b) Affirmation d’une exploitation professionnelle

Parallèlement à la multiplication de modestes établissements exploités par de petits indépendants, les années 1910-1914 sont caractérisées par l’émergence de véritables circuits de salles de cinéma dirigés par des professionnels et par l’apparition d’une nouvelle catégorie au sein de l’exploitation lyonnaise, celle des investisseurs, significative de la croissance économique du spectacle cinématographique.

Le développement du cinéma renforce en premier lieu les exploitants de la première heure. La société Cinéma-monopole, qui n’exploitait plus que la salle du Pathé-Grolée en 1909, n’ouvre pas moins de trois salles de cinéma à Lyon entre 1909 et 1913. Sur la rive gauche du Rhône, ce sont les cinémas Moncey (en décembre 1909) et Alhambra (en décembre 1910), qui comptent respectivement 600 et 800 places. La société renforce sa présence dans la presqu’île lyonnaise en 1913 avec l’ouverture du cinéma Oriental en lieu et place de la prestigieuses brasserie Fritz. A la veille de la guerre, la société lyonnaise, qui contrôle plus de 10 % des écrans, est le principal exploitant de la ville. Son extension dans la capitale de Gaules est au diapason de son extension dans la vallée du Rhône : entre 1910 et 1913, huit nouvelles salles de cinéma sont créées de Vienne à Saint-Rémy de Provence 396 .

Cinéma-monopole est en outre la dernière des sociétés concessionnaires à conserver le monopole de la production Pathé. Jusqu’en janvier 1914 397 , tous les exploitants lyonnais doivent passer par elle pour obtenir les programmes de la prestigieuse firme au coq. Le capital social s’élevant à l’origine à 600 000 francs est porté à 900 000 francs en juin 1910. Le chiffre d’affaires de la société oscille entre 1,5 et 2 millions de francs entre 1911 et 1913, et les bénéfices des salles qu’elle exploite et des films qu’elle loue s’élèvent à plus de 600 000 francs en 1913 398 .

Alexandre Rota, quant à lui, continue son ascension individuelle. Cantonné lui aussi à l’exploitation d’un seul établissement en 1909, il parvient à louer l’immense salle du Nouvel Alcazar courant 1911 pour la transformer en véritable salle de cinéma 399 . Devant la faible fréquentation et les difficultés liées à la démesure de la salle, l’expérience ne dure que quelques mois. Mais il s’affirme comme l’un des premiers distributeurs de la ville 400 et son établissement de la presqu’île donne des résultats extraordinaires : 90 000 francs de recettes en 1911, 131 000 francs en 1912 401 , seulement moitié moins que la Scala pour un nombre de places quatre fois moins important. Ce sont certainement ses recettes et peut-être son activité de distributeur qui lui permettent d’ouvrir en 1913 une nouvelle salle de cinéma dans le quartier des Brotteaux, le cinéma des Folies dramatiques 402 .

Un autre exploitant, Jean Boulin, va se constituer un impressionnant circuit dans la région. Né en 1880 dans la Loire, Jean Boulin habite encore à Saint-étienne, où il est mécanicien à son compte, lorsqu’il se rend acquéreur le 5 avril 1909 du cinéma Idéal, rue de la République. Il comptait à l’origine rester à Saint-Etienne et confier l’exploitation de l’établissement à un employé 403 . Mais il finit par abandonner ses anciennes activités pour s’établir à Lyon et s’impliquer entièrement dans le développement du cinéma. Au début de l’année 1912, il s’associe avec Salvatore Riccioli, l’ancien directeur de la société Excelgrafia et propriétaire du cinéma Bellecour, pour exploiter le cinéma Bellecour. Les termes de l’accord privilégient nettement Jean Boulin qui conserve le droit d’exploiter le cinéma Idéal, situé juste à côté 404 .

