d) La hiérarchie des tarifs

Les différences de prix pratiqués dans les salles de cinéma constituent le marqueur le plus évident de la segmentation des publics. Ces différences s’expriment avant tout au sein même des établissements où l’on retrouve systématiquement des catégories de places distinctes proposées à des tarifs hiérarchisés selon la proximité avec l’écran (premières, secondes) ou le confort des sièges (fauteuils, stalles, strapontins). Le cinéma reprend de fait le système de séparation des publics qui prévalait dans les théâtres comme dans les salles de café-concert, mais que l’on retrouve aussi dans les transports. Le cloisonnement social est à ce point ancré dans la société française que même les baraques cinématographiques foraines proposent au public de passage – pour un spectacle n’excédant pas un quart d’heure – deux catégories de place, et deux tarifs différents 490 . L’évolution de la politique tarifaire du cinéma Moncey est à ce titre significative : exploitée par la société Cinéma-monopole, la salle propose à son ouverture un tarif unique de 50 centimes ; mais dès le mois suivant, l’établissement affiche deux tarifs différents, de 50 et 80 centimes 491 . La hiérarchie des tarifs dans les salles de cinéma est un système incontournable.

Les spectateurs payent donc un droit d’entrée différent pour assister aux mêmes séances. Selon les établissements, le nombre de catégories de places et l’amplitude des tarifs est plus ou moins importante. Plus la salle s’adresse à un public aisé, plus les différences sont importantes. En 1907, le cinéma Bellecour ne propose que deux tarifs, les premières étant 50 % plus chères que les secondes 492 . La même année, le cinéma Pathé-Grolée affiche quatre catégories de places, la différence entre les tarifs les moins chers et les tarifs les plus élevés atteint alors 364 % 493 . On peut donc débourser trois fois plus d’argent pour obtenir un meilleur confort de projection ou pour cultiver l’entre-soi.

L’importance des différences de tarifs est toujours aussi marquée à la veille de la guerre. Si les petits établissements de quartier ne proposent toujours qu’une distinction entre secondes et premières, et une différence entre les deux qui ne dépasse pas 50 % 494 , les établissements du centre-ville affichent désormais trois catégories de places avec une différence qui va du simple au double entre les places les plus chères et les places les moins chères 495 . Quant aux grands établissements, ceux qui s’adressent en priorité aux catégories les plus aisées, on ne compte pas moins de quatre catégories de place et une différence qui va du simple au triple 496 . Au cinéma de la Scala, ce sont cinq catégories de places qui sont affichées par l’établissement ; de la deuxième galerie aux loges, les tarifs vont de 40 centimes à 1,50 francs soit quasiment du simple au quadruple 497 . L’amplitude des tarifs dans les grands établissement cinématographiques est moindre que dans les théâtres municipaux (où les différences vont de un à quarante) mais elle est équivalente à celle que l’on retrouve dans les grandes salles de café-concert 498 . Les cinémas, en tout cas les plus importants, ne bouleversent pas les règles d’exploitation qui prévalent à Lyon.

La segmentation des publics se fait également dans le temps, selon les séances. Au cinéma Palace en 1910, les soirées coûtent plus de deux fois plus cher que les matinées 499  : au public de passage de la journée se superpose peut-être un public plus aisé –celui des théâtres? – le soir. On constate aussi une distinction entre les séances de la semaine et celles du dimanche : au cinéma Idéal, les places coûtent 10 centimes plus cher le dimanche que les autres jours 500 . Au cinéma Grolée, on supprime les catégories de places les moins élevées les dimanches, tout en abaissant également d’1 franc les places plus élevées 501  : la salle ne compte donc ni attirer le public populaire ni le plus fortuné.

La hiérarchie des tarifs s’exprime également entre les différentes salles de cinéma. Sur ce point, il faut distinguer les établissements soumis à la taxe municipale sur les spectacles et ceux – la majorité – qui bénéficient d’un abonnement. La taxe municipale prévoit en effet une ponction fixe de 10 centimes par place vendue, qui est effectivement prélevée par un contrôleur dans les plus grands établissements de la ville. Pour les petits établissements, la municipalité met en place un système d’abonnement qui équivaut grosso modo à 10 % de la recette. Or, du fait de leurs tarifs, la plupart des établissements cinématographiques sont abonnés, ce dont se plaint amèrement le directeur de la Scala. Lui-même exploite une salle contrôlée par la mairie et se trouve donc dans l’impossibilité de pratiquer des tarifs aussi bon marché que ses concurrents lorsqu’il propose à sa clientèle des séances de cinéma au début de l’année 1907 502 . Difficile en effet d’afficher des tarifs à trente centimes lorsque l’on vous en prend automatiquement le tiers. Les très grands établissements sont donc obligés de pratiquer des tarifs assez élevés pour s’y retrouver. Dans la plupart des cas, cela correspond sans doute au public que l’on cherche à attirer, mais le problème est réel pour une salle qui, tel le Nouvel Alcazar, se trouve dans un quartier plutôt populaire :

