1) La richesse du programme

Les premières représentations du spectacle cinématographique à Lyon se présentent sous deux formes différentes. Les premières salles de cinéma permanentes proposent au public un programme relativement court, et répétitif. C’est le cas au cinéma Bellecour, qui annonce lors de son ouverture des séances successives d’une demi-heure, de 14h à 22h30 522 . Le cinéma Idéal, annonce lui des séances sans interruptions dès 15 heures 523 . Les salles de cinéma ne proposent pas alors un spectacle très différent du cinéma forain. Elles visent par leur politique d’exploitation une clientèle qui a une demi-heure à consacrer en pleine journée aux loisirs. Dans ces établissements, on va en effet au cinéma comme on va au parc ou au café. Les séances étant sans interruption, nul besoin de prévoir, on peut s’y rendre en passant : le public des premières salles de cinéma est un public de passage.

Bien différents sont les programmes proposés au même moment par les exhibiteurs dans les salles de spectacle. Là, le cinéma s’adapte aux conditions d’exploitation qui prévalent dans les lieux qui l’accueillent. Le cinématographe parlant Imperator qui se produit du 15 septembre au 20 novembre 1905 au Nouvel Alcazar propose ainsi des séances de près de trois heures, et celles de ses successeurs dans les années 1906-1907, (Royal Vio, Royal View, Stinson Bio etc.), sont à l’avenant. La publicité insérée dans la presse quotidienne est d’ailleurs entièrement axée sur la richesse du programme. Le public visé n’est pas le même que dans les salles de cinéma permanentes. Les séances des exhibiteurs s’adressent à une clientèle plus exigeante et sensible à la notion d’horaires fixes – les séance commencent en général à 20h ou 20h30 – et de spectacle opulent : la clientèle des salles de spectacle.

Prévoir ou non d’aller au spectacle constitue à mon avis une différence fondamentale entre les publics. On pourrait schématiquement opposer deux types de spectateurs. L’un, plutôt passif, va voir ce qu’on lui propose, dans la lignée d’une vie villageoise ponctuée par les fêtes à date fixe et les tournées des cirques ou des théâtres. L’autre, plutôt actif, choisit de se rendre au spectacle, organise son temps, qu’il s’agisse du temps de travail ou de temps de loisir. On peut être tenté de faire une dichotomie entre ces deux pratiques, qui peuvent d’ailleurs ponctuellement se recouper, suivant la catégorie sociale. Organiser son temps, se rendre au spectacle à horaires fixes sont-elles des pratiques bourgeoises ? On peut le penser au vu des tarifs : alors que dans les salles de cinéma, les séance ne coûtent que 30 à 50 centimes, la tournée du Stinson Bio au Nouvel Alcazar affiche des tarifs allant de 60 centimes à plus de 2 francs 524 .

L’évolution des programmes des salles de cinéma permanentes passe par l’adoption du spectacle proposé par les exhibiteurs, mais cette évolution n’est pas uniforme, du moins à Lyon. Si certaines salles cherchent à satisfaire un public habitué aux soirées théâtrales, d’autres continuent jusqu’en 1914 à viser un public de passage et à jouer la carte de l’attraction.

La première salle de cinéma permanente à proposer un programme occupant toute une soirée est le Pathé-Grolée, et cela dès son ouverture. Entre 1907 et 1908, la société Pathé-frères bouleverse réellement l’industrie cinématographique. De son implication dans l’exploitation nationale à la création des sociétés concessionnaires, de l’établissement de la location à la promotion du « Film d’Art » et par là-même du film en général, Pathé a inventé un modèle de spectacle qu’elle exploite directement ou indirectement d’amont en aval. On ferait toutefois une erreur d’interprétation en assimilant la mise en place des longues séances à la promotion du film. Quoiqu’il en soit, le Pathé-Grolée propose désormais des soirées cinématographiques s’étendant de 20h30 à 23h00, séances sans commune mesure avec les autres salles de cinéma de la ville. On peut ainsi comparer les programmes du 1er au 7 novembre 1907. Cette semaine là, le cinéma Bellecour propose trois films : un documentaire, une « grande scène dramatique », et un comique américain 525 . Le programme du Pathé-Grolée, pour la même semaine 526 , est quant à lui composé de dix-sept films, séparés en deux parties par un entracte et ponctués par la musique d’un petit orchestre. Il faut ici rappeler que les séances coûtent entre 30 et 50 centimes au Bellecour contre 75 centimes au minimum au Pathé-Grolée. La qualité a un prix.