De toutes manières, Salvatore Riccioli finit par se retirer et laisse sa place à un expert-comptable, Louis Verchère, à qui échoit la surveillance de la salle tandis que Jean Boulin reste seul à intervenir sur le spectacle 405 . La force de Jean Boulin réside sûrement, bien qu’il faille rester très prudent en l’absence de données précises, dans sa capacité à s’adapter aux nouvelles règles de l’industrie cinématographique. En septembre 1913, en effet, il devient le représentant officiel de l’Agence Générale Cinématographique (A.G.C.) 406 , un des principaux distributeurs français qui concentre sous son sigle la production de plusieurs sociétés d’édition de films.

En 1914, enfin, après un accord avec le propriétaire de la brasserie Servoz, située au n° 77 rue de la République 407 , Jean Boulin ouvre une nouvelle salle de cinéma de 541 places, le Majestic, dont la publicité vante le caractère select 408 . Investi comme directeur, il touche un salaire de 400 francs par mois qui, additionnés aux 200 francs qu’il touche comme directeur du cinéma Bellecour, lui assure un salaire annuel confortable de 7 200 francs, sans compter bien sûr les bénéfices de ses trois salles. Ses capacités financières sont telles alors qu’il peut s’engager à prêter à la société Boulin et Servoz les capitaux manquants si la somme prévue ne suffisait pas à l’installation du cinéma Majestic.

Aux côtés de ces exploitants professionnels apparaissent au sein de l’exploitation lyonnaise des anciens exhibiteurs et des individus issus du cinéma forain. On a longtemps pensé que la mise en place généralisée de la location des films était le principal facteur de déclin du cinéma forain. Bien sûr, la suppression de la vente tend à rendre plus difficile l’exploitation nomade mais Claude Forest a montré que les forains, en tout cas les plus importants, se contentaient sans problème du système de la location 409 . Il faut chercher ailleurs les raisons de leur sédentarisation, et avant tout dans la concurrence des salles de cinéma permanentes qui se sont installées depuis 1905 dans la ville. Tant que les projections cinématographiques restaient exceptionnelles, forains et exhibiteurs trouvaient une justification à leurs tournées. A partir du moment où elles deviennent régulières, leur raison d’être est plus problématique. Si un cirque était installé de façon permanente en ville, verrait-on encore des cirques forains ? Il faut ajouter le fait que la possibilité de louer les appareils de projection et les films a permis à beaucoup de commerçants d’organiser ponctuellement des projections gratuites. En 1912, Jérôme Dulaar, alors président des industrie foraines, écrit une lettre furieuse au sujet de projections organisées par un café et s’exclame « nous ne pouvons pas lutter contre un spectacle offert gratuitement » 410 .

Exhibiteurs et forains se sédentarisent en général dans les espaces qu’ils fréquentaient. C’est ainsi que Louis Froissart, au cours de l’année 1910, reprend l’exploitation de la salle de la Scala, au cœur de la presqu’île, et la transforme en cinéma en septembre de la même année. De nombreux indices laissent penser que Louis Froissart est le fils de Georges Froissart, le directeur de l’American Vitograph. Le journal Le Cinéma présente en effet ses condoléances au directeur de la Scala pour la mort de son père en mars 1913 411 , date du décès de Georges Froissart 412 . Du reste, Louis Froissart utilise un papier en-tête « American Vitograph » dans sa correspondance 413 . L’American Vitograph se déplaçait de ville en ville et présentait des programmes régulièrement renouvelés. Louis Froissart connaît donc a priori particulièrement bien les rouages de l’industrie cinématographique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard de le retrouver dans une grande salle de spectacle, puisque l’American Vitograph, comme les autre exhibitions, se produisait essentiellement dans les grands établissements.

Bien différente est l’implantation de deux exploitants forains, Jérôme Dulaar et Mel-kior Pinard, qui s’installent en dehors de la presqu’île lyonnaise. Tous deux se sont enrichis, semble-t-il dans l’exploitation foraine du cinéma puisqu’ils sont à même d’ouvrir plusieurs établissements. D’ailleurs, les bénéfices engrangés par Mel-kior Pinard entre 1911 et 1913 dépassent les 20 000 francs 414 . Ce dernier, que l’on retrouve dès 1911 sur le cours du Midi, privilégie les grands axes de la rive gauche. Il ouvre une salle en 1913 sur l’avenue de Saxe 415 , puis deux nouvelles salles en 1914, rue Pierre-Corneille et avenue Berthelot 416 , tout en continuant d’exploiter des baraques foraines dans la ville. Jérôme Dulaar s’installe quant à lui dans les quartiers, Croix-Rousse et Montchat, qu’il connaissait déjà pour y avoir donné des représentations foraines 417 .

