b) Des théâtres cinématographiques aux toiles de tente

La diversité des moyens financiers des individus qui ouvrent une salle de cinéma détermine directement celle des établissements eux-mêmes. Le confort offert au public n’est pas le même – c’est une évidence – dans les exploitations reprenant l’architecture des théâtres et dans les baraques foraines. Les premières se retrouvent essentiellement au centre de la ville et dans le quartier des Brotteaux, les secondes sont disséminées dans les quartiers plus populaires. Cette dichotomie est à dire vrai un peu forcée. Le peu d’informations disponibles sur l’aspect des salles de cinéma avant 1914 rend difficile un tableau général et détaillé. De fait, aucune salle de cinéma ne s’est véritablement construite ex nihilo. La plupart des exploitations cinématographiques occupe des locaux déjà existants, les rares permis de construire demandés et délivrés ne concernent que de petits aménagements pour se mettre en règle avec la législation municipale. Le fondateur du cinéma Odéon, par exemple, est autorisé à construire un mur de séparation mais l’établissement même de son cinéma ne nécessite pas de permis de construire 442 . Par conséquent, les plans sont rares.

En outre, s’il est aisé d’identifier ce qui est présent dans une salle de cinéma, lorsque les sources le permettent, il est quasiment impossible de déterminer ce qui ne s’y trouve pas. On sait par exemple que le petit cinéma Carnot, dans le centre-ville, dispose d’une installation de chauffage central mais il n’est pas dit qu’il n’en va pas de même dans les modestes salles de quartier. Finalement, on ne peut conclure que deux choses : d’une part, la plupart des salles de cinéma situées dans le centre-ville sont des établissements confortables et certains d’entre eux s’affichent comme de véritables théâtres, d’autre part, il existe dans les quartiers plus reculés de la ville une exploitation plus informelle, installations improvisées, baraques foraines ou salles constituées autour d’un plan très simple.

Les premières salles de cinéma, qui ouvrent leurs portes entre 1905 et 1909 dans le centre de la ville et dans le quartier des Brotteaux adoptent une architecture simple et adaptée au local dans lesquelles elles sont installées. Au cinéma Idéal, il faut traverser un long, très long couloir de près de 20 mètres et passer d’abord devant la loge du concierge puis de l’entrée de l’immeuble d’habitation avant d’accéder à la petite salle de 10,50 mètres sur 3,90 mètres 443 . Au cinéma Eden-salon, sur la presqu’île, comme au cinéma du Parc, aux Brotteaux, la salle est composée de simples rangées de sièges disposées face à l’écran 444 . Mais au Bellecour, à l’Eden-salon ou au Modern 445 , une salle d’attente assez spacieuse permet d’accueillir les spectateurs. On sait peu de choses sur la décoration intérieure de ces établissements ; si la publicité dans les colonnes des journaux est particulièrement axée sur le confort des sièges et de la salle, rien ne dit que la réalité correspond au discours des exploitants. Au cinéma Lafayette, on remarque tout de même qu’un vélum de coton avec des bandes rouges imprimées dans la longueur recouvre le plafond de la salle 446 . En soi, les premiers établissements cinématographiques ne sont pas opulents ni réellement ostentatoires, mais confrontés aux baraques foraines, ils donnent sans conteste au spectacle cinématographique ses lettres de noblesse.

Avec la transformation de la salle de la Scala en cinéma, courant 1910, l’analogie avec le théâtre est évidente. Le propriétaire ne modifie guère le plan de la salle, supprimant simplement la troisième galerie 447 . Restent les deux premières galeries disposées en demi-cercle face à la scène, désormais écran, et les vastes espaces de promenoir. L’ouverture du cinéma Royal en 1912, du Majestic en 1914 et la transformation de certaines salles du centre-ville accentuent la place des salles confortables Une réutilisation, consciente ou inconsciente, du vocabulaire théâtral montre que le modèle sur lequel les grandes exploitations veulent se mouler est celui des théâtres. Les établissements du centre-ville sont caractérisés par le confort offert aux spectateurs. La Scala est « un véritable théâtre coquet, élégant, luxueusement aménagé, un tapis épais moelleux complétant le confort agréable de toutes les places 448  » Au cinéma Pathé-Grolée, au cinéma Carnot, plusieurs ventilateurs rafraîchissent l’atmosphère 449 .

Ce qui rapproche principalement les plus grands établissements cinématographiques des salles de théâtre est sans conteste la présence de loges. A la Scala, on conserve celles qui existaient lorsque la salle fonctionnait comme café-concert : vingt-quatre loges sont ainsi disséminées dans la salle, la plupart sont surélevées, face à l’écran. Elles comptent de quatre à douze places, et regroupent en tout près de 170 places, plus de 15 % des sièges du cinéma 450 . On pourrait penser que l’existence des loges à la Scala constitue une anomalie, une sorte de vestige archaïque qui n’a rien à voir avec le spectacle cinématographique. Il n’en est rien : les propriétaires du cinéma Royal, dont l’architecture intérieure part de zéro ou presque, choisissent également de disposer des loges dans la salle (cf. illustration 2). Moins nombreuses qu’à la Scala – on en compte huit, représentant quarante-cinq places – celles-ci sont strictement séparées des autres places et directement attenantes au tea-room 451 , ce qui permet aux spectateurs des loges de se désaltérer sans manquer une miette du spectacle. A la veille de la guerre, on retrouve des loges au cinéma Majestic, qui vient d’ouvrir ses portes, mais aussi dans les deux autres salles de Jean Boulin, les cinémas Idéal et Bellecour, que l’on a dû sensiblement modifier depuis 1910 452 .