‘« Par le maintien des prix entiers des places, j’éloigne le public peu fortuné du quartier, celui surtout [sur lequel] je dois compter. Avec des prix très réduits, je le ramènerais peut-être, mais si, sur ces prix réduits, la taxe municipale me prends 10 centimes par entrée et le bureau de bienfaisance le 11ème de la recette brute, que me reste-t-il….tous mes autres frais restant les mêmes et forcément pour laisser à mon spectacle tout son attrait ? Pour y faire face ? Vous me mettez volontairement par cette fin de non-recevoir dans un cas d’infériorité vis à vis de tous mes concurrents du quartier – qui eux jouissent du traitement que vous me refusez – font des prix très bas (jusqu’à 20 centimes) et le peuvent puisqu’ils n’ont pas à compter avec ces taxes 503 »’

Le problème est tel qu’Alexandre Rota sera forcé de mettre un terme à l’exploitation du Nouvel Alcazar quelques semaines plus tard. La salle continuera d’accueillir de loin en loin des tournées cinématographiques sans pour autant se transformer à nouveau en une véritable salle de cinéma. En 1914, les deux seuls établissements cinématographiques contrôlés par la mairie sont les deux palaces de la presqu’île, la Scala et le Royal. Pourtant, nombreux sont les exploitants à accoler auprès de leurs tarifs la mention « taxe municipale non comprise 504  » C’est une donnée à ne pas perdre de vue : la plupart des tarifs qui apparaissent dans la presse sont inférieurs de 10 centimes à ceux réellement pratiqués. Le public, qui n’est certainement pas au courant des modalités de perception de la taxe municipale ne se rend pas compte qu’il paye réellement à l’exploitant la totalité de la somme qu’il débourse. Les exploitants profitent de façon abusive de la méconnaissance du public pour rejeter sur la municipalité la responsabilité des tarifs, et pour afficher dans les colonnes des journaux des tarifs inférieurs à ceux qu’ils pratiquent réellement.

La perception de la taxe municipale explique en partie le décalage, dans les premières années du spectacle cinématographique, entre les tarifs des salles de cinéma et ceux des tournées cinématographiques dans les grandes salles de spectacle, soumises à la taxe de 10 centimes. Alors qu’aux cinémas Bellecour et Splendid, la séance ne coûte que de 30 à 50 centimes, la tournée du Stinson Bio au Nouvel Alcazar affiche des tarifs allant de 60 centimes à plus de 2 francs 505 . Sans doute, le spectacle proposé n’est-il pas le même, mais c’est avant tout l’envergure de la salle qui détermine les tarifs. De fait, le cinéma qui se monte cours Lafayette, dans le quartier des Brotteaux, pratique des tarifs au diapason de l’horizon social du quartier ; ceux-ci sont de 60 et 85 centimes 506 , soit près de deux fois plus chers que ceux des salles du centre-ville. A contrario, le cinéma « populaire » qui ouvre ses portes au même moment dans le quartier des Terreaux propose des tarifs sensiblement moins chers que ceux des cinémas du quartier Bellecour : le tarif plancher n’y est que de 20 centimes 507 .

L’ouverture du cinéma Pathé-Grolée en mars 1907 rapproche le spectacle cinématographique de l’exploitation théâtrale. Les prix qui y sont pratiqués, de 75 centimes à trois francs en semaine 508 , sont en effet équivalents à ceux affichés au théâtre de l’Eldorado 509 . Le public recherché par l’établissement est sans conteste un public assez aisé ; celui-ci répond présent, semble-t-il, puisque le Pathé-Grolée conserve la même politique tarifaire jusqu’en 1914 et s’affiche toujours, à la veille de la guerre, comme la salle de cinéma la plus chère de la ville.