Les années 1910-1914 sont enfin caractérisées par l’apparition d’investisseurs au sein de l’exploitation cinématographique. On a vu que des exploitants comme Jean Boulin ou Alexandre Rota parviennent à ouvrir une nouvelle salle de cinéma avec l’appui financier d’un commanditaire, mais l’exemple le plus significatif est sans conteste celui de l’ouverture de l’imposant cinéma Royal, sur la place Bellecour, en octobre 1912. Celui-ci est fondé par une société qui est créée spécialement à cet effet le 29 mai 1912, la Société Lyonnaise d’Exploitation Cinématographique et Artistique (SLECA) 418 . Le principal fondateur est Louis Chomel, simple propriétaire, et le capital social est fixé à 50 000 francs, réparti en 100 actions de 500 francs. La liste des souscripteurs, qui ne sont que dix-sept, est significative : outre Léon Chomel, déjà cité, on retrouve sept rentiers lyonnais, tous domiciliés dans les quartiers des Brotteaux, de Bellecour et d’Ainay, un agent d’assurances, deux courtier en soie, le directeur de la société des Magasins Généraux, le directeur du service photographique de l’Université de Lyon et trois industriels lyonnais dont on ne connaît pas l’activité exacte. En résumé, des membres de la bourgeoisie, majoritairement issus de professions libérales et du secteur industriel, sans aucun lien avec le monde du spectacle. La société engage d’ailleurs un professionnel, Jean Pupier, pour exploiter le nouvel établissement. Emerge en effet la figure de l’exploitant professionnel, que l’on retrouve aussi au cinéma Carnot : « Une nouvelle qui comblera de joie les amateurs de cinéma : Albert Denis, le grand maître de l’Art cinématographique vient de prendre en main le cinéma Carnot ! » 419 Installés majoritairement dans le centre de la ville, les professionnels offrent un contraste saisissant avec les petits indépendants installés dans les quartiers périphériques.

La nouvelle donne du cinéma dans le centre de la ville conditionne les difficultés économiques des exploitants les plus modestes. De fait, le nombre de salles de cinéma aux abords de la place Bellecour a doublé entre 1909 et 1914 (de quatre à neuf) et le nombre de places dans la même période a quant à lui triplé (de 1 500 à 4 500 places), une croissance qui n’est pas forcément en corrélation avec le public potentiel. Face à la concurrence de sociétés ou d’entrepreneurs locaux, les petits indépendants installés dans le centre-ville font faillite ou sont forcés de vendre leur salle.

Le cinéma Palace, qui compte moins de 250 places, est ouvert à la fin de l’année 1910 sur la rue Childebert par un certain Julien Rousseau. Moins d’un an plus tard, celui-ci a déjà disparu et on retrouve un certain Blanchard à la tête de la salle. Ce dernier vend sa salle à Cécile Revault, qui elle-même fait faillite un an après. La salle est alors reprise par Isidore Bernoux, qui exploite par ailleurs le cinéma Artistic, à proximité de la place des Terreaux. Mais il ne conserve le cinéma Palace qu’un temps limité et le cède en 1914 à Charles Courtioux. En quatre ans, pas moins de cinq exploitants se sont succédés à la tête du cinéma Palace.

Même schéma au cinéma Carnot. Celui-ci ouvre en février 1912, au n° 2 de la rue Stella, et est exploité par son fondateur, l’industriel Jean Boyer, et une madame Tromp. Par liquidation judiciaire, ceux-ci doivent céder leur salle à Léon Pergier le 14 octobre de la même année. Six mois plus tard, lui-même le revend à Jeanne Cohn qui elle-même en cède l’exploitation en juillet à Albert Denis, impresario et professionnel du spectacle. Ce dernier fait faillite l’année suivante. Ses dettes sont exceptionnellement lourdes ; elles s’élèvent à plus de 46 000 francs. En deux ans, à nouveau, quatre exploitants se succèdent à la direction de la salle et deux font faillite.