Les établissements du centre-ville sont caractérisés par la reproduction de la hiérarchie sociale qui prévalait dans les théâtre et les salles de café-concert, et par la volonté d’attirer une clientèle bourgeoise, soucieuse de son entre-soi. Lorsque les salles ne comptent pas de loges, différentes catégories de places sont proposées au public, catégories qui sont distinctement marquées.

Illustration 2. Plan du cinéma Royal
Illustration 2. Plan du cinéma Royal

(Source : Institut Lumière, programme du cinéma Royal daté du 16 avril 1914).

Au cinéma Grolée, dès 1907, fauteuils, stalles, tabourets et bancs séparent nettement les spectateurs selon le confort des sièges 453 . A la Scala, le « confort agréable de toutes les places » ne concerne peut-être pas les simples tabourets sans dossiers de la deuxième galerie que l’on trouve jusqu’en 1913 454 . Au cinéma Royal, enfin, le programme de l’établissement proclame sans vergogne que « le tea-room n’est accessible aux places de 1 ère que durant les entractes 455  ». Les 1ères sont en effet placées juste face à l’écran, devant les spectateurs assis aux fauteuils – qui coûtent plus chers – et risqueraient donc de gêner ces derniers s’ils se déplaçaient durant la séance. La hiérarchie des places se retrouve également au cinéma des Folies dramatiques, situé aux abords du parc de la Tête d’or ; la direction de l’établissement la fait d’ailleurs valoir comme un argument publicitaire :

‘« Les spectateurs y seront d’autant mieux à leur aise aux loges aux fauteuils ou au parterre que la direction a apporté un soin particulier pour que chaque catégorie de place soit bien séparée des autres 456  »’

Sans doute le public plutôt bourgeois des Brotteaux est-il sensible à cet argument qui favorise la culture de l’entre-soi..

En dehors du centre-ville, les établissements se départagent entre quelques salles imposantes installées sur les grands axes de la rive gauche, et une majorité de petits établissements. Les salles fondées par Cinéma-monopole sont spacieuses, 600 et 800 places, mais l’on ne sait rien – faute de plan – de leur physionomie. Sans doute sont-elles assez confortables : leur propriétaire, après tout, en a les moyens. Elles attirent sans doute les habitants les plus aisés du quartier. Car sur la rive gauche, entre le Rhône et la voie ferrée, la géographie sociale se mesure à l’échelle de la rue :

‘« L’avenue de Saxe c’était quelque chose mais les quartiers qui étaient derrière, c’était les quartiers excentriques, voilà ce qu’on disait…un peu, comment…, un peu voyou. Ils sont de la Guille, c’était mal vu. Là [avenue de Saxe], ce sont des quartiers qui sont bien, mais aussitôt que vous alliez derrière, , la rue de Vendôme, ça allait encore, rue de Créqui, c’était déjà moins bien et alors rue Duguesclin, on n’en parlait plus 457 »’

Les grands axes – l’avenue de Saxe, le cours Gambetta, le cours Lafayette, l’avenue Berthelot – apparaissent alors comme la demeure d’une population plus aisée que dans les rues adjacentes. La réalité est peut-être toute autre mais il est évident qu’on fréquente les grands axes plus aisément que les rues plus étroites, moins aérées, moins visibles. C’est pourtant là que se monte une partie des salles de cinéma de la rive gauche : les cinémas Elysée, Iris, Lafayette. Dans les autres quartiers de la ville, les cinémas ne sont guère plus visibles. Si, à la Croix-Rousse, Jérôme Dulaar s’installe sur la place principale, on retrouve également un cinéma dans la petite rue Diderot. Dans le quartier de Vaise, les deux cinémas ouvrent leurs portes dans des rues secondaires.

L’architecture des petites salles de quartier est minimale. Au cinéma Prado, situé dans une petite rue du quartier Guillotière, on trouve huit rangées fixes de sièges à relèvement automatique situés devant l’écran. Sur les côtés de la salle sont disposés des strapontins automatiques, et les portes d’entrée et de sortie sont placées de part et d’autre de l’écran. La cabine est quant à elle située dans la cour de l’immeuble 458 . On retrouve à peu près le même plan au cinéma Lafayette, 68 rue Pierre-Corneille 459 . La circulation des spectateurs autour de l’écran n’est pas l’idéal lorsque qu’il y a des retardataires. Sans compter que le cinéma Lafayette propose jusqu’en 1914 un spectacle permanent, qui peut donc être perturbé de manière permanente.

