b) Un commerce ouvert à tous

Les promoteurs du cinéma lyonnais forment un groupe pour le moins hétéroclite : identité, moyens financiers, et parcours professionnels. Le commerce de cinéma attire de fait toutes les catégories de la population.

Si l’on s’intéresse à la question de l’âge des exploitants lyonnais, la diversité l’emporte. On pourrait pourtant penser que le cinéma, nouveauté technique, attire avant tout une population jeune, au fait des dernières innovations. Mais il n’en est rien. On trouve au sein de l’exploitation lyonnaise des individus confirmés comme Julien Rousseau, 55 ans lorsqu’il ouvre le cinéma Palace en 1910 324 . Les exploitants d’un certain âge cachent parfois un fils, comme Philippe Kalbfeis, dont le fils finira par ouvrir son propre établissement. Mais lorsque Claude Lextrat ouvre son cinéma en 1913, il a 50 ans, et ce ne sont pas ses enfants, âgés de 11 et 4 ans, qui ont pu le soutenir 325 . A contrario, Jean Boulin et Eugène Kalbfeis n’ont respectivement que 29 et 27 ans lorsqu’ils deviennent exploitants 326 .

Si l’âge n’est pas un critère, le sexe n’en est pas un non plus. Les femmes ne sont en effet pas absentes de l’exploitation cinématographique lyonnaise. Deux d’entre elles, séparées de biens de leurs maris, exploitent en leur nom propre un établissement cinématographique : Amélie Perrier installe un cinéma dans son café en 1910 et Louise Révault exploite le cinéma Palace entre 1912 et 1913 327 . Toutes deux ne sont connues que parce qu’elles ont fait faillite : dans tous les autres documents relatifs à ces salles, ce sont leurs maris qui apparaissent comme exploitants. Mais si les femmes sont peut-être plus nombreuses qu’il n’y paraît, elles sont dans tous les cas minoritaires. En 1914, les 20 membres du tout jeune syndicat lyonnais des exploitants sont tous des hommes 328 .

Enfin, la nationalité ne constitue pas plus un facteur discriminatoire à l’ouverture ou la reprise d’une salle de cinéma. Ce n’en est en tout cas pas un pour les services municipaux délivrant les autorisations d’exploiter, et il n’existe encore aucune législation nationale sur les commerçants étrangers. On retrouve parmi les exploitants lyonnais plusieurs étrangers. Les Italiens surtout prédominent : Alexandre Rota, l’un des principaux promoteurs du spectacle cinématographique, en est l’un des meilleurs exemples. Mais on pourrait citer aussi Joseph Rousset, sujet italien en dépit de son nom qui, lorsqu’il crée le cinéma Splendor en 1912, n’est installé à Lyon que depuis six ans 329 . La présence d’étrangers au sein de l’exploitation cinématographique lyonnaise témoigne tout autant de la place de l’immigration dans la ville que de l’universalisme du nouveau spectacle.

Les ressources financières ne constituent pas non plus une réelle barrière. Les moyens nécessaires à l’ouverture d’une salle de cinéma ne sont en effet pas très importants. Jusqu’en 1914, un local, quelques bancs et une cabine cinématographique suffisent à organiser des séances cinématographiques. On peut se procurer un appareil de projection neuf pour moins de 1 000 francs en 1909 comme en 1913, quatre mois de salaire à peine d’un contremaître 330 . Ceci explique que des individus sans grands moyens financiers parviennent à ouvrir et exploiter une salle de cinéma. Léon Delucchi, par exemple, ne débourse que 3 000 francs pour installer le cinéma des Variétés à Villeurbanne, mais cette somme constitue toute sa fortune. Son commerce d’orgues foraines ayant périclité, aux abois peut-être, il investit l’argent qu’il lui reste dans l’installation du cinéma 331 . Mais pour pouvoir l’exploiter, il est obligé de traiter avec un commanditaire qui investit 1 000 francs dans l’entreprise en échange d’une partie importante des bénéfices 332 . Les difficultés économiques caractérisent également les repreneurs d’établissements cinématographiques. Jean Viviant, par exemple, a englouti toutes ses ressources dans un commerce de fabrication de ceintures et bretelles. Or, c’est à la suite de cette déconfiture qu’il s’est tourné vers l’exploitation cinématographique : « le peu d’argent qui me restait, je l’ai employé en juin 1914 à l’achat d’un cinéma » 333 . L’exploitation cinématographique attire donc des individus qui n’ont pas du tout d’assise financière.

