoolisme 297 .

Les catholiques ne sont pas en reste. S’il n’existe aucune trace de projections données dans les églises ou les bâtiments paroissiaux, la première agence de location de films attestée à Lyon est celle de l’Etoile, qui loue vues fixes comme vues animées, et qui est dirigé par un abbé 298 .

Le cinéma, longtemps resté un spectacle invité, est également adopté par l’ensemble des lieux de spectacle et de sociabilité de la ville. On le retrouve dans les théâtres comme dans les salles de café-concert, dans les restaurants comme dans les grandes brasseries, mais aussi dans des lieux plus informels comme les cafés ou les jeux de boules. Enfin, le cinéma s’invite à demeure. Pathé lance en 1912 un appareil de salon, le Pathé-Kok 299 , qu’utilise par exemple un cafetier lyonnais pour donner des séances gratuites de cinéma dans son établissement. Dès 1913, une publicité dans le Tout-Lyon vante les mérites du « Cinéma chez soi » 300 . De fait, il n’est pas de lieu où l’on ne retrouve un appareil cinématographique. Le cinéma a conquis la ville.

En moins de dix années, le spectacle cinématographique a acquis une place de choix dans l’agglomération lyonnaise. A la veille de la première guerre mondiale, les salles de projections cinématographiques couvrent l’essentiel de l’espace urbain et le cinéma constitue plus du quart des recettes des spectacles lyonnais. Aller au cinéma constitue alors déjà une pratique de masse.

Ce succès est dû en grande partie à la perméabilité du nouveau spectacle aux thèmes fédérateurs, mais également au fait que le cinéma s’adapte à toutes les catégories de la société urbaine. En raison même de cette capacité d’adaptation, le spectacle cinématographique n’est pas un spectacle uniforme. Il se développe en fait en fonction des divisions de l’espace urbain, ne proposant pas nécessairement la même qualité de spectacle à l’ensemble des habitants.

Notes
285.

BOSSENO Christian–Marc, « La place du spectateur », op. cit. pages 148-149.

286.

CRUBELLIER Maurice, Histoire culturelle de la France..., op. cit., pages 252-253.

287.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1914.

288.

Lyon-Républicain, datés des 4 mars 1909 et 5 avril 1912.

289.

Lyon-Républicain, 12 décembre 1909.

290.

Le 7ème jour, 10 mai 1914.

291.

Interview de Sarah Bernhardt, dans Lyon Théâtral et littéraire n° 29, 18 avril 1914.

292.

ADR : 4 T 123 : Programme du 2 mai 1909.

293.

AML : 1140 WP 049 : Fêtes du 14 juillet, correspondance de la mairie.

294.

Phono-Ciné-Gazette n°86, 15 octobre 1907.

295.

AML : 1140 WP 059 : Lettre du comité des Pierres plantées datée du 18 juillet 1907.

296.

PITIOT Louis, Pierre-Bénite sur-Rhône, Pierre-Bénite, 1978, page 185.

297.

ADR : 4 M 234 : Rapport du 7 juin 1913.

298.

Indicateur commercial Henry, années 1907-1911.

299.

Kermabon Jacques (dir.), Pathé, premier empire du cinéma, op. cit., page 149.

300.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1913.