Jusqu’en 1910, le Grolée reste la seule salle permanente du centre-ville à proposer un spectacle aussi complet. Les cinémas Bellecour et Idéal restent sur une politique de séances continuelles, même si la durée de celles-ci augmente peu à peu. En 1909, ce sont désormais des séances d’une heure qui sont données à l’Idéal 527 . Au cinéma Modern d’Alexandre Rota, on note une certaine influence de la politique d’exploitation de Pathé. A la fin de l’année 1908, les séances sont en effet considérablement rallongées et se hissent à hauteur de la salle de la rue Grolée 528 . Mais cette expérience est éphémère et le 10 janvier 1909, Rota annonce « A partir d’aujourd’hui, les soirées de 3 heures sont supprimées. Retour des petites séances d’une heure » 529 . Néanmoins, la différence est consommée entre cinémas permanents et cinémas forains. Les séances sont encore continuelles, mais le public du centre-ville doit être plus exigeant qu’auparavant puisqu’on lui propose deux fois plus de films en 1909 qu’en 1907.

Qu’en est-il à cette période des petites exploitations – peu nombreuses il est vrai – qui se sont montées en dehors du centre-ville ? Il est, la plupart du temps, difficile de se prononcer. Une salle comme l’Univers-cinéma-populaire, dans le quartier des Terreaux annonce des horaires allant de 14h à 18h et de 20h à 22h30 sans plus de précisions sur la durée des séances 530 . En revanche, les exploitations éphémères installées par la société du Cinéma-monopole dans le quartier du parc de la Tête d’or sont au diapason de celles du Pathé-Grolée. Que cela soit la salle rue Vauban, ou celle du quai des Brotteaux, les séances sont invariablement les mêmes : une seule grande représentation en soirée de 20h30 à 23h00. Dans la salle du Parc, installée par Cinéma-monopole au 6 de l’avenue de Noailles, qui ne fonctionne durant le printemps 1908 que pendant la journée, on annonce deux séances à 15 et 17 heures 531 , ce qui semble montrer que les séances durent au moins une heure et demie. La salle du Parc est implantée dans le quartier des Brotteaux qui, on l’a vu, constitue la nouvelle résidence de la bourgeoisie lyonnaise. On peut donc raisonnablement penser que le spectacle est adapté à l’horizon social et culturel du quartier, habité notamment par une population habituée aux règles d’exploitation du théâtre.

La multiplication des salles de cinéma à partir de 1910 n’entraîne pas de changements notables dans les politiques d’exploitation. Jusqu’en 1914, les cinémas proposent soit des séances de deux à trois heures, soit des séances courtes et ininterrompues. Les différences de durée procèdent du choix des exploitants et de la clientèle qu’ils cherchent à attirer, mais aussi de leurs moyens financiers. Proposer trois heures de programmes par semaine au lieu d’une seule, c’est multiplier par trois les frais de vente ou de location des films. Plus la salle est grande, plus son propriétaire a les moyens et plus son programme est riche.

Au centre-ville, les deux palaces qui ouvrent leurs portes, la Scala et le Royal, s’orientent très logiquement vers un programme complet. Celui-ci avoisine les trois heures dans les deux établissements, et apparaît très attractif, notamment à la Scala où, de 1912 à 1913, chaque représentation compte documentaires, actualités, grands films, petits films comiques et les phonoscènes et filmparlants Gaumont. Le Grolée, quant à lui, continue sur sa lancée, sans allongement de ses séances qui s’étalent toujours de 20h30 à 23h00.

