3) L’éclatement de l’exploitation (1910-1914)

a) Le petit monde de l’exploitation

Plus des deux tiers des établissements fondés entre 1910 et 1914 le sont par des indépendants sans expérience a priori avec le monde du cinéma et disposant de ressources financières limitées (cf. supra, page 85-87). Il convient de se demander ce qui a pu conditionner cette évolution.

Le développement de la petite exploitation est en premier lieu facilitée par une meilleure accessibilité du matériel. Des individus, tels Joseph Montagnier, électricien implanté au n° 4 de la rue de la Gerbe 377 , se spécialisent en effet dans l’installation de postes cinématographiques, et peuvent aider de leurs conseils des exploitants inexpérimentés. Ceux-ci ont en outre la possibilité de louer l’appareil de projection, ce qui non seulement permet les exploitations provisoires, estivales ou autres, mais peut également inciter des gérants de lieux accueillant du public à proposer des projections cinématographiques et à attendre le résultat : c’est le cas du cafetier Paul Plantier 378 . Enfin, il faut noter qu’une installation cinématographique constitue une infrastructure légère et facilement déplaçable. C’est ainsi que le matériel du cinéma implanté au n° 49 de la rue des Trois pierres peut être transféré au n° 35 de la rue d’Anvers 379 ou que l’appareil cinématographique du café Beylon d’abord exploité à la Brasserie de Vaise, puisse être installé dans un jardin pendant la période estivale puis transporté à l’automne dans une salle du café 380 .

La société Cinéma-monopole propose également la location des appareils cinématographiques de la maison Pathé-frères 381 . La société au coq a d’ailleurs mis au point une cabine en tôle démontable, et donc aisément déplaçable, qui facilite l’installation des exploitations cinématographiques. On retrouve cette cabine Pathé établie en 1911 dans la Brasserie Fritz, cours du midi, et dans la Brasserie Dupuis, boulevard de la Croix-Rousse 382 . De fait, la maison Pathé fait tout pour privilégier la fondation de salles de cinéma, ce qui est dans son intérêt puisqu’elle multiplie ainsi les possibilités de placer ses appareils et ses films. Cela explique que Pathé décide par exemple de prêter un groupe électrogène à l’exploitant du tout nouveau cinéma Montchat en 1911 383 .

Aux cabines démontables Pathé répondent les baraques cinématographiques Dulaar décrites par Georges Bazin 384 . Ces baraques, dont le forain Jérôme Dulaar serait le principal promoteur, sont de véritables salles de cinéma démontables (cf. illustration 1) qui seraient à l’origine de plusieurs salles de la ville. Je n’ai pas pour ma part retrouvé de signes tangibles de l’existence de ces établissements, mais une baraque de 14 mètres sur 7 ayant servi comme cinéma 385 est effectivement en vente à Lyon en 1912. Les commerçants de l’agglomération lyonnaise ont donc désormais à leur disposition un matériel qui leur permet d’installer facilement une exploitation cinématographique. Il faudrait faire une place aussi à la plus grande visibilité du cinéma dans la ville, que cela soit par les salles ou les représentants de maisons de location ; visibilité qui peut donner des idées à certains.

La multiplication des petites exploitations cinématographiques est en deuxième lieu indissociable de la généralisation de la location des films, initiée par la maison Pathé-frères en 1907. En effet, à partir du moment où l’on n’est plus obligé d’acheter les programmes que l’on montre au public, ouvrir une salle de cinéma devient plus facile et bien moins onéreux. Jusqu’en 1911, Pathé, représentée par Cinéma-monopole, est la seule société nationale d’édition de films présente à Lyon. Or, et ce n’est pas une coïncidence, les affiches des petites exploitations qui se développent dans les années 1910-1911 annoncent généralement que « tous les programmes sont de la maison Pathé-frères 386 . »

Illustration 1. Les baraques Dulaar
Illustration 1. Les baraques Dulaar

(Tirée de BAZIN Georges, « Les cinémas de la rive gauche », Rive Gauche, n° 55, page 7).

Alexandre Rota propose également des films à la location. Ayant commencé à exploiter un cinéma à la fin de l’année 1905, il a pu de fait se constituer un fonds important de films, qui sont d’ores et déjà rentabilisés. Alexandre Rota peut donc afficher, on l’a vu, des tarifs descendant jusqu’à un centime le mètre à partir de 1911. Sans doute la qualité des films à ce prix n’est-elle pas très bonne. Mais à cette date, il est possible, si l’on n’a pas trop d’exigences artistiques, d’organiser des séances de projections cinématographiques de deux heures pour 24 francs.

