b) Essor et stabilisation (1919-1929)

La première guerre mondiale a, semble-t-il, constitué un véritable frein au développement de l’exploitation commerciale. C’est du moins ce qui ressort de l’évolution du nombre de salles de cinéma dans les années qui suivent la fin du conflit :

Tableau 11. Evolution du nombre de salles de cinéma dans l’agglomération lyonnaise (1919-1923)
  Créations Disparitions Nombre de salles
1919 6 2 48
1920 7 5 50
1921 6 1 55
1922 4 1 58
1923 7 0 65

Dès les premiers mois de 1919, les ouvertures de salles de cinéma, quasi inexistantes en 1918, reprennent dans l’agglomération : on ne compte pas moins de six nouveaux établissements cinématographiques ouverts en 1919, sept en 1920 et six en 1921. De quarante-quatre en novembre 1918, le nombre de salles dans l’agglomération lyonnaise passe à soixante-cinq au milieu de l’année 1923, soit une augmentation du nombre d’écrans de près de 50 %. A Lyon même, l’augmentation est moins sensible (de trente-huit à quarante-deux établissements), mais bien réelle. A tel point que le nombre de places dans la ville, que l’on pouvait estimer en 1914 à 15 000 environ, augmente de plus du tiers et dépasse en 1923 les 20 000 places, soit une place pour vingt-trois habitants, un taux qui n’évoluera guère jusqu’à l’apparition du parlant. L’essor de l’exploitation cinématographique est en fait général en France, ou le nombre de salles de cinéma passe de 1 444 en 1918 à 2 300 en 1921 600 .

Parmi les nouvelles salles lyonnaises, on compte deux véritables palaces : le cinéma Tivoli (1000 places), qui ouvre ses portes en février 1920 au centre de la ville, et le Lumina-Gaumont (900 places), qui ouvre en octobre de la même année dans le quartier des Brotteaux. Ce dernier est installé en lieu et place de l’une des plus grande brasserie lyonnaise, celle des Brotteaux, cœur de la sociabilité de la bourgeoisie du quartier, ce qui démontre, si besoin était, que le spectacle cinématographique s’est durablement imposé dans les couches sociales les plus favorisées.

On constate parallèlement une hausse de la fréquentation, consécutive à la fin du conflit. Le propriétaire du cinéma de la Scala augmente ses recettes de près de 50 % (de 477 000 à 696 000 francs 601 ) entre 1918 et 1919, sans avoir changé de politique tarifaire ; on peut donc raisonnablement penser que la hausse de la fréquentation est à l’avenant. Du reste, même en calculant l’évolution des recettes des principales salles de la ville en francs constants, on constate une hausse significative : les recettes des deux salles exploitées sur la rive gauche du Rhône par la veuve de Mel-kior Pinard augmentent de 15 % entre 1918 et 1919 602 , celles de la Scala de 19 % et celles de la Gaieté Gambetta de près de 30 % 603 . Ces chiffres sont d’autant plus remarquables que l’ensemble des spectacles de la ville, connus grâce à la perception de la taxe municipale, n’augmentent que de 3 % à la même période 604 .

En 1923, le parc de salles de cinéma est fixé pour plusieurs années : bien rares sont jusqu’en 1928 créations ou disparitions d’établissements. Entre Terreaux et Bellecour, au cœur de la presqu’île lyonnaise, le visage de l’exploitation cinématographique reste inchangé de l’ouverture du Tivoli en février 1920 jusqu’à celle du Pathé-Palace en 1933. En 1924 et 1925, aucune exploitation cinématographique n’ouvre ses portes dans l’agglomération lyonnaise, fait sans précédent depuis l’ouverture en 1905 de la première salle de cinéma : entre 1905 et 1923, chaque année – même les années de guerre – était caractérisée par l’ouverture d’une ou plusieurs exploitations cinématographiques.

