2) La normalisation du spectacle

a) L’encadrement de l’industrie cinématographique

La rationalisation de l’industrie cinématographique lyonnaise passe par son rattachement progressif aux logiques commerciales nationales, qui s’exprime tout autant dans la distribution des films que dans le secteur de l’exploitation. Malgré les transformations des années 1912-1914, le cinéma était à la veille de la guerre encore fortement caractérisé par une gestion locale : les maisons de distribution, peu nombreuses encore, étaient majoritairement des sociétés indépendantes, seules les compagnies Pathé et Gaumont représentaient à Lyon l’industrie nationale ; des exploitants indépendants, tels Alexandre Rota, continuaient à louer des films pour leur propre compte. L’empreinte locale était encore plus accentuée au niveau de l’exploitation, où seule Pathé –encore n’était-ce qu’indirectement, via la société Cinéma-monopole – était présente. Six ans plus tard, le paysage a bien changé.

Les transformations touchent en premier lieu la distribution des films. Entre 1915 et 1920, le nombre de maisons de location présentes à Lyon double, passant de six à douze, une croissance qui est avant tout celle des sociétés nationales (Aubert, Petit, Phocéa) ou américaines (Fox-films, en 1920) 612 . S’y superpose la disparition des indépendants locaux (tels la Compagnie Lyonnaise du Cinéma en 1920) symbolisée par la faillite en 1919 d’Alexandre Rota 613 , qui marque la fin de la figure de l’exploitant-distributeur indépendant, Jean Boulin étant depuis 1913 le représentant officiel de l’A.G.C. De 1921 à l’apparition du parlant, le secteur de la distribution ne subit pas de profonds remaniements mais s’immerge un peu plus dans les logiques (inter)nationales : apparaissent les compagnies américaines Paramount en 1925 et Universal en 1926 614 .

La disparition quasi complète des maisons de distribution locales facilite alors la rationalisation des règles de location des programmes. L’expérience et peut-être la concurrence de plus en plus vive de la production étrangère, principalement américaine, poussent en effet les grandes sociétés à s’entendre sur les modalités de fonctionnement du marché du film et à aboutir à des règles communes, sans qu’il n’existe encore en France un véritable syndicat des distributeurs. Ainsi naît en 1919 le premier règlement des loueurs de films 615 , qui impose aux exploitants (ainsi qu’aux distributeurs indépendants) une unification des règles de location (tarifs exceptés, qui restent à la discrétion des différentes sociétés) et un code de bonne conduite. A partir de là, et sans parler bien entendu des éventuelles pratiques frauduleuses 616 , le fonctionnement de la distribution des films est identique selon les différents distributeurs et pour les différents exploitants. Sans compter qu’à cette date ont définitivement disparu les stocks de films qui avaient été vendus avant guerre, et que la location est désormais le seul moyen pour les exploitants d’obtenir un programme.

Au niveau de l’exploitation, les transformations ne sont pas moins importantes, même si l’influence des sociétés nationales ne débouche pas sur une charte équivalente à celle des distributeurs. Il n’existe en effet pas de règles communes d’exploitation si ce ne sont celles imposées par les pouvoirs publics ou le fonctionnement de la distribution. En revanche, l’exploitation lyonnaise est entre 1918 et 1920 profondément remaniée par l’arrivée de plusieurs sociétés qui accentue la place de l’industrie nationale dans la ville. La première à s’implanter est la société de distribution et d’exploitation des Ets Louis Aubert, qui prend la présidence à la fin de l’année 1918 du Conseil d’administration de la SLEC – propriétaire du cinéma Royal, place Bellecour – dont le siège est alors transféré à Paris 617 . L’année suivante, le Royal adopte le nom de son président et devient le cinéma Aubert-Palace.

Au cours de l’année 1920, deux établissements, qui vont compter parmi les plus importants de la ville en taille et en recettes, sont fondés puis exploités par des sociétés nationales ; il s’agit du cinéma Tivoli, propriété de la société du même nom qui a son siège à Bordeaux et dont le principal artisan est Serge Sandberg 618 , et du cinéma Lumina, ouvert en novembre 1920 par la société Gaumont. A cette date, les trois principales sociétés cinématographiques françaises (Pathé, Aubert et Gaumont) sont solidement implantées dans l’agglomération lyonnaise. Le cinéma Tivoli, quant à lui, reste tout au long des années 1920 exploité par des sociétés nationales ou internationales : il est repris directement par les Ets Aubert au début de l’année 1924 – la SLEC a alors cessé d’exister – avant d’être cédé à la société américaine Paramount quelques mois plus tard 619 .

Si ces grandes sociétés ne contrôlent finalement qu’une minorité des salles de cinéma lyonnaises (six sur quarante et une à Lyon en 1921, soit moins de 15 %), leur influence est primordiale sur la circulation des films d’une part (étant toutes des sociétés de distribution), et sur l’identité de l’exploitation lyonnaise au travers de l’organisation syndicale d’autre part.

Car l’encadrement de l’industrie cinématographique s’exprime aussi dans l’affirmation d’un syndicat représentant au niveau local ses différentes composantes qui, dès le début des années 1920, présente auprès des pouvoirs publics un discours cohérent. Au niveau national, le regroupement des directeurs de cinéma avait été précoce : un syndicat des exploitants est fondé dès 1909 620 . A Lyon, la formation d’un syndicat fédérateur local sera plus chaotique : sept années seront nécessaires pour que la municipalité lyonnaise trouve un interlocuteur crédible. Une première tentative de regroupement a lieu en février 1913, mais elle est éphémère 621 . C’est un an plus tard, le 23 juillet 1914, que le Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise voit véritablement le jour. Mais curieusement, celui-ci exclut volontairement les principales salles de la ville. Les statuts du syndicat prévoient en effet que seuls peuvent y adhérer les propriétaires d’établissements de moins de 500 places 622 , ce qui exclut d’emblée non seulement les grandes salles de spectacle qui, organisant régulièrement des séances cinématographiques, auraient pu en faire partie, mais surtout la société Cinéma-monopole (dont les salles font toutes plus de 500 places), seule représentante dans la ville d’une société nationale, ce qui n’est certes pas un hasard. Privilégiant donc la petite exploitation indépendante, le syndicat regroupe la majorité des directeurs de cinéma lyonnais, vingt membres lors de sa fondation sur la trentaine d’exploitants. Les exploitants lyonnais ont désormais une structure capable de les représenter.