La plus grande accessibilité du matériel et la possibilité de louer des films expliquent que plusieurs propriétaires de commerces accueillant une clientèle aient pu organiser des projections cinématographiques dans leur établissement. Entre 1910 et 1914, pas moins de 14 exploitations de ce type sont créées dans la ville de Lyon, majoritairement dans des cafés 387 ou des jeux de boules 388 . La plupart, à vrai dire, ne comptent guère plus de deux ans d’existence, et nombreuses sont celles qui ferment au bout de quelques semaines. Quatre commerçants finissent d’ailleurs par faire faillite, ayant été dans l’incapacité de faire face aux travaux engagés pour la construction de la salle. Le cafetier B. Simon est par exemple déclaré en faillite à la demande de deux entrepreneurs du bâtiment, un maçon et un peintre-plâtrier, très certainement ceux qui ont aménagé l’installation cinématographique 389 .

Il ne faut pas pour autant penser que les exploitations cinématographiques installées dans un commerce, précaires pour la plupart, sont le fait de petits indépendants attirés par la nouveauté à la mode, qui s’endettent pour un caprice au-dessus de leurs moyens. Un investissement, si minime soit-il, reste un investissement, et il paraît peu probable que les petits établissements qui vivotent aient les moyens ne serait-ce que de louer un appareil cinématographique. Les individus qui intègrent le cinéma à leur exploitation apparaissent plutôt comme des commerçants enrichis, ou en tout cas qui ont des capitaux disponibles. Louis Meunier, qui ouvre un cinéma dans un jeu de boules au n° 54 du cours Lafayette, est ainsi propriétaire de deux immeubles 390 . L’inventaire des biens d’Amélie Perrier, qui installe un cinéma dans son café, révèle l’existence dans son établissement d’un piano à queue et d’une cabine téléphonique 391 . Pour certains d’ailleurs, l’exploitation de spectacles ne constitue pas une nouveauté. On retrouve dès 1905 un chansonnier au café de B. Simon 392 . La salle des fêtes de l’hôtel des Variétés, où un cinéma est installé en 1914 , est classée en 1906 comme établissement de troisième catégorie, qui organise occasionnellement des spectacles 393 .

Rien ne dit non plus que cette forme d’exploitation est naturellement éphémère. De fait, les frais investis dans les travaux pour l’installation d’un poste cinématographique révèlent une volonté durable. Le cafetier Paul Plantier a ainsi investi près de 15 000 francs pour organiser des projections 394 . Autre signe, la publicité. Le café du commerce, au n° 34 de la rue Moncey, apparaît dans la presse sous le nom « cinéma du commerce », sans ironie aucune 395 . Du reste, l’identité et les ressources de ces commerçants est proche de ceux qui créent des salles de cinéma plus solides. D’ailleurs, deux cafés caractérisés par l’intégration de projections cinématographiques vont devenir finalement de véritables salles de cinéma.

Notes
377.

On le retrouve régulièrement dans les créanciers des exploitants en faillite : ADR : 6 up 1/2630 : Faillite de Louis Revault, déclaration et bilan datés du 8 avril 1913 et 6 up 1/2679 : Faillite d’Alexandre Rota, bilan provisoire daté du 2 septembre 1921.

378.

ADR : 6 up 1/2633 : Faillite de Paul Plantier, jugement déclaratif et bilan datés du 16 juillet 1913.

379.

AML : 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Iris.

380.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Beylon.

381.

Indicateur commercial Henri, année 1913.

382.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinématographe de la brasserie Fritz, lettre du gérant datée du 2 novembre 1911.

383.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Montchat, lettre de l’exploitant, F. David, datée du 9 mars 1911.

384.

BAZIN Georges, « Les cinémas de la rive gauche », Rive Gauche, n° 55, pages 5-9.

385.

Cinéma-revue, mai 1912.

386.

AML : 1121 WP 007 : Dossier du cinéma Vendôme-Lafayette, programme du 17 juillet 1910 et 1121 WP 005 : Dossier du Cinéma-Montchat, programme du 25 juin 1911.

387.

Tels les cafés Beylon (AML : 1121 WP 001) et Simon (AML : 1121 WP 006).

388.

Tels les cinématographes Poinçon et Morin (AML : 1121 WP 005).

389.

ADR : 6 up 1/2631 : Faillite de Simon, café et cinéma 34 rue Moncey à Lyon (24 mai 1913).

390.

ADR : 6 up 1/2589 : Faillite de Meunier, bilan provisoire (14 décembre 1909).

391.

ADR : 6 up 1/2604 : Faillite d’Amélie Perrier, inventaire (24 avril 1911).

392.

Le Progrès, 24 décembre 1905

393.

AML : 1125 WP 006 : Classification des cafés-concert, 5 septembre 1906.

394.

ADR : 6 up 1/2633 : Faillite de Paul Plantier, jugement déclaratif de faillite et bilan (16 juillet 1913).

395.

Lyon-Républicain, daté du 11 janvier 1913.