1) La place du cinéma dans la ville

a) La guerre (1914-1918)

Le développement impressionnant du spectacle cinématographique depuis 1910 prend fin avec le début de la première guerre mondiale, non pas tant dans la chute de la fréquentation que dans l’interruption subite des ouvertures de salles de cinéma. Car si plus d’une dizaine d’exploitations avait vu le jour entre janvier et juillet 1914 à Lyon, on ne compte que deux créations entre septembre 1914 et décembre 1915. Rien d’étonnant du reste à cela : les années de guerre sont rarement propices aux investissements et aux changements de carrière et le cinéma ne diffère pas des autres commerces. Quoiqu’il en soit, le mois d’août 1914 marque le début d’une période de difficultés pour les salles de cinéma, difficultés qui s’expriment sous plusieurs formes.

La déclaration de guerre entraîne en premier lieu la fermeture de la plupart des établissements cinématographiques : exploitants et employés partent pour certains au front comme, bien sûr, une partie du public. De toutes façons, les gens n’ont certainement pas à cœur de se rendre au spectacle en ce mois d’août 1914, et les salles de cinéma mettent un certain temps à rouvrir leurs portes. Si le cinéma des Terreaux rouvre dès la fin du mois d’août 573 , la Scala reste fermée jusqu’en novembre 574 , sans doute de par les difficultés à reconstituer son important personnel. D’autres exploitants, tel Jérôme Dulaar, ne reprennent leur activité qu’au début de 1915 575 . Cette période de fermeture est par ailleurs fatale aux exploitations les plus modestes, qui ont fermé leurs portes pour ne plus jamais les rouvrir 576 .

Il n’est guère besoin de préciser que les exploitants partis au feu subissent le même sort que les millions de français appelés sous les drapeaux. Pas de mort à ma connaissance mais certains en reviennent mutilés, comme Edmond Mercier, qui a ouvert le cinéma Elysée et qui –cruelle destinée pour qui propose un spectacle d’images au public – revient en 1917 aveugle 577  ; d’autres sont faits prisonniers 578 .

La situation des salles dont le propriétaire est parti à la guerre diffère selon que le cinéma était exploité seul ou en couple. Le cinéma de Joseph Bouvard, sous les drapeaux durant toute la guerre, reste ainsi fermé jusqu’en 1919 579 , le propriétaire n’ayant a priori ni conjoint ni enfants pour prendre la relève. Mais dans la plupart des cas, le poids de la direction retombe tout entier sur les épaules des femmes.

Celles-ci, avant le départ de leur mari, n’étaient évidemment pas étrangères à la conduite de la salle : elles exploitaient le cinéma de concert avec leurs conjoints, selon un partage des tâches que l’on retrouve dans tous les commerces. Elles ne sont donc pas inexpérimentées mais se retrouvent seules là où il fallait être deux, ce qui entraîne bien souvent un surcroît de dépenses. La femme d’Eugène Kalbfeis, par exemple, se retrouve obligée d’engager un opérateur 580 , ne pouvant tenir à la fois le piano, la caisse et l’appareil de projection. Les exploitantes, et les exploitants non partis au front, sont en outre soumis à de nouvelles dépenses, qui grèvent un peu plus un chiffre d’affaires déjà bien entamé.

Il s’agit d’abord des taxes perçues par les pouvoirs publics. Les salles de cinéma sont soumises comme tous les autres commerces à l’impôt sur les bénéfices extraordinaires qui est institué en 1916. Comme cet impôt ne s’applique qu’aux entreprises ayant réalisé des bénéfices plus importants pendant les années de guerre qu’entre 1911 et 1914, la plupart des salles y échappent mais les plus riches peuvent se retrouver taxées 581 . En revanche, la surtaxe de guerre perçue par la mairie à partir de 1915, qui prévoit une taxation minimum de cinq centimes par place (ce qui équivaut, au final, à un minimum de 10 % du produit des entrées) 582 , est durement ressentie par l’ensemble de la profession. A l’augmentation des taxes répond celui des films et, pour les exploitations concernées, des salaires. Car entre 1914 et 1918, la valeur du franc chute de moitié et les prix s’envolent. Les exploitants doivent faire face à une augmentation générale de leurs dépenses sans toujours pouvoir le répercuter sur le prix des places.

