2) Les pionniers de l’exploitation cinématographique (1905-1909)

Le terme n’est pas usurpé : les exploitants des premières années du spectacle cinématographique défrichent réellement un territoire encore inexploité. Tout est à faire. Jusqu’en août 1907, il n’existe dans l’agglomération lyonnaise aucun représentant d’une société nationale ou internationale assurant la vente des programmes cinématographiques et, si l’on excepte la maison Lumière, aucun concessionnaire d’appareils de projection. L’industrie cinématographique lyonnaise se limite alors à l’éclosion de quelques salles de cinéma et aux passages des forains et des exhibiteurs. Les premiers promoteurs du cinéma sont donc certainement obligés de passer par Paris ou tout autre centre de production cinématographique pour se procurer leurs programmes. Par un apparent paradoxe, les premières années du spectacle cinématographique sont donc caractérisées par la prédominance d’individus ou de sociétés qui ont déjà une expérience de l’industrie cinématographique.

Caractéristique est à ce titre l’identité des fondateurs de la toute première salle de cinéma lyonnaise, le cinéma Idéal. F. Trichard et Hyacinthe Collomb sont tous deux associés dans l’exploitation de « l’Association Lyonnaise de Publicité Lumineuses & de projections fixes & Cinématographiques 348 ». F. Trichard en effet organise depuis 1905 des projections publicitaires malgré l’arrêté du 14 janvier 1905 qui interdit les projections lumineuses sur la voie publique 349 . Lorsqu’ils ouvrent le cinéma Idéal en novembre 1905, les deux associés ont non seulement l’expérience des projections cinématographiques, mais aussi le matériel nécessaire. Sans nul doute connaissent-ils également des fournisseurs de vues cinématographiques. Trichard et Collomb passent donc des films publicitaires aux programmes de divertissement : l’expérience technique prime sur celle du spectacle. Les deux exploitants, du reste, continuent leur activité publicitaire après l’ouverture du cinéma Idéal. En juillet 1906, on les retrouve tous deux demandant l’autorisation d’organiser des projections de ce type à la municipalité 350 . Si F. Trichard exploite désormais pour son compte un cinématographe géant, ayant abandonné l’exploitation de l’Idéal a son associé, Hyacinthe Collomb continue bel et bien à marier publicité et spectacle.

En plus de devoir connaître la toute jeune industrie cinématographique, les premiers promoteurs du cinéma en salles ont nécessairement besoin d’importantes liquidités pour pouvoir ouvrir et exploiter une salle de projections cinématographiques. Non pas tant pour parer aux frais d’installation ou à l’achat du matériel, mais pour se procurer des films. En effet, jusqu’en 1907, aucun programme n’est loué à Lyon. Le marché du film ne fonctionne encore qu’à la vente. Or, les premières exploitations cinématographiques qui ouvrent leurs portes renouvellent leurs programmes toutes les semaines et n’achètent a priori que des films neufs, au prix fort. Les séances ne sont pas longues bien sûr, une demi-heure dans les premières années, mais une demi-heure de programme correspond environ à 600 mètres de pellicule, soit, au prix normalement pratiqué de deux francs le mètre, 1 200 francs à débourser chaque semaine. Il faut donc un fond de roulement important (5 000 francs par mois) pour ouvrir un établissement cinématographique et, surtout, il faut que le public que le public vienne nombreux et régulièrement. Les tarifs pratiqués dans les premières salles de cinéma qui ont éclot en 1905 et 1906 sont uniformément de 30 et 50 centimes, soit une moyenne de 40 centimes par place. Il faut donc attirer pas moins de 3 000 spectateurs par semaine pour rentabiliser les bandes achetées. La prise de risque est bel et bien importante.

Il n’est pas étonnant dès lors que les individus ayant une expérience dans le domaine cinématographique soient majoritaires parmi les premiers exploitants. Le cinéma, dans ses premières années d’exploitation, est affaire de professionnels. Deux sociétés sont ainsi liées à la fondation et l’exploitation de plus de la moitié des quatorze établissements lyonnais qui ouvrent leurs portes : la société Cinéma-monopole, liée à la société Pathé frères, et une société italienne, Excelgrafia.