Au cinéma Lafayette, d’ailleurs, le pragmatisme a clairement présidé à l’aménagement (cf. illustration 3). Les toilettes sont dans la cour de l’immeuble, dehors. Le plan de la salle est en longueur : une trentaine de places assises se trouve repoussée au fond de la salle à plus de 15 mètres de l’écran, dans un renfoncement étroit. Les spectateurs les plus éloignés se trouvent à 22 mètres de l’écran qui lui-même n’en mesure que trois au maximum. Certaines places obligent certainement les clients à se positionner en biais pour voir l’écran.

De nombreuses exploitations de quartier ont encore beaucoup à voir avec les cinémas forains. Ainsi à Villeurbanne, un cafetier installe un cinéma dans l’arrière-cour de son commerce:« Le local dans lequel doit être établi le cinéma est une cour en plein air, au-dessus de laquelle doit être établie une simple tente pour protéger les spectateurs de la pluie 460  ».

Illustration 3. Plan du cinéma Lafayette en 1914
Illustration 3. Plan du cinéma Lafayette en 1914

(Source: AML, carton 1121 WP 005)

Le cinéma de Mel-kior Pinard situé au n° 144 de l’avenue de Saxe est également une construction en bois et toile, autorisé à fonctionner à titre provisoire – trois mois – comme baraque foraine. L’autorisation est néanmoins renouvelée le 31 décembre 1913, toujours à titre de baraque foraine, mais cette fois pour une durée d’un an 461 . Les installations éphémères finissent par se sédentariser, sans pour autant apporter à la clientèle le confort des établissements du centre-ville. La description du cinéma de Jérôme Dulaar, installé sur la place de la Reconnaissance dans le quartier de Montchat, le montre bien :

‘« C’était une baraque en planches avec des toiles autour, dedans il y avait des espèces de draperies rouges qui étaient pendues, puis il y avait de grands bancs, mais vous savez, des bancs étroits comme ça tout le long…Alors on s’asseyait dessus, il n’y avait pas de dossier, il n’y avait rien ! On avait pas mal aux reins à ce moment là…On s’asseyait là dessus puis on regardait le cinéma 462  »’

Il existe pourtant deux catégories de places au sein de l’établissement de Jérôme Dulaar, comme du reste dans toutes les salles de cinéma dont les tarifs ou le plan ont été retrouvés. Mais la distinction entre premières et secondes est pour le moins bien plus ténue que dans les établissements de la presqu’île :

‘« La porte d’entrée des premières était d’un côté de la caisse, et la porte des secondes était de l’autre, mais à l’intérieur, tout communiquait ! C’était au départ qu’il fallait faire attention, mais une fois qu’on était dedans…pof ! Il n’y avait pas de séparation, rien n’était marqué ! C’était des bancs sauf que pour les premières il y avait une espèce de petit velours dessus rembourré je ne sais pas avec quoi ! C’était assez dur !  463 »’

Les directeurs des établissements de quartier ne cherchent pas à attirer une clientèle choisie. Ils n’en ont d’ailleurs pas les moyens et ne peuvent qu’adapter leur politique d’exploitation au confort de leur salle.

Notes
442.

AML : 0344 WP 064, PCA n° 19140039.

443.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Idéal, plan de la salle (1905).

444.

AML : 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Eden-salon, plan de la salle (1908).

445.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, plan de la salle (1906).

446.

ADR : 6 up 1/2588 : Faillite de Louis Meunier, inventaire réalisé le 24 novembre 1909.

447.

D’après les plans de la salle datés de 1879 (AML : 1129 WP 016).

448.

Lyon-Républicain, 7 février 1911.

449.

ADR : 6 up 1/206 : Formation de la société Cinéma-monopole (29 août 1907) et 6 up 1/2649 : Faillite d’Albert Denis, inventaire réalisé le 29 juillet 1914.

450.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1912.

451.

INSTITUT LUMIERE : Plan du cinéma Royal inséré dans le programme de la salle daté du 14 mars 1913.

452.

AML : 0005 Fi 023 : Programme du cinéma Bellecour daté du 1er mars 1914 et INSTITUT LUMIERE : programme du cinéma Idéal daté du 27 février 1914.

453.

ADR : 6 up 1/206 : Formation de la société Cinéma-monopole (29 août 1907)

454.

AML : 1129 WP 016 : lettre du commissaire du quartier de la Bourse datée du 24 décembre 1912 et rapport du commandant des sapeurs-pompiers daté du 20 août 1913.

455.

INSTITUT LUMIERE : Programme du cinéma Royal daté du 16 avril 1914.

456.

Lyon-Républicain, 3 octobre 1913

457.

Témoignage cité par Pinol Jean.-Luc, Les mobilités de la grande ville, op. cit., pages 98-99.

458.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du cinéma Iris, plan de la salle (1913).

459.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Lafayette, plan de la salle (1914).

460.

ADR : 4 M 484 : Autorisation d’exploiter délivrée en mai 1912 par le maire de Villeurbanne.

461.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Mel-Kior, autorisations d’exploiter datées des 26 avril et 27 décembre 1913.

462.

GUAITA Micheline, op. cit., page 158.

463.

Ibidem.