2) Le long-métrage commence à s’imposer

Dans ses premières années d’existence, le spectacle cinématographique est entièrement assimilé à la variété des programmes. Les séances sont composées de différents sujets, de différents thèmes qui peuvent attirer une variété de spectateurs selon leurs goûts et leurs centres d’intérêt. Mais le film puis le long-métrage vont prendre de plus en plus d’importance dans la composition des séances, entraînant par là-même une distinction des publics selon le sujet des films. On ne peut, encore une fois, que faire le lien avec les représentations théâtrales où la pièce occupe l’intégralité de la soirée. N’est-il pas troublant que la France et l’Italie, pays de forte tradition théâtrale, soient les principaux promoteurs du long-métrage tandis que les Etats-Unis restent longtemps réticents ?

Dans les premières années du spectacle cinématographique, il arrive parfois qu’un film soit mis en valeur. Le cinéma Bellecour projette ainsi, un mois après son ouverture, le film le plus long de la production Pathé en 1905, La poule aux œufs d’or, une féerie en couleur. Le film est annoncé à grands renforts de publicité quelques semaines avant sa projection et reste deux semaines à l’affiche, « à la demande du public » 537 . Mais on peut penser que le prix du film justifiait à lui seul la reprise en 2ème semaine: il s’agissait de le rentabiliser. Cette politique d’exploitation est toutefois exceptionnelle dans l’agglomération lyonnaise. Jusqu’en 1908, les différents films d’une même séance sont présentés –dans les salles permanentes ou les salles de spectacle – de manière uniforme. Rares sont ceux mis en valeur.

Une rupture dans la composition des séances se produit au 2ème semestre 1908, date à laquelle la société Pathé frères entame un partenariat avec la société du Film d’Art. Le but avoué est de produire des films artistiques susceptibles d’attirer le public qui se reconnaît dans la culture classique en général et dans celle du théâtre en particulier. Le premier film mis ainsi en valeur est L’Arlésienne, projeté deux semaines sur l’écran du Pathé-Grolée en octobre 1908 538 . Mais le véritable coup d’envoi est donné avec le célèbre Assassinat du duc de Guise, programmé à Lyon deux semaines avant la sortie parisienne :

‘« La Comédie française au théâtre Pathé Grolée.
-Attention ! c’est le 6 novembre prochain que la salle de la rue Grolée offrira au public lyonnais la primeur d’un film sensationnel provenant de la société « Le film d’Art » que dirige M. Le Bargy, l’éminent sociétaire de la Comédie Française. […] Nous aurons d’ailleurs l’occasion de reparler de cette véritable manifestation d’Art et de donner sur cet évènement inattendu et sensationnel, d’une représentation de la Comédie Française au Théâtre Pathé-Grolée. Nous engageons vivement les personnes réellement désireuses d’assister à cette révélation cinématographique du talent de nos grands artistes, à prendre dès maintenant leurs places au bureau de location. 539  »’

Le film mesure 310 mètres, soit environ 18 minutes de projection. Il ne s’agit donc pas d’un long-métrage au sens actuel du terme, mais, sans conteste, il en constitue un pour les spectateurs de l’époque. Outre sa durée, le film se démarque par son cachet. Les acteurs sont tous des sociétaires de la Comédie-Française, et une musique écrite par le compositeur Camille Saint-Saëns doit accompagner le film durant sa projection. La culture classique, par le biais d’éminents représentants, s’invite donc sur l’écran, à charge d’attirer le public des théâtres et des salles de concert.