Les salles de cinéma sont aussi confrontées à la diminution du nombre de séances, et par là-même à celui du chiffre d’affaires. Cette diminution est souvent, pour les salles les plus modestes, un choix délibéré de l’exploitant qui ne trouve plus assez de spectateurs pour remplir sa salle tous les soirs. Le cinéma de la Perle à la Croix-Rousse passe ainsi de neuf séances hebdomadaires en 1914 à seulement deux pendant toutes les années de guerre 583 . Les exploitants des salles les plus importantes, celles du centre-ville ou de la rive gauche du Rhône, ne choisissent pas d’eux-mêmes de réduire leur activité : ils y sont contraints par les pouvoirs publics, qui limitent à neuf le nombre de représentations hebdomadaires 584 . A cette contrainte s’ajoutent toutes les restrictions liées à la réduction de la consommation d’électricité : obligation de fermeture à 21h30 585 (mais les exploitants obtiennent a priori une ampliation jusqu’à 22 heures, tout comme à Paris), de rester portes closes un jour par semaine à partir de novembre 1916 et interdiction de fonctionner entre 16 et 20h30 586 . Ces restrictions touchent tout autant les salles ouvertes en permanence de 14 à 22 heures que celles habituées déjà à donner un grand spectacle de deux ou trois heures.

Tout ceci contribue à expliquer, bien plus qu’une éventuelle désaffection du public la chute importante des recettes des salles de cinéma durant les premières années du conflit. Selon les termes même d’un inspecteur des contributions directes à propos du cinéma Elysée, les années 1915 et 1916 ne furent « pas brillantes, comme il a pu en être constaté dans les entreprises similaires 587 » Le cinéma de la Scala, le plus grand et le plus prospère de Lyon avant la guerre, voit ses recettes chuter de 27 % entre la saison 1913-1914 et la saison 1914-1915 588 .

Toutefois, le tableau est loin d’être aussi noir qu’il n’y paraît. Les difficultés économiques des salles de cinéma restent finalement concentrées sur les premières années du conflit et connaissent une reprise importante à partir des années 1916-1917. Cela provient en partie de la situation de l’agglomération lyonnaise par rapport au reste du pays. Si les Lyonnais subissent au quotidien les pertes et la crainte de la défaite, la ville n’est elle-même ni soumise – comme Paris, sans parler de l’Est de la France – aux conséquences directes de la guerre, ni réellement confrontée au vide laissé par ses habitants appelés sous les drapeaux, puisqu’elle s’impose très rapidement comme un des principaux carrefours économiques et industriels de la Nation, attirant donc une population nouvelle. La falsification des recensements lyonnais interdit toute assertion catégorique, mais il semble que la cité gagne plus qu’elle ne perd d’habitants entre 1914 et 1918 589 , et que, par là-même, les salles de cinéma gagnent plus qu’elles ne perdent un public potentiel. A quoi s’ajoute en 1918 l’arrivée de forts contingents américains casernés dans la ville, qui contribuent fortement à la croissance des recettes des cinémas à cette époque 590 .

En vérité, malgré toutes les difficultés entraînées par le conflit, le spectacle cinématographique sort plutôt renforcé des années de guerre et apparaît en 1918 fortement enraciné dans la société urbaine. A cela deux raisons : la première, c’est que les cinémas sont pendant les premiers mois de la guerre les seules salles de spectacle autorisées à fonctionner à Lyon. Les autres établissements restent portes closes : sans doute les autorités militaires craignent-elles les dérives possibles sur la scène, les commentaires désobligeants sur la conduite de la guerre. Les films, une fois visionnés, ne présentent eux aucun danger : ce qui est fixé sur la pellicule l’est définitivement et ne bougera pas d’un iota. Quoiqu’il en soit, les personnes restées à l’arrière n’ont jusqu’en décembre 1914 que les projections cinématographiques pour se distraire ou se changer les idées. A tel point que les autres établissements de spectacle, pour survivre, n’ont d’autre choix que de proposer au public des séances cinématographiques. C’est l’extrémité à laquelle est contraint Edouard Rasimi, le propriétaire de la plus grande salle de spectacle de l’agglomération, le Casino-Kursaal. Il n’est autorisé à rouvrir comme café-concert qu’à la toute fin du mois de décembre1914, et pour seulement trois représentations par semaine 591 . Le théâtre de l’Eldorado suit le même chemin en 1916, annonçant son intention de se transformer définitivement en salle de cinéma 592 . Même le Grand-Théâtre, pourtant peu susceptible de créer un désordre public, abandonne jusqu’à l’été 1915 l’opéra pour donner des séances cinématographiques 593 . Tout ceci a dû avoir son importance sur l’image du spectacle cinématographique, toujours présent, alors que les Lyonnais ont peut-être en tête la phrase de Gallieni « une ville sans spectacle est une ville vaincue ».