Les deux petites salles qui ouvrent leurs portes dans la presqu’île en 1910, les cinémas Artistic et Palace, suivent le même chemin que le Pathé-Grolée en pratiquant des tarifs assez élevés. Au Palace, les places sont vendues de 60 centimes à plus de un franc 510 et les tarifs de l’Artistic sont comparables à ceux du Pathé, de 75 centimes à plus de deux francs 511 . Au même moment, le cinéma Bellecour affiche les mêmes tarifs qu’en 1907, de 30 et 50 centimes 512 . Il est difficile de savoir, en l’absence de données pour les autres établissements, si la politique du cinéma Bellecour est à cette date marginale et si les salles du centre-ville choisissent désormais de pratiquer des tarifs élevés. Quoiqu’il en soit, la transformation de la Scala en cinéma va bouleverser l’offre de cinéma dans la presqu’île, l’imposant établissement choisissant de pratiquer un tarif plancher assez bon marché tout en proposant un spectacle prestigieux. Face à cette concurrence, les petites salles avoisinantes n’ont guère le choix de continuer à afficher des prix élevés. A la veille de la guerre, la plupart des salles de cinéma du centre-ville proposent un tarif plancher uniforme, les différences entre les établissements et les publics qu’ils cherchent à attirer apparaissent dans l’échelle des tarifs les plus élevés et le nombre de catégories de places :

Tableau 8. Tarifs des cinémas situés sur la presqu’île lyonnaise en 1914 (en francs) .
Etablissement Tarif plancher Tarif plafond Nombre de catégories de places
Pathé-Grolée 0,75 3 4
Scala 0,40 1,50 5
Bellecour 0,40 1,30 4
Idéal 0,40 1 3
Palace 0,40 1 3

Le Pathé-Grolée reste la seule salle à pratiquer une politique tarifaire élitiste. Le cinéma Palace, qui a abaissé ses tarifs de 50 %, a considérablement réduit ses prétentions depuis 1910. Dans le même temps, le cinéma Bellecour a relevé ses prix pour se placer au même niveau que la Scala. A noter que le cinéma Modern, dont les tarifs étaient vraisemblablement les mêmes que ceux du Bellecour, augmente lui aussi ses prix de 10 centimes en 1914 514 . Le tarif de 40 centimes (ou 50 centimes, plutôt, si l’on y ajoute la taxe municipale) semble donc la norme, mais il ne faut pas pour autant en conclure que les différentes salles de cinéma attirent le même public. Au cinéma de la Scala, le tarif de quarante centimes ne concerne que les places de la deuxième galerie, soit moins du quart de la contenance totale de l’établissement 515 . La moyenne du prix des places vendues à la Scala avoisine de fait les 80 centimes entre 1911 et 1913, avec une légère augmentation (de 79 à 81 centimes) entre les deux dates 516 . La majorité des clients de la Scala choisit donc de s’installer dans les fauteuils du parterre ou dans les loges, et donc de dépenser au moins 1 franc. La multiplication des spectateurs fréquentant l’établissement ne modifie pas la composition du public, et renforce même sensiblement le poids des tarifs les plus élevés. Le cinéma de la Scala apparaît véritablement comme une salle d’élite. Dans l’autre palace de la ville, le cinéma Royal, les tarifs pratiqués sont inconnus mais la moyenne du prix des places vendues est plus importante encore qu’à la Scala : les spectateurs y dépensent 1 franc en moyenne lors de la saison 1912-1913 517 .

Les prix pratiqués dans les salles du centre-ville se démarquent, semble-t-il, des tarifs des petites exploitations de quartier qui se multiplient dans les années 1910-1914. La plupart de ces établissements n’apparaissent jamais dans la presse et n’éditent vraisemblablement pas de programmes : leurs tarifs restent donc inconnus. Toutefois, le tarif plancher de 20 centimes apparaît assez généralisé. C’est ce qui ressort des déclarations d’Alexandre Rota sur la concurrence des petits établissements de la Guillotière en 1911 et d’un article de presse fustigeant la décision d’Edouard Herriot de supprimer les abonnements à la taxe municipale en 1914 518 . Du reste, on retrouve des places proposées à 20 centimes dans la salle de Melkior Pinard, cours du midi, en 1912 519 , et au cinéma des Variétés, à Villeurbanne, en 1914 520 . Les petites salles de quartier proposent donc des séances cinématographiques deux fois moins chères que les établissements du centre-ville. Elles s’adressent en priorité au public populaire habitant à proximité, les plus riches pouvant être tentés par le confort des cinémas de la presqu’île.