La société Cinéma-monopole est l’une des cinq sociétés concessionnaires créées par Charles Pathé en 1907 pour assurer la location de ses programmes. Elle tient de ce fait le monopole de la production Pathé sur un large territoire qui englobe 17 départements, tout le quart sud-est français de Lyon à Nice 351 . Fondée en août 1907, avec un capital de 600 000 francs, la société Cinéma-Monopole installe son siège dans la capitale des Gaules où elle dispose déjà d’importants bureaux 352 . Les liens de la société avec Pathé-frères sont ambigus : ses statuts lui assurent une véritable indépendance mais elle ne peut traiter qu’avec la société parisienne, et son président et principal souscripteur n’est autre que le président du conseil d’administration de la société Pathé frères, le baron Gabet. Cinéma-monopole apparaît donc comme un « satellite » de la société Pathé-frères 353 , et constitue sa vitrine officielle dans l’agglomération lyonnaise.

Lors de sa création, Cinéma-Monopole reprend l’exploitation de deux salles de cinéma lyonnaises, les cinémas Grolée et Vendôme, ainsi qu’une salle grenobloise, toutes trois fondées par l’administrateur de la nouvelle société, Joseph Richard. Sans doute celui-ci avait-il agi pour le compte de Pathé-frères car le cinéma Grolée est dénommé Pathé-Grolée dès le mois de mars 1907 354 , bien avant la constitution de Cinéma-monopole. Quoiqu’il en soit, celle-ci est fermement ancrée dans l’exploitation régionale. Elle bénéficie en outre du monopole de la production Pathé, à l’époque la plus importante au monde. Lors de sa constitution 355 , le siège de la société, au 6 de la rue Grolée, regroupe 230 films dont la longueur varie de 30 à 410 mètres (soit de moins de deux minutes à plus de 20 minutes). L’ensemble des films correspond environ à 30 000 mètres de pellicule, soit 26 heures de projection. Pour une salle dont les programmes durent une demi-heure, comme c’est le cas des petites exploitations du centre-ville ouvertes en 1905-1906, le catalogue disponible correspond exactement à une année entière de projection. La société est autonome et bénéficie du matériel et du savoir-faire de la maison Pathé.

L’extension de la société dans le domaine de l’exploitation est impressionnante : des salle Cinéma-monopole ouvrent à Saint-Etienne en 1907, à Villefranche sur Saône en 1908, à Vienne en 1910 356 . Mais c’est à Lyon surtout que la société se développe. Après l’abandon du cinéma Vendôme dont rien ne dit qu’il ait réellement fonctionné, la société ouvre une salle en avril 1908 au 6 de l’avenue de Noailles 357 puis une nouvelle salle deux mois plus tard, le cinéma Lafayette 358 . L’exploitation cinématographique et la location de la production Pathé apportent à la société des bénéfices significatifs en 1908-1909 359 .

La deuxième compagnie qui marque de son empreinte les débuts de l’exploitation cinématographique lyonnaise est la société italienne Excelgrafia. En effet, la demande d’autorisation pour l’ouverture du cinéma Bellecour en décembre 1905 est établie au nom de « M. Carlo Frascari chez M. Rota 360 . Carlo Frascari est le dirigeant d’une petite société italienne spécialisée dans l’agrandissement de photographies 361 . Basé à Turin, il a ouvert dans cette ville un commerce en 1897 où sont périodiquement organisés des panoramas et des projections de diapositives colorées. Sans doute aussi déjà, même si Aldo Bernardini n’en parle pas, des projections cinématographiques, car ce n’est qu’en avril 1906 que cette petite société se transforme en « S.A. internationale de Cinématographie, photographie, publicité et industries similaires Excelgrafia », au capital de 180 000 lires. Selon Aldo Bernardini encore, ce n’est qu’à partir de cette date que la société se lance dans l’exploitation cinématographique en ouvrant en avril 1906 une salle à Turin. Après Rome et Milan, ce ne serait qu’en 1908 qu’Excelgrafia s’installe à Lyon. Il faut donc croire que le cinéma Bellecour est possédé par Carlo Frascari en son nom propre, et que son exploitation est confiée à Alexandre Rota (un employé, un ami, un compatriote ?).