La deuxième raison de l’enracinement du cinéma dans la société, peut-être plus significative même si plus difficile à mesurer, tient à la place qu’occupent dans les programmes des salles de cinéma les actualités cinématographiques. Avant 1914, comme on l’a vu, les actualités occupaient déjà une place de premier plan dans les programmes, pouvant parfois constituer le tiers du programme. La guerre donne une acuité toute particulière aux images d’actualités ; les exploitants des cinémas ne s’y trompent d’ailleurs pas, et bien souvent les actualités de guerre devancent en importance les films de fiction dans les programmes insérés dans la Presse. Malgré le contrôle très strict qu’exerce l’armée sur les prises de vues 594 , le cinéma donne plus que tout autre média l’illusion de la réalité. Il faut penser aux familles des soldats, très certainement anxieuses de recevoir des nouvelles – quelle que soit leur forme – qui peut-être se rendent au cinéma dans l’espoir d’apercevoir sur l’écran un père, un mari, un fils ou, pour le moins, le décor dans lequel ils évoluent.

Il ressort de tout ceci que le spectacle cinématographique, malgré les difficultés, continue tant bien que mal à se développer, fait remarquable dans une telle conjoncture. Si les créations d’exploitations cinématographiques sont bien plus rares qu’avant guerre, elles existent néanmoins et témoignent de l’enracinement du cinéma dans la société. Plus d’une dizaine d’exploitations voient le jour entre octobre 1914 et novembre 1918. Celles-ci ne sont pas toujours solidement implantées mais certaines constituent de véritables paris sur l’avenir tel le cinéma Gloria (800 places) qui ouvre en 1915 avenue Gambetta 595 . Il faut préciser également que si le quart des exploitations existant en 1914 a disparu en 1918, la réciproque est vraie et que les 3/4 des établissements dont près de la moitié étaient pourtant ouverts depuis une année ou deux seulement, ont survécu à la grande guerre.

La fréquentation n’est pas en reste et se mesure à l’aune des recettes des principaux établissements de la ville, la Scala en premier lieu :

Tableau 10. Evolution de l'activité de la salle de la Scala (1914-1918)
  Recette annuelle Bénéfices Recette en francs constants Taux d’accroissement
1914 254 946,45 ? 4 405 729  
1915 323 550,70 ? 4 659 463 + 5,7 %
1916 356 005,25 88 466,15 4 614 184 0 %
1917 386 784,65 85 812,25 4 177 661 - 1 %
1918 477 172,30 97 323,55 3 990 112 -0,5 %

Dès 1915, le volume des recettes repart à la hausse et se stabilise ensuite. Encore ces chiffres sont-ils trompeurs : d’une part, si la recette annuelle seule (qui augmente fortement) donne une surestimation de l’augmentation de la fréquentation, la conversion en francs constants, inintelligible pour les contemporains, la sous-estime. La Scala a de fait augmenté ses tarifs entre 1916 et 1917 mais ceux-ci ne bougent plus jusqu’en 1919 : il y a donc eu une importante augmentation de la fréquentation au cours de l’année 1918. Du reste, les bénéfices réalisés par la salle entre 1916 et 1918 confirment sa bonne santé économique, qui n’est d’ailleurs pas son apanage : le cinéma Royal, place Bellecour et celui de Claude Lextrat place des Terreaux connaissent les mêmes résultats 597 .

Les recettes des petites exploitations de quartier, pour autant que je puisse en juger, sont beaucoup moins brillantes : on constate au cinéma exploité par la femme d’Eugène Kalbfeis, à Vaise, ou au cinéma des Variétés de Villeurbanne une stagnation des recettes 598 , ce qui équivaut en francs constants à une baisse assez importante ; baisse dont la cause est peut-être à chercher dans le maintien du prix des places entre 1914 et 1918. Car la fréquentation, quant à elle, ne semble pas en baisse : certaines petites salles augmentent leur capacité d’accueil par la construction d’une galerie : c’est le cas de la petite salle de l’Iris à la Guillotière 599 .

Dans tous les cas, le spectacle cinématographique ressort plus renforcé des années de guerre et semble définitivement enraciné dans la ville, entre autres comme véhicule privilégié de la réalité du temps. Si l’on pouvait penser que les multiples créations d’établissements cinématographiques survenues entre 1910 et 1914 provenaient d’une folie spéculative et d’un engouement passager pour la nouvelle invention, la première guerre mondiale a démontré que le nouveau spectacle, plus très nouveau d’ailleurs, tenait désormais une place de premier plan dans la société.

