a) Le rayonnement des salles : du quartier à la cité

La publicité faite par les exploitants dépend directement de leur chiffre d’affaires. Au cinéma Royal, le budget publicitaire pour la saison 1912-1913 équivaut à 18 245,25 francs et 26 501,40 francs pour la saison 1913-1914 464 , soit bien plus que le chiffre d’affaire global d’une salle comme celle d’Eugène Kalbfeis à Vaise (16 000 francs 465 ). De fait, les établissements cinématographiques se partagent entre ceux qui apparaissent tous les jours dans les colonnes des journaux et ceux qui n’y apparaissent jamais. Dans les sources, la publicité faite par les directeurs d’exploitations cinématographiques se limite en effet à l’insertion des programmes dans la presse. Les autres formes de publicité sont malheureusement inapprochables, elles n’ont laissé quasiment aucune trace. Il faut malgré tout les lister.

En premier lieu, l’éventuelle distribution de programmes. Aux archives municipales de Lyon sont conservés quelques feuillets imprimés sur le recto où apparaissent les titres des films, le nom et l’adresse de la salle, les horaires et parfois les tarifs 466 .Ces imprimés très sobres ne sont pas destinés à être vendus, ils étaient très certainement distribués. Le tout est de savoir si cette distribution était limitée à l’accueil de la salle, à la portion de rue (dans le cas où la rue est passante) qui jouxte la salle ou à l’ensemble du quartier, si ce n’est de la ville. Aucune indication sur les modalités ou l’ampleur de la diffusion de ces imprimés, pas plus d’ailleurs que sur l’étendue de cette pratique parmi les exploitants. On ne peut que souligner le coût supplémentaire à l’exploitation que représente l’impression hebdomadaire du programme, coût que ne peuvent peut-être pas supporter les exploitations les plus modestes.

La deuxième forme d’action publicitaire dont on ne peut mesurer l’étendue est la pose des affiches : celles du programme, si elles existent, ou celles des films qui passent. L’affiche est fournie, moyennant finance, avec le film par le distributeur. En 1911, un congrès des loueurs fixe le prix de l’affiche en gros à 75 centimes 467 . Les exploitants pouvaient a priori soit acheter une seule affiche pour leur façade, soit en acheter plusieurs pour les diffuser aux alentours. Mais à quelques exceptions près, les films ne restent à l’affiche qu’une semaine, y compris dans les grandes exploitations. L’effort financier que représente l’achat d’affiches n’était donc pas réellement justifié, sauf peut-être pour les principaux établissements.

Enfin, dernière forme de réclame pratiquée par les salles de cinéma, l’emploi d’un crieur dans la rue, ce que l’on appelle à l’époque un aboyeur ou un bonisseur. On en retrouve un employé par Alexandre Rota dès 1907 468 , un autre au petit cinéma villeurbannais de l’Etoile en 1915 469 . D’après les propos du propriétaire de l’Etoile, toutes les salles de la ville ont un aboyeur, mais il est difficile de savoir si tel est vraiment le cas. L’emploi d’un aboyeur représente un coût supplémentaire à l’exploitation, mais il est limité puisque limité dans le temps. Les exploitants utilisent peut-être un de leurs employés (le projectionniste ? l’exploitant lui-même ?), ou un membre de leur famille. E. Pinard le fils de Mel-kior fut selon ses propres déclarations employé en ce sens par son père 470 . Quoiqu’il en soit, cette forme de publicité diffère des précédentes car elle reste de fait circonscrite à la salle ou ses très proches alentours. Affiches et programmes, si l’on ne connaît pas l’étendue de leur diffusion, constituent pour leur part des documents imprimés qui peuvent attirer des spectateurs en dehors du périmètre de la salle.