Un mois à peine après l’ouverture du cinéma Bellecour et face au succès des séances cinématographiques, la direction décide « de créer une succursale rue Moncey 42 afin de permettre au public de la Guillotière d’assister à ces intéressants spectacles 362  » L’emplacement du nouvel établissement, dénommé simplement Cinéma-Guillotière, ne doit rien au hasard : il est situé exactement en face du Nouvel Alcazar, dans une petite salle de café-concert 363 . Or, la tournée cinématographique de l’Imperator, qui avait connu un franc succès, est terminée depuis deux mois et la grande salle de la Guillotière est revenue à des spectacles plus conventionnels. La direction du Bellecour cherche très certainement à drainer le public qui s’est rendu durant l’automne à l’Alcazar. Du reste, la salle est vendue deux mois plus tard 364 , deux semaines après le retour des projections cinématographiques au Nouvel Alcazar 365 . Sans doute les réseaux tissés par Carlo Frascari et ses représentants, et la connaissance qu’ils acquièrent, leur permettent-ils de naviguer sans trop de peine sur la vague cinématographique. L’acheteur du cinéma Guillotière, dont l’identité est inconnue, n’a pas cette chance : la salle finit par fermer rapidement ses portes 366 , impuissante face à la concurrence du Nouvel Alcazar.

Au cours de l’année 1908, Salvatore Riccioli devient le directeur du cinéma Bellecour et c’est en tant que tel qu’il se rend acquéreur du cinéma Eden-salon, situé au n° 7 de la rue Simon-Maupin dans le centre de la ville, « pour le compte de la S.A. internationale Excelgrafia de Turin 367  » La société italienne est cette fois directement nommée. L’exploitation ne dure qu’un temps, la société aussi qui accumule le difficultés et finit en 1909 par se dissoudre 368 . Etrangement, la disparition de la société Excelgrafia n’entraîne pas un changement de direction à la tête du cinéma Bellecour, toujours exploité par Salvatore Riccioli.

Il faut maintenant revenir sur la personnalité d’Alexandre Rota, qui constitue le symbole même de l’exploitation cinématographique dans sa première décennie d’existence. Né à Candelo, en Lombardie en 1868, il apparaît comme « patron tisseur » dans le recensement de 1901 à Lyon 369 . J’ignore totalement comment Alexandre Rota est passé du secteur textile à celui du cinéma, mais c’est bien lui qui apparaît comme le directeur du cinéma Bellecour en 1905 370 . C’est à partir de cette expérience qu’il est à même de fonder, en octobre 1906, une autre salle de cinéma au cœur de la presqu’île, le Cinématophone-Modern-Theater bientôt raccourci en Modern’ cinéma (ou cinéma Modern) 371 . En 1908, il installe une nouvelle exploitation sur la rive gauche du Rhône. Celle-ci ne fonctionne que quelques jours, mais sa création est significative de l ‘énergie avec laquelle Alexandre Rota investit le secteur cinématographique. De fait, il n’est pas de domaine lié au cinéma qui échappe à son activité, comme le montre son papier en-tête :

‘« Développement de la cinématographie sous toutes ses formes – Achat, vente, location d’appareils, films neufs et occasions – Location de films depuis 0fr01 le mètre et par jour – Séances à domicile, traités à forfait pour une ou plusieurs séances – Traités pour fin de spectacles dans casinos, music-halls, salles de concerts, pensionnats, salons et familles – Prises de vues, projections lumineuses – Installation à forfait de postes cinématographiques – Réclame par le cinématographe – Electricité – Breveté S.G.D.G. pour la projection cinématographique en plein jour 372  »’

La liste est impressionnante et suscite quelques commentaires. On retrouve en premier lieu l’importance, pour les pionniers du spectacle cinématographique, de la connaissance technique du cinématographe. Alexandre Rota, entrepreneur de spectacles, est aussi un ingénieur, breveté pour avoir permis, semble-t-il, d’organiser des séances de cinéma en plein air et en pleine journée. On apprend ailleurs qu’il aurait obtenu une médaille d’or au congrès des inventeurs lyonnais de 1911 373 , sans aucun doute pour cette même invention. On ignore à peu près tout des séances organisées à domicile ou ailleurs, mais il est avéré qu’Alexandre Rota savait manier une caméra. Il parvient ainsi à passer dans sa salle de cinéma un film sur les funérailles du cardinal Coullié tourné par ses soins le matin même 374 .

Alexandre Rota apparaît surtout comme un acteur à part entière de la diffusion du spectacle cinématographique dans l’agglomération. Proposant la vente, la location et même l’installation d’appareils cinématographiques, il peut permettre en effet la création de nouveaux lieux de projection. Au-delà des activités liées à l’exploitation du cinéma, Alexandre Rota assure également la vente et la location des films, sans nul doute à l’origine ceux qu’il a dû acquérir pour la programmation de sa salle de cinéma. En l’absence de succursales de sociétés nationales, les premiers exploitants constituent de fait les seuls représentants de l’industrie cinématographique.