Le personnel indispensable au fonctionnement d’une salle de cinéma n’est quant à lui guère plus important que dans tout autre commerce. Il n’y a besoin que d’un opérateur, une personne à la caisse et un musicien pour accompagner les séances. Seules les grands établissements sont astreints au paiement du salaire du contrôleur des recettes 334 , la plupart des salles de cinéma étant abonnées aux taxes sur les recettes. Un couple suffit donc à l’exploitation d’une salle de cinéma. C’est le cas du ménage Kalbfeis, qui ouvre un cinéma dans le quartier de Vaise en 1913 : le mari fait fonctionner l’appareil de projection tandis que sa femme tient la caisse et joue du piano pendant les séances 335 .

L’exploitation des salles de cinéma est enfin caractérisé par l’extrême variété des parcours professionnels de ceux qui s’y lancent. C’est en fait le cas de l’ensemble de l’industrie cinématographique, les fondateurs des grandes sociétés en tête. Charles Pathé, par exemple, travaille tour à tour dans une boucherie, un bistrot et chez un avoué avant d’acheter et d’exploiter un phonographe. Et c’est par le commerce de ce nouvel appareil qu’il en vient à s’intéresser au cinématographe, autre nouvelle invention 336 . Aux Etats-Unis, les grands producteurs et propriétaires de salles sont pour la plupart des self-made men qui ont fait tous les métiers 337 . A Lyon même, les individus issus de l’industrie cinématographique naissante ne forment qu’une poignée des fondateurs d’établissements cinématographiques. Ce qui est – ou peut paraître – plus surprenant, c’est l’absence complète, au sein de l’exploitation cinématographique lyonnaise, de professionnels du spectacle, qu’ils viennent du monde du théâtre ou de celui du café-concert.

En effet, si la majorité des salles de spectacle de Lyon accueille des projections cinématographiques et profite de l’engouement du public, ses propriétaires ne vont pas jusqu’à s’investir personnellement dans la promotion du nouveau spectacle. Sans doute cela vient-il de la nature même du cinéma, qui oscille durant quelques années entre attraction et spectacle, une ambiguïté de statut qui dure. Si le cinéma est taxé au même titre que les autres spectacles dès 1896, ses promoteurs ne sont classés au registre des professionnels du spectacle qu’au cours de l’année 1913 338 .

Du reste, en dehors des grands établissements, les individus dirigeant une exploitation de théâtre ou de café-concert sont également caractérisés par l’absence d’expérience préalable dans le monde du spectacle. Le théâtre Guignol situé au 83 de la rue de la République, par exemple, est installé et exploité par un coiffeur en 1902, et repris par un peintre-décorateur deux ans plus tard 339 . Il faut toutefois souligner que l’exploitation cinématographique nécessite encore moins de connaissance ou d’expérience de la scène que l’exploitation des spectacles vivants. Les entrepreneurs de projections cinématographiques n’ont – ou en tout cas peuvent n’avoir – aucun rapport avec le monde de la création, que ce soit les artistes, les interprètes ou les techniciens. Un simple appareil et plusieurs bobines de pellicule remplacent non seulement les comédiens, les décors et les accessoires mais aussi les machinistes. Le fonctionnement de l’appareil de projection lui-même ne nécessite pas de connaissances particulières : aucun diplôme d’opérateur n’existe avant l’institution d’un C.A.P. en 1920 340 . Le seul intermédiaire avec lequel doit traiter l’exploitant de cinéma est le vendeur ou le loueur de films.