La profonde diversité des exploitants entraîne directement celle des établissements cinématographiques. Le cinéma s’adresse à toutes les couches de la société mais ne leur parle pas de la même voix. Aux grands établissements du centre-ville exploités sur le modèle des théâtres et cherchant à en attirer le public répondent les petites salles de proximité, aux tarifs bon marché mais au confort plus rudimentaire attirant exclusivement les habitants du quartier. Entre ces deux formes d’exploitation, se positionnent les petites salles du centre-ville et les grandes salles situées sur la rive gauche du rhône. L’exploitation cinématographique lyonnaise se hiérarchise et conditionne une hiérarchisation du spectacle lui-même.

Notes
490.

Ainsi au cinéma forain de Jérôme Dulaar, dans le quartier de la Croix-Rousse : Micheline GUAITA, op. cit. page 158.

491.

Lyon-Républicain, 16 janvier et 20 février 1910.

492.

AML : 5 Fi 004 : Programme du cinéma Bellecour du 1er au 7 novembre 1907.

493.

AML : 5 Fi 007: Programme du cinéma Pathé-Grolée du 1er au 7 novembre 1907.

494.

Ainsi au cinéma Variétés à Villeurbanne (ADR : P 21 : Dossier de Delluchi).

495.

Les cinémas Idéal et Palace proposent tous deux des tarifs de 0,40, 0,60 et 1 franc : Institut Lumière : Programmes des cinémas Idéal et Palace du 27 février 1914.

496.

Quatre catégories de place dans les cinémas Bellecour et Grolée en 1914 pour une différence allant du simple au triple (AML : 0005 Fi 023 : programme du cinéma Bellecour du 1er mars 1914 & Annuaire du Tout-Lyon année 1914 : plan et tarifs du cinéma Grolée)

497.

Annuaire du Tout-Lyon année 1914 : plan et tarifs du cinéma de la Scala

498.

Idem: plan et tarifs du Grand Théâtre et du Casino-Kursaal.

499.

Lyon-Républicain, 28 octobre 1910.

500.

Institut Lumière : Programmes du cinéma Idéal du 27 février 1914.

501.

Idem : Programme du cinéma Pathé-Grolée du 19 au 25 août 1910.

502.

AML : 1129 WP 016 : Lettre d’Edouard Rasimi à la municipalité, 25 février 1907.

503.

AML : 1121 WP 001 : Dossier du Nouvel Alcazar, lettre d’Alexandre Rota, 29 décembre 1911.

504.

Ainsi au cinéma Bellecour, en 1907 comme en 1914 (AML : 5 Fi 004 & 5 Fi 023).

505.

Lyon-Républicain, 12 mars 1908.

506.

Idem, 17 mai 1909.

507.

Idem, 4 mars 1909.

508.

AML : 5 Fi 007: Programme du cinéma Pathé-Grolée du 1er au 7 novembre 1907.

509.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1911 : plan et tarifs du théâtre de l’Eldorado.

510.

Lyon-Républicain, 28 octobre 1910.

511.

Idem, 12 février 1911

512.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma bellecour, programme du cinéma du 4 au 6 juillet 1911.

513.

Les tarifs du Grolée et de la Scala sont reproduits dans l’Annuaire du Tout-Lyon, année 1914, ceux du Bellecour sont connus par le programme du 1er mars 1914 (AML : 5 Fi 023), ceux des cinémas Idéal et Palace par leur programme du 27 février 1914 (INSTITUT LUMIERE).

514.

Lyon-Républicain, 6 janvier 1914.

515.

D’après les plans de l’établissement en 1881 (AML : 1129 WP 016) et en 1911 (Annuaire du Tout-Lyon, 1914)

516.

Par comparaison entre le nombre de spectateurs (AML : Documents relatifs aux projets de budget de la ville, années 1913-1915) et les recettes équivalentes de la salle (ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, comptes de la Scala 1911-1913.)

517.

Par comparaison entre les recettes de la taxe municipale sur les spectacles et les recettes de l’établissement (ADR : P 158 : Dossier du cinéma Royal, bilan financier au 30 juin 1913).

518.

Cinéjournal n° 304, 20 juin 1914.

519.

Lyon-Républicain, 25 mars 1912.

520.

ADR : P 21 : Dossier de Delucchi & Deloche, rapport de l’inspecteur des contributions directes, 27 décembre 1922.