L’Assassinat du duc de Guise constitue en fait le premier film d’une longue série. Grâce aux accords signés avec la société du Film d’Art puis avec la Société Cinématographique des Artistes et Gens de Lettres (SCAGL) 540 , la société Pathé frères est à même de fournir chaque semaine à la direction de Cinéma-monopole des films estampillés « artistiques ». Les sujets des films qui sont programmés à Lyon sont essentiellement axés sur la culture classique, grandes oeuvres littéraires ou scènes historiques. Sur quarante-quatre films produits par le Film d’Art ou la SCAGL et programmés dans la salle du Pathé-Grolée entre novembre 1908 et décembre 1910, on ne compte pas moins de dix-huit adaptations littéraires, dix scènes historiques et quatre scènes bibliques. Les auteurs adaptés - Victor Hugo, Shakespeare ou Racine - font partie des classiques. Détail significatif, six des dix scènes historiques recensées mettent en scène des personnages aristocratiques au destin tragique : de La mort du duc d’Enghien à L’arrestation de la duchesse de Berry en passant par Le martyre de Louis XVII, le déclin de l’aristocratie est un sujet récurrent. Sans doute les membres de la bourgeoisie, que l’on cherche à attirer, sont-ils sensibles à cette thématique.

L’assassinat du duc de Guise reste deux semaines à l’affiche, ce qui sera le cas de la plupart des films artistiques projetés au cinéma Grolée. Pour autant, la composition des séances au Pathé Grolée n’a pas radicalement changée. La publicité dans les colonnes des journaux de fait est trompeuse. En mettant l’accent sur le film artistique, elle laisse dans l’ombre les autres films. Or, en 1909-1910, le film d’art ne constitue en vérité qu’un cinquième au maximum de la séance. En fait, il fait partie intégrante d’un modèle de représentation qui se fixe peu à peu chez Pathé. Un programme choisi, que l’on peut même qualifier d’élitiste, des films d’Art où participent les grands noms de la Comédie-française à l’aristocratique Max Linder. J’ignore évidemment si le public correspond au prestige recherché….

Les autres établissements cinématographiques réagissent lentement à la concurrence des programmes Pathé . Lorsque Alexandre Rota allonge ses séances pendant l’hiver 1908, c’est avec la promotion du film Salomé, mais cela ne dure qu’un temps limité. Au Nouvel Alcazar, le Royal Vio présente, le 7 mars 1909, Les derniers jours de Pompéi et proclame « avec des pièces telles que cette dernière, le cinématographe devient tout simplement du théâtre, du meilleur et du plus grand 541  ». Mais dans la plupart des programmes des salles de cinéma, c’est encore la diversité qui l’emporte.

Ce n’est qu’en 1911 que l’on peut véritablement dater le basculement vers le long-métrage. On retrouve cette année là La traite des blanches au cinéma d’Alexandre Rota, film danois de 800 mètres (40 minutes), ce que ne manque pas de faire savoir l’exploitant. En décembre de la même année, le cinéma Pathé-Grolée programme Le roman d’une fille pauvre, « une vraie pièce de théâtre qui dure une heure et demie ; un des plus beaux films d’Art qui, vu son importance, ne peut se donner qu’en soirée 542  ». Le film est désormais l’égal d’une pièce de théâtre. Cette évolution est bien sûr le fait des maisons de production, mais celles-ci réagissent aussi à la demande du public, et donc des exploitants. Entre 1911 et 1914, les longs-métrages se multiplient chez Pathé frères, chez Gaumont ou dans les firmes italiennes Itala ou Cinès. Les grandes œuvres prestigieuses et attendues se succèdent donc sur les écrans des grandes salles de cinéma lyonnaises, selon les rapports avec les maisons d’édition. A la Scala, les grandes productions Gaumont, dont les quatre épisodes de Fantômas. Au Grolée, les films Pathé, dont l’immense Misérables qui sort en janvier 1913. En avril 1913, le cinéma Royal affiche « en exclusivité absolue » le premier grand péplum, Quo Vadis, qui reste cinq semaines à l’affiche.