Rien ne distingue finalement le cinéma d’un autre commerce : l’exploitant pourrait être assimilé à un simple détaillant d’une marchandise – les programmes cinématographiques – qui lui est vendue ou louée au mètre, comme le tissu. Une phrase de l’un d’entre eux en 1909 en dit long sur l’image que les exploitants, ou du moins une partie d’entre eux, peuvent se faire de leur métier :

‘« Nous sommes classés [au titre de la taxe sur les spectacles] comme salle de spectacle, mais je crois que nous sommes ni plus ni moins que des commerçants, comme les cafés, les bazars, les grands magasins, sans toutefois avoir autant de clients que ces établissements 341 »

L’assertion est d’autant plus significative qu’elle est faite par Alexandre Rota qui, depuis 1905, est totalement immergé dans le monde du cinéma. Les exploitants, commerçants avant tout ? C’est du moins ce qui ressort de leur parcours professionnel. En effet, la plupart des directeurs d’établissements cinématographiques étaient déjà à leur compte au moment de se lancer dans le cinéma, comme le montre le tableau ci-après :

Tableau 7. Origine professionnelle des exploitants lyonnais (1905-1914)
Profession antérieure Nombre Proportion
Professionnels du cinéma 10 22 %
Commerçants 23 50 %
Artisans & industriels 7 15 %
Professions libérales 4 9 %
Employés 2 4 %
Total 46 100 %

Sur cinquante-huit individus ayant fondé ou exploité une salle de cinéma entre 1905 et 1914, j’ai pu identifier le parcours professionnel de quarante-six d’entre eux (soit 79 %). Or, près de 95 % de ces individus exerçait une activité indépendante avant de diriger une salle de cinéma. Le statut d’indépendant est bien le seul lien qui existe entre les exploitants lyonnais, car si l’on se penche sur les secteurs d’activité, toutes les branches du commerce et de l’industrie sont représentées. En vérité, il n’existe pas vraiment de profession déterminante – ou discriminante – à l’accession au commerce de cinéma, tant que l’on est déjà à son compte. François Gresle, pour les petits patrons du Nord, avait déjà montré que le statut primait sur le secteur d’activité 342 , et le cinéma lyonnais est à ce titre un commerce comme un autre. Jean-Jacques Meusy a d’ailleurs observé le même phénomène pour l’exploitation cinématographique parisienne, « où la plupart des exploitants viennent du petit commerce et ont tenu – ou tiennent parfois encore – un débit de boissons ou un commerce de meubles, de chaussures, de passementerie, de cravates 343  ».

De fait, dans l’agglomération lyonnaise, les seul commerçants constituent la moitié des exploitants. La majorité d’entre eux, dix-sept exactement, exploitait déjà un établissement recevant du public : brasseries, cafés ou jeux de boules. L’expérience de la clientèle aidant, il est plus facile pour ces individus de changer de secteur d’activité, sinon d’intégrer le cinéma au sein même de leur établissement.

En ce qui concerne tous les autres exploitants lyonnais, on peut toujours jouer à trouver une logique dans leur parcours professionnel. Si deux électriciens, l’un à Lyon et l’autre à Villeurbanne 344 , se lancent dans le commerce de cinéma, n’est-ce pas parce que le nouveau spectacle constitue un défi technique ? Mais en ce cas, comment expliquer qu’un ébéniste ou un fabricant de cartonnages parviennent eux aussi à ouvrir une salle de cinéma 345  ? Les motivations professionnelles, où le hasard et les relations personnelles entrent parfois en jeu, sont souvent impénétrables. Un exemple : la femme de Joseph Rousset, un épicier qui ouvre en 1912 le cinéma Splendor aux terreaux, est née à Candelo, la même petite ville du Piémont où Alexandre Rota, lui-même exploitant depuis 1905, a vu le jour 346 . Et c’est un autre italien, Joseph Micheletti, qui prend la succession de Joseph Rousset à la tête du cinéma Splendor 347 . Il est possible qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence mais il est tout aussi possible que ces personnes se connaissaient et qu’Alexandre Rota ait prêté main-forte à ses compatriotes. Quoiqu’il en soit, l’exploitation cinématographique attire à Lyon des individus issus des milieux les plus divers, ce qui détermine à terme la hiérarchisation des salles de cinéma, principalement après 1910.