Face à la concurrence des grands établissements, les exploitations plus modestes du centre-ville ont du mal à trouver leur place. Lorsque le cinéma Palace ouvre ses portes, le 28 octobre 1910, la publicité annonce pour les soirées « une seule grande représentation mondaine de 20h à 23h ». Mais la salle change très rapidement de propriétaire et de politique d’exploitation : jusqu’en 1914, le cinéma Palace propose au public des représentations continues et non plus à horaires fixes. Je n’ai guère d’indications en ce qui concerne le cinéma d’Alexandre Rota, mais Jean Boulin parvient, lui, à tirer son épingle du jeu, en diversifiant ses programmes. Il instaure au cinéma Bellecour des séances à horaires fixes mais conserve au cinéma Idéal son caractère de cinéma permanent : les séances n’y durent qu’une heure encore en 1914 532 . Lorsque Jean Boulin fonde le cinéma Majestic, établissement de prestige, il le dote de séances de plus de deux heures. Deux publics différents sont visés par les différentes salles du centre-ville : un public de passage, un public d’occasion qui a une heure à occuper, et un public plus exigeant.

Dans le quartier des Terreaux, où quatre salles ont ouvert leurs portes, l’exploitation permanente est majoritaire. Les cinémas Odéon, Artistic et Splendor fonctionnent sans interruption et proposent des séances plutôt courtes. Au cinéma Artistic, celles-ci ne dépassent jamais une heure entre 1913 et 1914 533 . Le cinéma des Terreaux, situé sur la place du même nom, se démarque volontairement de ses concurrentes en donnant des séances de deux heures à horaires fixes. Cette tentation de l’exploitation théâtrale se traduit également par un des points forts de la publicité : « la seule salle de Lyon éclairée durant les projections ». Le seul intérêt que l’on peut trouver à cette pratique (il s’agit certainement plus d’une semi-obscurité) est de rassurer les mères de famille : « la lumière n’est certes pas intensive, mais elle est suffisante pour permettre à chacun de voir distinctement tous les spectateurs » 534 . Dans sa politique d’exploitation comme dans son programme, le cinéma des Terreaux essaie d’attirer un public plus choisi que ses concurrents directs.

En dehors de la presqu’île, qu’en est-il ? Là encore, les sources restent désespérément discrètes. On peut remarquer que la société Cinéma-monopole, dans ses salles Alhambra et Moncey, conserve la même politique qu’au cinéma Grolée. Le cinéma Moncey s’enorgueillit même du titre « le spectacle le plus long 535  » en 1910. Pour les autres établissements, il est difficile de se prononcer. Les petites salles des quartiers Part-Dieu et Guillotière, du moins celles dont je connais les programmes, fonctionnent en permanence et sans horaires. Le cinéma des Folies dramatiques dans le quartier des Brotteaux, ne fonctionne en revanche qu’en soirée, et propose au public une grande soirée. Au cinéma du commerce, implanté dans un café du quartier de la Guillotière, les séances prévues sont des petites projections de 10 minutes toutes les demi-heures : « en un mot, ce n’est pas un spectacle m’est [sic !] simplement une attraction cinématographique que je veux installer dans mon café 536  ». On voit ici la filiation directe avec le cinéma forain. Jérôme Dulaar, dans le quartier de la Croix-Rousse, propose quant à lui a priori des soirées quotidiennes. Mais quelles sont leur durée ? On ne peut guère se prononcer. La seule certitude demeure qu’en 1914, les salles de cinéma, en tout cas celles de la presqu’île, sont partagées entre séances courtes et ininterrompues, qui attirent un public de passage, et séances longues à horaires fixes qui visent une clientèle habituée aux règles des salles de spectacle.

Notes
522.

Le Progrès, 30 décembre 1905

523.

Idem, 29 mars 1906.

524.

Lyon-Républicain, 12 mars 1908.

525.

AML : 5 fi 004.

526.

AML : 5 fi 007.

527.

Lyon-Républicain, 10 septembre 1909.

528.

Idem, 12 décembre 1908.

529.

Idem, 10 janvier 1909.

530.

Idem, 4 mars 1909

531.

Idem, 24 avril 1908.

532.

Institut Lumière : Programme du cinéma Idéal du 27 février 1914 : « Séances continuelles d’une heure de 2 heures à 11 heures du soir ».

533.

Idem: Programmes du cinéma Artistic 1913-1914.

534.

Le 7 ème jour, 11 janvier 1914.

535.

Lyon-Républicain, 16 janvier 1910.

536.

AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Simon, lettre du 2 décembre 1912.