b) La périodicité des séances

Comme les exploitations les plus modestes ne font pas paraître leurs programmes dans la presse, il est difficile de déterminer quels sont leurs horaires d’ouverture. A Vaise et dans le quartier du Trion, deux établissements – mais ils sont éphémères – se limitent à trois séances par semaine 476 , les samedis et dimanches, au diapason donc des temps de travail des catégories laborieuses. Mais le cinéma de Jérôme Dulaar à la Croix-Rousse fonctionne, semble-t-il, tous les soirs jusqu’en 1914 477 . La seule différence mesurable entre les salles de cinéma est l’organisation de séances durant la journée. Les principaux établissements de la ville, sur la rive gauche, au centre-ville surtout, assurent en effet des représentations, que l’on appelle matinées, en pleine journée.

Dès l’origine, les premières salles de cinéma fonctionnaient toute la journée et proposaient un spectacle court et permanent, visant ainsi un public de passage. Avec le développement progressif des séances longues de deux à trois heures, on aurait pu assister à un abandon progressif des séances de la journée. Il n’en est rien. A dire vrai, toutes les salles de cinéma du centre-ville proposent des séances en pleine après-midi : en 1914, ce ne sont pas moins de 4 500 places qui sont ainsi disponibles tous les jours de la semaine, ce qui pose la question du public. Le temps de travail moyen en 1906 est environ de 60 heures par semaine 478 , soit 10 heures par jour, ce qui laisse peu de possibilités aux ouvriers et aux employés de se rendre au cinéma en pleine journée.

Dès 1910, le Pathé Grolée, fort de ses trois heures de programme de la soirée, est en mesure de proposer au public deux programmes différents par semaine pour les séances de l’après-midi. Le programme du 19 au 25 août 1910 479  distingue ainsi les matinées d’une heure, composées avec une partie des films de la soirée, qui sont données du vendredi au lundi, et celles qui courent du mardi au jeudi et qui sont agencées avec la partie encore non utilisée du programme de la soirée. L’intérêt pour la salle est bien évidemment d’attirer deux fois par semaine les spectateurs et l’existence de cette pratique prouve qu’il existe un public se rendant régulièrement au cinéma la journée (ce qui exclut d’emblée la population laborieuse), et qui peut débourser le prix de deux entrées par semaine soit, au Pathé Grolée un minimum de 1 franc et 30 centimes (ce qui semble exclure les populations les moins aisées). Or, bien loin d’être ponctuel, ce système se généralise, en tout cas au sein des salles dont le programme de la soirée est suffisamment copieux pour proposer deux séances la journée. En 1913, le Royal propose lui aussi deux programmes différents dans la semaine, avec a priori, une séance adaptée pour les enfants : un programme occupe tous les jours de la semaine, le deuxième n’est proposé que les jeudis et les dimanches.

A partir de 1911, le cinéma Grolée adapte sa programmation en proposant des matinées enfantines. Celles-ci sont données tous les jours de la semaine de 14h30 à 15h30 et les dimanches de 14h à 15h. On glisse donc vers une séparation des publics. Les séances suivantes conservent le système du double programme. On peut se demander quelle est la différence entre la matinée enfantine et la matinée pour adultes, sachant qu’à partir du moment où l’on propose des séances spécifiques pour les enfants, il est tacitement entendu que les autres séances sont adaptées à un public adulte. La principale constatation est qu’il n’y a pas de films réservés aux enfants, la spécificité des séances enfantines réside dans l’absence : elles sont expurgées d’un certain type de film. Dans le programme du 17 au 23 mars 1911 480 , les matinées enfantines sont composées des actualités, d’un documentaire et de films comiques. La principale différence avec le programme du soir est la disparition des films estampillés « série d’Art Pathé frères », une manière comme une autre de distinguer ces films comme des œuvres intellectuelles qui ne sont pas susceptibles d’attirer les enfants, à qui l’on réserve les vues comiques ou le cinéma parlant.

Entre 1913 et 1914, le Pathé-Grolée change à nouveau de politique d’exploitation, un changement significatif à différents points de vue 481 . Le principal est le remplacement des séances enfantines de la semaine par des séances plus longues. Les après-midi de semaine sont désormais constituées de deux séances d’une heure et demie environ : le spectacle cinématographique chez Pathé s’uniformise, les séances de l’après-midi sont désormais à peine différentes de celles du soir. Plus qu’une consommation rapide, le cinéma Grolée privilégie désormais le spectacle long, y compris dans la journée : on vise une clientèle qui recherche un spectacle complet, sur le modèle du théâtre. En revanche, le dimanche est définitivement institué jour des enfants : des séances d’une heure se succèdent de 14 heures à 17 heures, séances expurgées du « grand film d’Art », et, c’est nouveau, des documentaires. La séance enfantine est composée de deux petits films comiques, d’un film un peu plus long et des actualités (qui décidément sont incontournables).

Le cinéma de la Scala, enfin, ne propose qu’une seule matinée mais celle-ci est de la même teneur que la séance du soir. Elle dure donc près de trois heures, et n’est clairement pas destinée, en tous cas les jours de semaine, à la population laborieuse.

Notes
476.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du cinéma Beylon, rapport municipal daté du 23 juillet 1910 et 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Dubost, lettre de Dubost datée du 29 novembre 1912.

477.

ADR : P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar, rapport de l’inspection des contributions directes, 12 juin 1922.

478.

DEWERPE Alain, op. cit., page 16

479.

INSTITUT LUMIERE : Programme du cinéma Grolée du 19 août 1910.

480.

Idem : Programme du cinéma Grolée du 17 mars 1911.

481.

INSTITUT LUMIERE : Programme du cinéma Grolée daté du 16 janvier 1914.