Si l’exemple des programmes, affiches et aboyeurs, ne permet pas d’appréhender les publics recherchés par les exploitations cinématographiques, les encarts des programmes dans la presse sont eux très significatifs des différentes politiques d’exploitation des salles. La raison principale est qu’ils dépendent entièrement du choix de l’exploitant. En effet, dans les quotidiens comme dans les hebdomadaires, les programmes des salles de spectacle ne sont pas indiqués gracieusement mais contre une rétribution, que l’on suppose chiffrée à la ligne. Selon le public visé, et les moyens financiers disponibles bien sûr, les exploitants choisissent ou non de consacrer une part de leur budget à l’insertion de leur programme dans un ou plusieurs organes de presse.

La rubrique « Courrier des spectacles » du Progrès, tout comme celle des « Spectacles et concerts » du Lyon-Républicain sont ainsi entièrement composées d’inserts réalisés par les exploitants et imprimés tels quels par les journaux. Lorsqu’ils comportent un jugement de valeur sur le programme, ces inserts sont évidemment systématiquement dithyrambiques : au cinéma Grolée, « le programme est comme toujours parfait. En effet, après L’arlésienne , qui a eu tant de succès, L’armoire normande, pièce comique [...], jouée par les principaux artistes de Paris, fait ressortir la beauté des dernières nouveautés Pathé frères »  471  ; les termes « sensationnel », « chef d’œuvre », « magnifique » etc. sont monnaie courante. Il en est de même des portraits des établissements cinématographiques : « Rappelons que c’est demain samedi qu’aura lieu à 20h30 du soir, l’ouverture sensationnelle du cinéma Rota aux Folies dramatiques. La salle qui a été totalement transformée offre un coup d’œil des plus séduisants » 472 .

Dans les quotidiens, les programmes des spectacles apparaissent dans les pages d’informations, ce qui peut tromper les lecteurs. La pratique est à cette époque habituelle 473 , et l’on peut penser que le public de l’époque savait à quoi s’en tenir, en tout cas en ce qui concerne le lectorat habituel des journaux. Plus retors sont les articles qualitatifs intégrés dans les pages informations en dehors des rubriques spécifiquement consacrées aux spectacles. Le cinéma de la Scala profite parfois de ces encarts dont le ton emphatique ne laisse guère de doute sur l’identité du rédacteur.

L’insertion des programmes révèle en fait une véritable hiérarchie des salles de cinéma. Entre celles qui diffusent leur programme dans plusieurs organes de presse et celles qui n’y apparaissent jamais, le visage qu’elles présentent et le public qu’elles visent ne sont pas les mêmes.

La première période du spectacle cinématographique, qui court de 1905 à 1909, est ainsi marquée par une forte distinction dans les journaux entre les salles de cinéma et les exhibitions cinématographiques dans les salles de spectacle. Les premières, à l’exception de l’annonce de leur ouverture, n’apparaissent quasiment jamais; les secondes font paraître régulièrement leurs programmes. Entre 1908 et 1909, dans le Lyon-Républicain, les cinémas Eden-salon et Bellecour n’apparaissent à aucun moment et les cinémas Idéal et Vendôme à deux reprises seulement, pour annoncer leurs horaires. Le cinéma Modern’ d’Alexandre Rota se démarque un peu avec six occurrences sur les deux années. A contrario, les promoteurs du Royal Vio au Nouvel Alcazar font paraître l’intégralité des titres programmés lors des séances et cela chaque semaine. La raison évidente se trouve dans la nature du spectacle présenté. Aux séances courtes et ininterrompues des salles de cinéma répondent les longues séances proposées à horaires fixes par les exhibiteurs.

Une salle de cinéma, le cinéma Grolée, se distingue toutefois durant cette période. Son programme détaillé est imprimé toutes les semaines dans le Lyon-Républicain, programme qui parfois occupe plusieurs paragraphes. Bien plus, le cinéma Grolée apparaît dans des journaux plus spécialisés comme Le Carillon lyonnais. L’effort publicitaire fourni en direction des lecteurs des journaux correspond en fait à celui fourni sur les programmes. Le Pathé-Grolée est en effet la seule salle de cinéma sédentaire à proposer à son public des séances de plus de deux heures.