Notes
573.

ADR : P 94 : Dossier de Claude Lextrat, chiffre des recettes des mois d’août-décembre 1914.

574.

ADR : P 53: Dossier de Louis Froissart, chiffre des recettes des années 1911-1915.

575.

ADR : P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar, rapport de l’inspecteur des contributions directes, 12 juin 1922.

576.

Tel le cinéma de Philippe Kalbfeis, 19 rue du Bourbonnais (ADR : 4 M 484 : rapport du commissaire du quartier de Vaise, janvier 1916).

577.

ADR : P 108 : Dossier d’Edmond Mercier, rapport de l’inspecteur des contributions directes, 14 décembre 1922.

578.

Tel Eugène Kalbfeis, exploitant à Vaise (ADR : P 85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, rapport de l’inspecteur des contributions directes daté du 24 mai 1922).

579.

AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Sébastopol, lettre de l’exploitant, 31 mars 1919.

580.

ADR : P 85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, rapport de l’inspecteur des contributions directes, 24 mai 1922.

581.

C’est le cas de l’exploitant du cinéma des Terreaux (ADR : P 94 : Dossier de Claude Lextrat, séance du 7 février 1924 de la Commission supérieure de la contribution sur les bénéfices de guerre).

582.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil municipal du 16 août 1915.

583.

ADR : P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar, rapport de l’inspecteur des contributions directes , 12 juin 1922.

584.

ADR : 5 M 6 : Note de la Préfecture datée du 3 janvier 1918.

585.

Idem : Lettre de l’association professionnelle des directeur de spectacles et cinématographes de Lyon, datée du 17 novembre 1916.

586.

Idem: Lettre du Préfet au président du syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise, datée du 28 janvier 1918.

587.

ADR : P 108 : Dossier d’Edmond Mercier, rapport de l’inspecteur des contributions directes daté du 14 décembre 1922.

588.

De 332 098.80 francs pour la saison 1913-1914 à 243 203.95 francs pour la saison 1914-1915 (ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, chiffres des recettes 1911-1916).

589.

KLEINCLAUSZ Arthur, op. cit., page 346.

590.

C’est l’explication donnée par les contributions directes pour expliquer les meilleures recettes de l’année 1918 au cinéma Elysée (ADR : P 108: Dossier d’Edmond Mercier, rapport du 14 décembre 1922).

591.

AML : 1129 WP 013 : Casino-Kursaal, autorisation provisoire d’exploiter comme cinéma, datée du 28 novembre 1914 et autorisation d’exploiter comme café-concert datée du 25 décembre 1914.

592.

AML : 1121 WP 003 : Eldorado, lettre du directeur, Martini, à la municipalité, datée du 23 juillet 1916.

593.

CORNELOUP Gérard, « Du Caf’conc’ au cinéma », in Archives Municipales de Lyon, Les cinémas de Lyon 1895-1995, Lyon, Archives Municipales, 1995, page 38.

594.

VERAY Laurent, Les films d’actualité français de la grande guerre, Paris, S.I.R.P.A./A.F.R.H.C., 1995, 245 pages.

595.

ADR : 4 M 484 : Rapport du commissaire du quartier de Guillotière, janvier 1916.

596.

ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, chiffres des recettes 1914-1918.

597.

Au cinéma Royal, les recettes augmentent de 30 % en francs courants entre la saison 1916-1917 et la saison 1917-1918 (ADR : P 158 : Dossier du cinéma Royal, bilans financiers) ; au cinéma des Terreaux, elles augmentent de 15 % entre 1916 et 1917 et de 36 % entre 1917 et 1918 (ADR : P 94 : Dossier de Claude Lextrat, bilans financiers).

598.

Au cinéma Kalbfeis, le chiffre d’affaires de la saison 1914-1915 (27 204 francs) est équivalent celui de l’année 1918 (28 666 francs) alors que la valeur du franc a doublé (ADR : P 85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, rapport de l’inspecteur des contributions directes daté du 24 mai 1922). Au cinéma des Variétés, les recettes de l’année 1918 (14 400 francs) sont largement inférieures à celles de la saison 1914-1915 (17 000 francs) (ADR : P 21 : Dossier de Delluchi, chiffre des recettes).

599.

AML: 1121 WP 002 : Dossier du cinéma Iris, lettre de l’exploitant à la municipalité datée du 28 février 1916.