Les années 1905-1909, enfin, sont également marquées par la place des exhibiteurs. On sait peu de choses sur ces promoteurs du spectacle cinématographique. Sans doute la plupart tournent-ils de ville en ville pour présenter leurs programmes dont ils ont acquis l’exclusivité pour un temps donné. Des indépendants expérimentés, donc. A Lyon, c’est la même personne, Emile Hollebecq, qui exploite la tournée du Royal View au Nouvel Alcazar en 1906 et en 1907 375 . Toutefois, certains d’entre eux sont issus de professions sans liens avec le cinéma. C’est, par exemple Jean Pupier, un ancien fabricant de chocolats lyonnais et représentant de son état, qui organise en 1909 les représentations du Gaumont Opéra au Nouvel Alcazar en novembre 1909. En fait, celui-ci a en partie les mains liées : s’il obtient bien la concession de l’appareil, il est tenu à ne programmer que les programmes de la maison Gaumont. La société parisienne se porte en outre garante en cas de déficit, et apparaît comme le véritable promoteur des séances 376 . Les premières années du spectacle cinématographique sont indubitablement dominées par des individus et des sociétés totalement impliqués dans le domaine du cinéma.

Notes
348.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Idéal, bail du 1er mars 1906.

349.

AML : 1125 WP 014 : Arrêté du 14 janvier 1905 et demande d’autorisation de Trichard datée du 14 août 1905.

350.

AML : 1125 WP 014 : Demandes d’autorisation datées des 19 et 26 juillet 1906 et rapport du commissaire de police du 24 juillet 1906.

351.

MEUSY Jean-Jacques, « La stratégies des sociétés concessionnaires Pathé et la location des films en France (1907-1908) » in Michel MARIE et Laurent LE FORESTIER (dir.) La firme Pathé frères 1896-1914, op. cit., pages 21-48.

352.

ADR : 6 up 1/206 : Formation de la société Cinéma-monopole (29 août 1907).

353.

MEUSY Jean-Jacques, « La stratégies des sociétés concessionnaires Pathé… », op. cit.page 37.

354.

Lyon-Républicain, 28 mars 1907.

355.

ADR : 6 up 1/206 : Formation de la société Cinéma-monopole (29 août 1907).

356.

Archives municipales de Saint-Etienne : 1 I 86 : Lettre de Cinéma-monopole datée du 24 octobre 1907. Archives municipales de Villefranche s/Saône : I 177 : lettre de Cinéma-monopole datée du 24 novembre 1908 et DUFROID Roger, Cent ans de cinéma à Vienne 1896-1996. Les cinématographes permanents, Vienne, Edité à compte d’auteur, 1999, page 87.

357.

AML : 1121 WP 005 : Dossier de la salle du Parc, demande d’autorisation d’exploiter, 31 mars 1908.

358.

Lyon-Républicain, 8 juin 1908.

359.

MEUSY Jean-Jacques, « La stratégies des sociétés concessionnaires Pathé… », op. cit.page 43.

360.

AML : 1121 WP 001: Dossier du cinéma Bellecour, demande d’autorisation d’exploiter, 23 décembre 1912.

361.

Bernardini Aldo, Cinéma Muto Italiano..., op. cit., pages 48-49.

362.

Le Progrès, 25 janvier 1906.

363.

Le concert des Nouveautés, cf. Lyon-Républicain, 16 mars et 10 novembre 1904.

364.

Le Progrès, 29 mars 1906

365.

Lyon-Républicain, 16 mars 1906.

366.

La dernière mention du cinéma Guillotière dans la Presse date du 9 avril 1906 (Le Progrès).

367.

AML : 1121 WP 003 : Dossier de l’Eden-salon, lettre de Riccioli datée du 7 avril 1908.

368.

Bernardini Aldo, Cinéma Muto Italiano..., op. cit., pages 172-173.

369.

ADR : Recensement de l’année 1901, 10 rue Romarin.

370.

Indicateur commercial Henri, année 1907.

371.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, lettre d’Alexandre Rota, datée du 26 septembre 1906.

372.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, lettre d’Alexandre Rota, datée du 20 décembre 1911.

373.

ADR : P 156 : Dossier d’Alexandre Rota, papier en-tête d’une lettre datée du 8 janvier 1917.

374.

Le Courrier cinématographique n° 41, 5 octobre 1912.

375.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du Nouvel Alcazar, demandes d’autorisation d’exploiter des 3 août 1906 et 26 août 1907.

376.

ADR : 6 up 1/241 : Instante pendante entre Jean Boulin et Jean Pupier, 2 mai 1912