Ces années constituent en fait une période de consolidation pour l’exploitation lyonnaise. Entre 1925 et 1926, pas moins de dix salles de cinéma sont rénovées par leurs propriétaires. Il s’agit tout autant des grands établissements du centre-ville – Jean Boulin remet ainsi à neuf son cinéma Bellecour en 1925 puis le cinéma Majestic en 1926 605 – que des salles de quartier. Les cinémas Splendid, Cristal Palace et Gerland agrandissent leur capacité d’accueil par l’adjonction d’une galerie ou l’exhaussement de la salle 606 . Sur l’avenue Berthelot, les deux salles de cinéma sont entièrement refaites en 1925 et 1926 607 .

Les propriétaires de salles de cinéma bénéficient de fait de l’engouement du public pour le 7ème Art. Si les recettes de l’ensemble des spectacles lyonnais baissent de manière significative au cours des années 1920 (de 23 % entre 1922 et 1928, en francs constants 608 ), les établissements cinématographiques, en tout cas les plus importants, connaissent une véritable embellie. Entre 1922 et 1928, les trois salles du quartier des Terreaux voient leur recette augmenter de 73 % 609  ; les recettes des cinémas situés autour de la place Bellecour augmentent dans la même période de 33 % (Cinéma Majestic) à 90 % (cinéma Idéal). Même constatation pour les grands établissements de la rive gauche : aux Brotteaux, les recettes du Lumina-Gaumont augmentent de près de 60 % et celle de l’Athénée de 44 % ; dans le quartier de la Guillotière, le cinéma Gloria double ses recettes et le petit cinéma Elysée les quadruple. Je n’ai aucune réelle information sur les petits établissements de quartier, mais il semble bien que, dans son ensemble, le spectacle cinématographique draine les foules.

La place du cinéma à Lyon est pourtant jugée plus faible qu’ailleurs. La presse corporative a beau reconnaître le rôle de la ville dans la promotion du cinéma d’enseignement (« Lyon est en avance sur Paris, c’est un fait. C’est Lyon qui est la ville Lumière, sans jeu de mots… » 610 ), elle n’en dénonce pas moins le manque d’établissements cinématographiques. Dans un article de 1927 qui compare le nombre de places par habitants dans les villes françaises, Lyon est définie comme « la moins favorisée des grandes villes de France » 611 . D’après les chiffres, la capitale des gaules offrirait à ses habitants deux fois moins de places par habitant que Bordeaux et Marseille.

Notes
600.

BOSSENO Christian-Marc, « Le répertoire du grand écran... », op. cit., page 180.

601.

ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, recettes de la saison 1918-1919.

602.

De 177 524,75 à 251 978,10 francs, en francs courants (ADR : P 137 : Dossier de la veuve Pinard, chiffre des recettes 1917-1920).

603.

De 232 280 à 368 725 francs, en francs courants (ADR : P 58 : Dossier de Henri Gazel, rapport de l’inspection des constributions directes du 5 aôut 1922).

604.

De 339 247,85 à 397 054,95, en francs courants (AML : Bulletin Municipal Officiel, décembre 1918 et décembre 1919).

605.

AML : 1271 WP 021 : note des 17 juillet 1925 (cinéma Bellecour) et 15 octobre 1926 (cinéma Majestic).

606.

AML : 1121 WP 006 : Lettre de l’exploitant à la municipalité datée du 11 août 1925 (cinéma Splendid) ; 1121 WP 002 : Plan daté de 1925 (cinéma Cristal-palace) ; 1121 WP 004 : Rapport du 2 septembre 1926 (cinéma Gerland). 

607.

AML : 1121 WP 002 : Plans du Comœdia, 13 avenue Berthelot, 1925 ; 1121 WP 006 : Lettre de l’exploitant à la municipalité, 27 mai 1926 (cinéma Variétés, 36 avenue Berthelot).

608.

AML : Bulletin Municipal Officiel, décembre 1922 et décembre 1928.

609.

Ces chiffres, et tous ceux qui suivent, sont calculés en francs constants. Ils proviennent de la comparaison entre les recettes des salles de cinéma constatées par la mairie en 1922 et celles constatées en 1928 (AML : 0008 WP 031).

610.

La Cinématographie française n° 324, 17 janvier 1925.

611.

Idem, n° 427, 8 janvier 1927.