Dans ses premières années d’existence cependant, le spectacle cinématographique se développe essentiellement sous l’impulsion d’individus ou de sociétés déjà expérimentés dans le domaine du cinéma.

Notes
324.

ADR : 6 MP 532 : Recensement de 1911, 3 rue Childebert.

325.

ADR : 6 MP 532 : Recensement de 1911, 15 rue Mercière.

326.

ADR : 6 MP 572 & 577 : Recensement de 1921, 77 rue de la République et 42 quai Jayr.

327.

ADR : 6 up 1/2604 : Jugement déclaratif de faillite d’Amélie Perrier (1er avril 1911) et 6 up 1/2630 : Jugement déclaratif de faillite de Louise Revault (8 avril 1913).

328.

ADR : 10 M 318 : Composition du Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise, 23 juillet 1914.

329.

ADR : Recensement effectué en 1906 au n° 19 de la rue des Capucins.

330.

D’après les salaires retrouvés en 1913 dans les affaires traitées par le tribunel des prud’hommes (ADR : 2039 W 062).

331.

ADR : P 21 : Dossier de Delucchi, lettre de Delucchi du 25 novembre 1919.

332.

ADR : 6 up 1/257 : Formation de la société Delluchi et Deloche (10 octobre 1913).

333.

ADR : 4 T 203 : Fermeture du cinéma Viviant par les autorités, lettre de Jean Viviant au Préfet, datée du 23 février 1916.

334.

Ce dont les exploitants se plaignent, tel Alexandre Rota, qui exploite le Nouvel Alcazar (AML : 1121 WP 001 : Dossier du Nouvel Alcazar, lettre du 29 décembre 1911).

335.

ADR : P 85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, rapport de l’inspecteur des contributions directes du 24 mai 1922.

336.

KERMABON Jacques, op. cit. page 17.

337.

HAY Peter, La MGM, splendeur du cinéma américain, pages 17 et 25.

338.

AML : 1108 WP 106 : Perception de la patente.

339.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Idéal, autorisations d’exploiter pour les années 1902 et 1904.

340.

AML : 0455 WP 023 : Arrêté préfectoral du 10 septembre 1920.

341.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, lettre d’Alexandre Rota datée du 2 juin 1909.

342.

GRESLE François, L’univers de la boutique : famille et métier chez les petits patrons du Nord (1920-1975), Lille, Presses Universitaires de Lille, 1981, 161 pages.

343.

MEUSY Jean-Jacques, Paris-palaces..., op. cit., page 225. Voir aussi les pages 369-370.

344.

Bertucat, exploitant le Cinématerreaux (AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Splendor, demande d’autorisation d’exploiter du 13 mars 1907) et Bouvier, fondateur du cinéma 147 cours Tolstoï à Villeurbanne (ADR : 4 M 484 : Autorisation du maire de Villeurbanne datée du mois de mars 1912).

345.

Louis Bouvard, fondateur du cinéma Sébastopol à Lyon et ébéniste au 243 rue Paul-Bert (Indicateur commercial Fournier, 1915) ; Edmond Mercier, fondateur du cinéma Elysée et fabricant de cartonnages (Indicateur commercial Henri, 1919).

346.

ADR : 6 MP 528 & 532 : Recensement de 1911, 4 place Le Viste (Rota) et 19 rue des Capucins (Rousset).

347.

ADR : Registre du commerce : Fiche A 21716.