1) Le cinéma : un commerce comme un autre

a) Une législation peu exigeante

L’industrie cinématographique, dans ses vingt premières années, est totalement absente des préoccupations de la République. Nulle législation nationale, qu’il s’agisse du spectacle ou des salles, aucune mention du cinéma dans les débats à la Chambre. Jusqu’en 1914, le développement du spectacle cinématographique ne dépend que du seul pouvoir du maire, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi du 5 avril 1884.

A l’échelle du pays, il semble que le premier texte législatif spécifique au cinéma soit le règlement municipal de la ville de Paris du 1er septembre 1898 qui fixe les règles de sécurité pour les exploitants de cinématographe, suite à l’incendie du Bazar de la charité 304 . Il n’en existe pas d’équivalent à Lyon avant le mois d’avril 1906, malgré la présence attestée de salles de cinéma sédentaires depuis le mois d’octobre 1905. Bien plus, il n’existe aucun contrôle des cinémas forains, qu’il s’agisse de ceux qui évoluent dans les fêtes foraines, attestés à Lyon depuis 1900 au moins, ou ceux qui s’installent provisoirement dans les grandes salles de spectacle, phénomène attesté à Lyon depuis 1901 et qui se généralise à partir de septembre 1905. Il faut donc croire, à moins de spéculer sur l’aveuglement des édiles lyonnais, qu’il n’existe pas réellement de psychose de l’incendie liée au cinématographe, et que l’incendie du bazar de la Charité n’a eu de répercussions qu’à Paris.

Avant la mise en place d’une législation spécifique en 1906, les exploitations cinématographiques qui ouvrent leurs portes sont soumises aux règles qui régissent l’installation des établissements recevant du public. Les individus désireux d’ouvrir une salle de cinéma doivent en premier lieu, logiquement avant d’entamer les travaux, en demander l’autorisation à la municipalité. Celle-ci se contente dans un premier temps de demander des renseignements sur le futur exploitant au commissaire du quartier, qui procède alors à une enquête de moralité peut-être plus symbolique que déterminante. En l’absence de problèmes, ce qui est systématiquement le cas, la municipalité réserve sa décision dans l’attente de visiter l’établissement une fois aménagé.

La visite de l’établissement est confiée à une sous-commission municipale, la sous-commission des théâtres, composée du commandant des Sapeurs-Pompiers, de l’architecte de la ville et du directeur du service de la voirie, qui sont chargés de vérifier l’installation, ainsi que du commissaire de quartier, dont la présence est nécessaire afin de faire appliquer les prescriptions, s’il y a lieu. Avant 1906, les salles de spectacle sont soumises à des normes de sécurité assez simples, édictées essentiellement pour assurer la sécurité des spectateurs en cas d’incendie. D’une part, les dégagements entre les rangées de sièges qui doivent permettre la circulation (et donc l’évacuation rapide) du public, et d’autre part la présence obligatoire de portes de sortie. Avant 1906, ce sont les seules règles auxquelles sont soumises les salles de cinéma 305 .

A l’instigation d’Edouard Herriot, le premier arrêté spécifique relatif à l’installation des salles de cinématographe est promulgué le 25 avril 1906. Celui-ci est à peu de choses près calqué sur le règlement parisien de 1898, sans d’ailleurs que l’on puisse parler d’influence directe puisque le service de la voirie lyonnaise a réfléchi de son côté aux dangers que pouvait représenter l’appareil 306 . Ses conclusions ont abouti à deux règles principales : l’impossibilité théorique d’exploiter un appareil cinématographique qui ne serait pas enfermé dans une cabine de projection, et l’obligation d’utiliser l’énergie électrique. La cabine de projection devait être construite en matériaux incombustibles. Ces prescriptions n’entraînent pas d’importantes dépenses mais elles limitent la diffusion du cinématographe aux lieux raccordés à l’électricité.