Le film est désormais l’égal d’une pièce de théâtre. L’analogie ne s’arrête d’ailleurs pas à la durée : les exploitants lyonnais, pour promouvoir leurs films, font directement référence à la scène parisienne. Le premier épisode de Fantômas est ainsi présenté par la direction de la Scala comme le « grand succès parisien 543  ». D’autres établissements font directement référence à des salles de cinéma de la capitale : à l’Alcazar, on précise que Les trois mousquetaires a obtenu un succès au Casino de Paris 544 . Pour attirer un certain public, les exploitants insistent sur le fait que les films qu’ils programment à Lyon sont de qualité égale à ceux qui sont proposés au public parisien. La tournée de l’Imperator, lorsqu’elle reprend le film Quo Vadis précise bien que le film « est bien le même que celui qu’a passé le Gaumont-Palace de Paris, sans coupures ni retranchements 545  »

On assiste parallèlement à la naissance d’une critique de cinéma indépendante dans les journaux corporatifs édités à Paris. Une critique qui n’hésite donc pas à parler de bons et de mauvais films, que cela soit pour stigmatiser la programmation d’une salle, comme c’est le cas pour le cinéma Artistic, situé au n° 13 de la rue Gentil : « « Il est regrettable que la direction de l’Artistic, petit bijou de cinéma, passe des films aussi mauvais. La semaine dernière, j’ai vu un film de cinéma horriblement mal joué » 546 , ou pour différencier les films selon leur éditeur, ainsi au cinéma Royal : « Un très bon programme. Je ne ferais exception que pour un film colorié de la société Aquila, Pour son roi, véritable épopée carnavalesque » 547 .

L’apparition du long-métrage entraîne une distinction forte entre les grands établissements et les petites salles du centre-ville. L’allongement des films constitue de fait un problème technique majeur, puisqu’il nécessite l’emploi d’un double projecteur afin d’éviter les coupures. Avec un seul projecteur, un film comme Quo vadis serait entrecoupé à quatre ou cinq reprises. Or, les petites salles du centre n’ont pas nécessairement les moyens de s’équiper : au cinéma Carnot il n’y a encore qu’un seul projecteur en 1914 548 . La distinction entre les salles se traduit également dans la présentation du film : la musique de Saint-Saëns pour L’assassinat du duc de Guise ou la partition avec choeurs et orchestre du film Quo Vadis ne peuvent se donner que dans les salles les plus grandes qui comptent un orchestre..

Les petits établissements du centre recourent parfois à des pratiques douteuses. Alors que le Royal s’apprête à sortir Quo vadis, le petit cinéma Palace programme une semaine avant un film du même nom, mais bien plus modeste. Un an plus tard, sur le même Quo Vadis, repris par le cinéma Royal, « Le public est mis en garde contre les agissements d’un cinéma de notre ville qui, profitant de la publicité faite par royal-cinéma pour le film Quo Vadis ? de la grande firme Cines, passe en même temps un film quelconque baptisé du même nom 549 » En l’occurrence le cinéma Bellecour qui sorti le vieux Quo Vadis des cartons pour abuser la clientèle.

Le long-métrage est évidemment inaccessible aux petites salles de quartier, qui n’ont pas encore les moyens d’acquérir un double projecteur. Comme tel, il favorise une distinction des publics selon les programmes des salles de cinéma.

Notes
537.

Le Progrès, 8 janvier et 3 février 1906.

538.

Lyon-Républicain, 18 octobre 1908.

539.

Idem, 3 novembre 1908.

540.

CAROU Alain, Le cinéma français et les écrivains, histoire d’une rencontre : 1906-1914, Paris, Ecole nationale des Chartes/AFRHC, 2002, 364 pages.

541.

Lyon-Républicain, 7 mars 1909. 

542.

Idem, 1er décembre 1911.

543.

Idem, 2 juin 1913.

544.

Idem, 16 octobre 1913.

545.

Idem, 11 mai 1913.

546.

Chronique du correspondant lyonnais Louis Raymond du Courrier Cinématographique, 1er mai 1912.

547.

Idem, 20 octobre 1912.

548.

ADR : 6 up 1/2649 : Faillite d’Albert Denis , inventaire (29 juillet 1914).

549.

Lyon-Républicain, 18 avril 1914.