Alexandre Rota connaît lui aussi des difficultés. Il est en effet confronté non seulement à la concurrence des nouvelles salles qui se sont ouvertes dans le centre, mais également à la nouvelle donne de la distribution des films. Jusqu’en 1912, il pouvait aller s’approvisionner en Italie et avoir la primeur des grandes productions italiennes. Or, en 1912, les principales sociétés de production italiennes (Cinès, Itala) signent des accords avec les distributeurs français d’envergure nationale qui obtiennent le monopole de la sortie de ces films en France 420 . Les recettes d’Alexandre Rota fléchissent à partir de 1913 (de 131 000 en 1912 à 100 000 francs en 1913) 421  et l’ouverture d’une nouvelle salle de cinéma dans le quartier des Brotteaux n’empêchera pas sa mise en faillite.

Quoiqu’il en soit, l’exploitation cinématographique lyonnaise est caractérisée par une profonde diversité des fondateurs et des repreneurs d’établissements cinématographiques. Des grandes sociétés aux petits indépendants, des professionnels aux patrons de café se dessine une hiérarchisation de l’exploitation cinématographique, partagée entre grands établissements et petites salles de quartier.

Notes
396.

ADR : P 8 : Dossier de la société Cinéma-monopole, bilans financiers des années 1911-1913.

397.

MEUSY Jean-Jacques, « La stratégies des sociétés concessionnaires Pathé… », op. cit., page 46.

398.

Idem., page 43.

399.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du Nouvel Alcazar & Indicateur commercial Henri, année 1911, dans lequel le Nouvel Alacazar apparaît pour la première fois dans la catégorie « salles de cinématographie ».

400.

ADR : 5 M et. Cl. 185 : Demande d’autorisation pour un dépôt de films de Rota, janvier 1914.

401.

ADR : P 156 : Dossier d’Alexandre Rota, rapport de l’inspecteur des contributions directes du 17 décembre 1921.

402.

Lyon-Républicain, 3 octobre 1913.

403.

ADR : 6 up 1/241 : Instante pendante entre Jean Boulin et Jean Pupier, 2 mai 1912

404.

ADR : 6 up 1/238 : Formation de la société Riccioli & Boulin (7 février 1912).

405.

ADR : 6 up 1/245 : Modification de la société Riccioli & Boulin (9 octobre 1912).

406.

Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis n° 54, 7 mars 1913.

407.

ADR : 6 up 1/259 : Formation de la société Boulin & Servoz (7 janvier 1914).

408.

Le Progrès, 29 mars 1914.

409.

Forest Claude, op. cit., page 31.

410.

AML : 1140 WP 059 : Lettre de Jérôme Dulaar à la ville datée du 16 juillet 1912.

411.

Le Cinéma et l’écho du cinéma réunis n° 56, 21 mars 1913.

412.

MEUSY Jean-Jacques, Paris-palaces..., op. cit. page 366.

413.

ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart.

414.

ADR : P 137 : Dossier de veuve Pinard, rapport de l’inspection des contributions directes, 31 mai 1916.

415.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Melkior, lettre de Mel-Kior Pinard datée du 17 avril 1913.

416.

Indicateur commercial Henri, année 1915.

417.

GUAITA Micheline, op. cit., pages 142-163.

418.

ADR : 6 up 1/241 : Formation de la Société Lyonnaise d’Exploitations Cinématographiques et Artistiques (29 mai 1912).

419.

Le 7 ème jour, 13 juillet 1913.

420.

LEFEBVRE Thierry et MANNONI Laurent, « Annuaire du commerce et de l’industrie cinématographiques (France – 1913) », L’année 1913 en France, 1895 n° hors série, octobre 1993, pages 11-65.

421.

ADR : P 156 : Dossier d’Alexandre Rota, chiffres des recettes des années 1911-1917.