En 1910, la municipalité lyonnaise promulgue un arrêté interdisant de fumer dans les établissements cinématographiques 307 . Cette décision assimile de facto les cinémas aux salles de théâtre. Mais cette interdiction n’a sans doute pas de grandes conséquences : soit les salles de cinéma donnent un spectacle bref qui ne dépasse pas une heure, auquel cas l’interdiction de fumer ne doit pas être franchement ressentie par les spectateurs, soit les salles proposent déjà un spectacle de deux ou trois heures, mais leurs propriétaires ont, dans ce cas, sans doute eux-même pris la décision d’interdire de fumer. En tout cas, aucune contestation n’est parvenue jusqu’à nous. Le problème ne se pose réellement que pour les exploitations dans les cafés ou débits de boisson, qui commencent à se développer en 1910, ou pour l’ancien café-concert de la Scala où les spectateurs ont gardé leurs habitudes 308 .

Le 29 juillet 1912, la sous-commission des théâtres demande au maire de Lyon de la charger « d’exercer une surveillance constante sur [l]es installations » cinématographiques qui pour la plupart présentent « un danger permanent » 309 . Cette demande pressante fait très certainement suite à l’incendie du cinéma Artistic, qui s’est produit une semaine auparavant 310 . De fait, les incendies dans les salles de cinéma lyonnaises se sont multipliés ; pour la seule année 1911, trois établissements sont ainsi sinistrés : le Cinéma-Montchat 311 , le cinéma forain de Melkior Pinard, installé cours du midi 312 , et le cinéma Bellecour 313 . Si ces incendies restent en général circonscrits et n’entraînent pas de décès, ils contribuent fortement à l’image d’un spectacle dangereux pour les spectateurs.

Peut-être s’agit-il aussi de remettre la législation à jour. Celle-ci n’a pas évolué depuis 1906. Or, non seulement les établissements cinématographiques se sont multipliés, mais ils ont également changé de nature. L’arrêté de 1906 régissait à un spectacle essentiellement nomade et encadrait des installations le plus souvent provisoires. A la fin de l’année 1912, plus d’une vingtaine de salles de cinéma sédentaires est installée à Lyon, et il semble alors évident que le cinéma ne constitue pas une mode. La municipalité devient donc plus attentive aux conditions d’installation des établissements et durcit sa législation.

C’est chose faite avec l’arrêté sur les salles de spectacle daté du 9 novembre 1912, dans lequel les établissements cinématographiques constituent une catégorie à part entière. Les prescriptions sont multiples. Dans la salle, les chaises doivent être fixées au sol ; dans la cabine, il faut protéger l’appareil de projection par une enveloppe métallique et une cuve à eau doit être constamment à portée de main. La surveillance des salles est elle-même strictement réglementée : les exploitants doivent prévenir la municipalité à chaque période de fermeture, et la commission des théâtres est chargée de contrôler les installations deux fois par an 314 . Deux ans plus tard, l’arsenal juridique est complété par l’obligation faite aux cinémas forains de déclarer leur présence à la municipalité, qui peut accorder ou non son autorisation 315 . L’installation des établissements cinématographiques semble strictement encadrée à la veille de la première guerre mondiale.

Toutefois, la municipalité apparaît le plus souvent impuissante à faire respecter les textes qu’elle édicte. La raison principale tient au fait que le maire de Lyon n’a pas le contrôle de la police et se trouve donc dépendant de la bonne volonté des commissaires de quartier 316 . Sans aucun doute, ces derniers ont d’autres choses à faire que s’occuper des questions de voirie. Cela explique que de nombreuses exploitations cinématographiques parviennent à ouvrir leurs portes sans aucune autorisation. C’est particulièrement le cas des lieux de sociabilité où s’installe un appareil cinématographique : ainsi au jeu de boules de Claude Morin, avenue de Saxe en 1908 317 , ou au Skating Pommerol, dans le quartier des Brotteaux, en 1913 318  . Mais c’est aussi le cas de certaines salles de cinéma sédentaires : le cinéma Splendor, par exemple, ouvre ses portes au public plus de deux semaines avant d’obtenir l’autorisation municipale 319 .