L’absence des principales exploitations constituait-elle un problème dans les rapports avec la municipalité ? L’arrivée des sociétés Aubert, Tivoli et Gaumont, et le départ de plusieurs des exploitants fondateurs du syndicat a-t-elle changé la donne ? Quoiqu’il en soit, en février 1920, les statuts du syndicat patronal sont modifiés et le syndicat est désormais ouvert aux « personnes possédant ou dirigeant une entreprise cinématographique » 623 . A tel point que le nouveau bureau est contrôlé par les représentants des deux principales sociétés de cinéma du pays, Joseph Richard de Cinéma-monopole assumant la présidence et Antoine Grange, distributeur à Lyon et représentant de la maison Gaumont la vice-présidence 624 . On trouve désormais au sein du syndicat des représentants de l’ensemble de l’exploitation, grande et petite, mais aussi des membres du secteur de la distribution (la dénomination « entreprise cinématographique » étant suffisamment vague pour accueillir ces derniers). Le syndicat s’impose auprès de la municipalité lyonnaise comme un interlocuteur privilégié, invité par exemple dans la commission chargée de la formation du cinéma scolaire de la ville durant l’été 1921 625 . Les rapports avec la municipalité, notamment sur la question des taxes, représentent du reste l’essentiel de son activité.

Entre 1921 et 1925, l’histoire du syndicat des exploitants est assez complexe. Ayant intégré semble-t-il le Syndicat des directeurs de spectacle, qui regroupe l’ensemble des établissements de spectacle, les exploitants lyonnais créent – désaccord avec leurs collègues du café-concert ? – deux nouveaux syndicats en 1923 et 1924 626 . Pendant quelques mois, deux structures différentes, et peut-être concurrentes, coexistent, mais elles finissent toutes deux par fusionner avec la Fédération des directeurs de spectacles 627 . Quoiqu’il en soit, tout au long des années 1920, les professionnels du cinéma possèdent une plate-forme de discussion et peut-être d’entraide. Les statuts rédigés en novembre 1923 prévoient ainsi le partage d’informations sur les innovations techniques, le règlement des rapports entre les maisons de distribution et les exploitants et la constitution d’un journal d’information sur les présentations des films 628 .

La presse corporative constitue le dernier acteur de l’encadrement de l’industrie cinématographique, fortement liée d’ailleurs aux organisations syndicales dont elle véhicule les décisions. A l’échelle du pays, c’est la Cinématographie Française, hebdomadaire fondé en 1918, qui constitue sans conteste le principal organe du cinéma français, à telle enseigne que la revue devient en 1922 le bulletin officiel du syndicat des exploitants. Les informations, outre les critiques des films et les nouvelles internationales, sont extrêmement pratiques : le journal diffuse les comptes-rendus des différents syndicats locaux du secteur cinématographique et apporte parfois une aide précieuse (comment contourner la loi en cédant un cinéma, par exemple 629 ) aux exploitants. A Lyon même, émerge peu à peu une presse corporative locale, avec la création au milieu des années 1920 du Spectacle de Lyon et du sud-est et de L’Ecran lyonnais.

Notes
612.

Indicateur commercial Henri, années 1913-1920.

613.

ADR : 6 up 1/2679 : Faillite d’Alexandre Rota, bilan provisoire (2 septembre 1921).

614.

Indicateur commercial Henri, années 1925-1927.

615.

LEGLISE Paul, op. cit., page 40.

616.

Un article, sous le titre « attention aux regrattiers » fait état de l’existence de pratiques de location sauvages (L’Ecran lyonnais, n° 2, 27 mai 1927).

617.

ADR : P 158 : Dossier du cinéma Royal, rapport de l’inspection des contributions directes, 1919.

618.

ADR : 6 up 1/274 : Formation de la société Tivoli-cinéma, 24 mai 1917.

619.

AML : 1121 WP 007 : Dossier du cinéma Tivoli: lettre de Paramount à la municipalité, 27 janvier 1925.

620.

FOREST Claude, op. cit., page 30.

621.

ADR: 10 M 318: Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise et de la région, fondé le 5 février 1913 et dissout le 20 janvier 1914.

622.

Idem: Statuts du Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise, fondé le 23 juillet 1914.

623.

Idem : Modification des statuts du Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise, 3 février 1920.

624.

Idem: Composition du bureau du Syndicat patronal de la cinématographie lyonnaise, 3 février 1920.

625.

AML: 0110 WP 012 : Commission du cinéma scolaire, séance du 8 juin 1921.

626.

ADR : 10 M 323 : Syndicat des directeurs de spectacles de Lyon et du sud-est, fondé le 23 novembre 1923 et Syndicat des directeurs de cinémas de Lyon et du sud-est, fondé le 16 septembre 1924. 

627.

Idem : Dissolution et fusion des deux syndicats en septembre 1925.

628.

ADR : 10 M 323 : Statuts du Syndicat des directeurs de spectacles de Lyon et du sud-est, 9 novembre 1923.

629.

La Cinématographie française n° 510, 11 août 1928.