C’est avec la multiplication des salles à partir de 1910 que l’insertion des programmes dans la presse devient réellement significative des politiques d’exploitation des salles et des publics visés. Deux salles surplombent toutes les autres, la Scala et le Royal – les deux grands palaces de la presqu’île – dont les programmes apparaissent dans tous les journaux consultés. La description souvent très détaillée de leurs représentations apparaît toutes les semaines, parfois tous les jours, dans les grands quotidiens lyonnais mais également dans des revues plus théâtrales comme Le 7 ème jour ou le Lyon Théâtral et Littéraire 474 . Le public visé est clairement celui du théâtre. Par ailleurs, les plans du Royal et de la Scala, à l’image de ceux des théâtres municipaux et des principales salles de spectacle, sont insérés dans L’Annuaire du Tout-Lyon 475 . Les deux salles s’adressent donc à une clientèle relativement aisée.

Le cinéma Pathé-Grolée, surclassé par les deux grands palaces du centre, est néanmoins le seul établissement à apparaître dans les pages « Fournisseurs et maisons recommandées » de L’Annuaire du Tout-Lyon dans la catégorie cinémas jusqu’en 1914. L’établissement exploité par Cinéma-monopole est donc directement conseillé à la clientèle bourgeoise. Les autres salles de la presqu’île ne bénéficient pas d’une telle publicité, mais on retrouve régulièrement leurs programmes dans la presse quotidienne. Le cinéma des Terreaux, notamment, fait paraître chaque semaine ses programmes dans Le 7 ème jour.

En quittant la presqu’île, les programmes deviennent plus rares. La politique de Cinéma-monopole vis à vis de ses salles est sur ce point assez significative. Le programme du cinéma Grolée est inséré toutes les semaines dans la presse, mais ce n’est pas le cas des cinémas Moncey et l’Alhambra. La salle de la Guillotière ne bénéficie que d’une ou deux lignes pour annoncer son ouverture. Pour le cinéma Moncey, les efforts publicitaires durent un petit mois puis la salle disparaît totalement des colonnes du Lyon-Républicain. Cinéma-monopole ne cherche donc pas a priori à attirer une clientèle autre que celle qui passe devant la salle. La société fournit en revanche un effort conséquent pour l’ouverture du cinéma Oriental à partir d’octobre 1913. Le programme du nouvel établissement apparaît chaque semaine dans la presse, mais il est vrai que celui-ci se situe sur le cours du midi à proximité du riche quartier d’Ainay.

Toutes les salles de cinéma situées dans les quartiers périphériques ou à Villeurbanne sont quasiment invisibles dans la presse. Beaucoup d’entre elles n’annoncent même pas leur ouverture. Question de moyens, sans doute, mais aussi de public recherché. Il est clair en effet que les salles de cinéma de quartier ne cherchent pas à attirer une clientèle extérieure au quartier. Ce sont, en quelque sorte, des commerces de proximité.

Notes
464.

ADR : P158 : Dossier du Royal-cinéma, budget 1913-1914.

465.

ADR : P 85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, chiffre d’affaires de la saison 1913-1914.

466.

AML : 5 Fi 001 à 062.

467.

Cinéjournal n° 125, 14 janvier 1911.

468.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Modern, pétition du 27 juin 1907.

469.

ADR : 4 T 203 : Rapport établi par l’exploitant au début de l’année 1916.

470.

Interrogé par Guaita Micheline, op. cit., page 207.

471.

Lyon-Républicain, 25 octobre 1908.

472.

Idem, 3 octobre 1913.

473.

JAMPY Marc, op. cit., page 65.

474.

Voir le n° 15, 10 janvier 1914.

475.

Annuaire du Tout-Lyon, années 1914-1920.