Il en va de même des prescriptions de la commission des théâtres, édictées mais pas nécessairement appliquées. C’est du moins ce que relève en 1913 le capitaine des Sapeurs-Pompiers, quelque peu désenchanté par l’inefficacité de la commission dont il fait partie, au sujet de deux salles de cinéma dont « les directeurs […] ne se sont pas conformés aux prescriptions du semestre dernier, et ont ouvert sans attendre la visite de la sous-commission. Dans ces conditions, le rôle de la sous-commission devient inutile 320  ». Un de ses adjoints ne voit définitivement pas d’autres moyens que l’action des commissaires de police pour faire respecter la législation 321 .

D’ailleurs, les textes de loi sont scrupuleusement appliqués lorsque le commissaire du quartier s’investit personnellement dans le contrôle des établissement cinématographiques. F. David, l’exploitant du Cinéma-Montchat, l’apprend à ses dépens : entre les mois de mars et d’avril 1911, pas moins de quatre procès-verbaux sont dressés par le commissaire de quartier. Ce dernier semble particulièrement remonté contre l’exploitant ; il signale lui-même à la mairie les irrégularités de voirie et va jusqu’à demander la visite de la commission des théâtres. Excès de zèle ? C’est en tout cas l’opinion implicite de la municipalité. Celle-ci ne donne pas suite aux observations du commissaire et l’enjoint même à un peu plus de compréhension 322 .

En vérité, si la mairie a souvent du mal à faire respecter ses arrêtés, elle ne les applique pas strictement quand elle en a les moyens. Elle a pourtant une arme décisive à sa disposition, la possibilité de fermer par arrêté une salle de spectacle. Elle n’est utilisée qu’à une seule reprise jusqu’en 1914 : le cinéma Modern, au centre de la ville, est fermé pendant 48 heures le 14 décembre 1912 car l’exploitant avait refusé l’entrée au sapeur-pompier, pourtant en uniforme 323 . Tous les autres établissements échappent à ce couperet particulièrement dissuasif. Les services de la municipalité sont sans doute plus attentifs aux établissements du centre-ville, qu’ils ont pour ainsi dire sous les yeux, qu’aux salles de quartier. Entre impuissance et laisser-faire, la marge de manœuvre laissée par les pouvoirs publics aux entrepreneurs est confortable.

Notes
304.

BOSSENO Christian-Marc, « Le répertoire du grand écran... », op. cit., page 165.

305.

AML : Arrêté du 6 juillet 1881 relatif aux salles de spectacles.

306.

AML : 1129 WP 014 : Rapport du service municipal de la voirie daté du 4 avril 1906.

307.

AML : 1143 WP 032 : Arrêté du 17 novembre 1910.

308.

ADR : 4 T 170 : Dossier de la Scala, correspondance entre la préfecture et la municipalité lyonnaise, 1913.

309.

AML : 1143 WP 032 : Commission des Théâtres, procès-verbal de la séance du 29 juillet 1912.

310.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du Bellecour, rapport de la commission des théâtres, 3 septembre 1912.

311.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du Cinéma-Montchat, rapport des Sapeurs-Pompiers, 2 août 1911.

312.

Le Progrès, 27 juillet 1911. Cité par Micheline GUAITA, op. cit., page 177.

313.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Bellecour, rapport des Sapeurs-Pompiers, 6 novembre 1911.

314.

AML : 1143 WP 032 : Arrêté du 9 novembre 1912.

315.

AML : 1143 WP 032 : Arrêté du 26 mars 1914.

316.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil municipal du 1er mai 1916.

317.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Morin, lettre du bureau de bienfaisance du 1er juin 1908.

318.

AML : 1111 WP 020 : Rapport des Sapeurs-Pompiers du 14 juin1913. 

319.

Lyon-Républicain, 19 janvier 1913 et AML : 1121 WP 006 : Dossier du Splendor, autorisation d’ouverture datée du 10 février 1913.

320.

AML : 1111 WP 020 : Lettre du 2 septembre 1913 

321.

Idem : Rajout au crayon à papier de l’adjoint Leblanc, 5 septembre 1913.

322.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du Cinéma-Montchat, correspondance entre la mairie, F. David et le commissaire du quartier de Montchat entre 1911 et 1913.

323.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, arrêté du 14 décembre 1912.