b) Un lieu unique : la salle de cinéma

Séances de cinéma dans les salles de spectacle, dans les cafés, les jeux de boules, baraques foraines nomades ou sédentaires, salles de cinéma en dur : en 1914 encore, le spectacle cinématographique se déclinait sous des formes très variées. Six ans plus tard, les salles de cinéma sédentaires se sont imposées comme les seuls lieux, ou peu s’en faut, de projections cinématographiques. Cette évolution est avant tout celle du spectacle lui-même : la multiplication des salles et la rationalisation de la circulation des programmes a entraîné de facto la disparition des exploitations nomades et des séances occasionnelles, phénomène qui avait du reste commencé avant la guerre. L’itinéraire de Jérôme Dulaar et de Mel-kior Pinard, dont l’activité foraine était encore vivace en 1914, est à ce titre exemplaire. Mel-kior Pinard abandonne dès le début de la guerre ses tournées foraines et vend son cinéma ambulant de la place Garibaldi en 1916 630 . Jérôme Dulaar abandonne sa baraque foraine à la fin de la guerre et vend sa roulotte et tout son matériel d’exploitant forain en juin 1919 631 . Tous les deux se consacrent exclusivement à l’exploitation sédentaire et apparaissent comme des symboles vivants de la transformation du spectacle cinématographique. Il ne faut toutefois pas adopter une démarche téléologique ni ne négliger le poids de la réglementation municipale qui conditionne directement la nature des exploitations.

La mairie avait été particulièrement active dans le contrôle des établissements cinématographiques entre 1912 et 1914 avec notamment la mise en place de visites semestrielles par ses services. Mais le déclenchement de la première guerre mondiale relègue à l’arrière-plan des préoccupations des pouvoirs publics les questions de voirie. A l’exception de la vérification des nouvelles installations, la sous-commission de sécurité ne fait pratiquement aucune visite aux établissements cinématographiques durant les années de guerre, ce qui laisse un répit aux exploitations les plus précaires.

Moins sourcilleuse sur les questions de sécurité que pourraient ne le laisser penser les textes législatifs édictés avant 1914, la municipalité lyonnaise laisse donc s’installer sur son territoire des lieux de projection cinématographique installés à moindre frais. C’est ainsi qu’ouvre en 1916, dans « un garage provisoire en planches » (en bois, donc), une petite exploitation au 73 du cours Vitton 632 . Plus révélatrice est l’installation dans un terrain vague d’un cinéma ambulant, rue Cuvier, dont l’alimentation électrique est faite de câbles aériens qui relient l’exploitation à l’immeuble en face. Les représentants de la sous-commission de sécurité reconnaissent l’entorse faite aux règlements mais n’en autorisent pas moins le cinéma à fonctionner pendant six mois, justifiant leur position indulgente par « les circonstances actuelles 633  ».

Le laxisme des pouvoirs publics permet aussi à plusieurs propriétaires de lieux de sociabilité –café et jeux de boules en tête – d’organiser pendant la guerre des séances de cinéma, comme dans les jeux de boules du café Valençon, grande rue de Monplaisir 634 , où une installation en plein air est installée et autorisée durant l’été 1916 635 . Toutefois, leur nombre est bien plus limité, en tout cas dans ce que laissent apparaître les sources, qu’avant guerre : la concurrence des salles en dur se fait déjà sentir.

La fin de la guerre marque la reprise du contrôle de la municipalité des exploitations cinématographiques et le durcissement de la législation sur leur sécurité. Dès le mois de juin 1919 est promulgué un nouvel arrêté complétant les mesures prises en 1912 dont la principale mesure est l’interdiction sur le territoire de la commune des cabines cinématographiques portatives, y compris celles des exploitations foraines 636 . Cette interdiction plonge dans l’illégalité la plupart des baraques foraines et rend quasiment impossible l’organisation de séances ponctuelles dans les lieux de sociabilité qui, jusque-là, se contentaient de louer aux compagnies de cinéma le matériel nécessaire. Désormais, pour projeter des films, il faut aménager sa salle et construire un local de projection indépendant, ce qui représente une dépense que ne sont pas forcément prêts à consacrer les individus concernés. La législation de 1919 marque donc la fin des séances de cinéma dans les cafés, jeux de boules ou salles de réunions qui ont jusque-là caractérisé l’exploitation cinématographique, à l’exception notable du cinéma-café Lacroix qui, ayant installé lors de son ouverture en 1915 une véritable installation cinématographique, n’a pas eu de peine à subsister.

Disparaissent aussi les baraques foraines sédentaires installées dans la ville. En janvier 1916 637 , on en compte encore cinq à Lyon : le cinéma Dulaar à Montchat, les deux baraques foraines de la place Garibaldi appartenant l’une à Charles Poinçon et l’autre à Melkior Pinard, le cinéma Mousset 236 avenue Felix-Faure et celui d’un certain Van Muster au 327 de l’avenue Jean-Jaurès. Le cinéma de Philippe Kalbfeis à Vaise, qui existe encore, est quant à lui fermé depuis le début des hostilités et ne rouvrira jamais ses portes. Les baraques foraines ne constituent déjà plus qu’une minorité – un peu plus de 10 % – des exploitations cinématographiques lyonnaises et sont cantonnées à la périphérie de la ville. Entre 1917 et 1918, le cinéma Dulaar de Montchat s’effondre à la suite d’une importante chute de neige (ce qui en dit beaucoup sur sa solidité) et est abandonné par son propriétaire 638 . Les baraques foraines ne sont plus qu’au nombre de quatre lorsque la municipalité réalise une enquête sur les cinémas un mois avant la promulgation de l’arrêté sur les cabines portatives 639  ; toutes quatre disparaissent a priori quelques mois plus tard. La dernière baraque attestée à Lyon est le cinéma Crémiaux, qui s’installe en septembre 1920 place du Trion, en un quartier vierge de toute exploitation cinématographique. Encore faudra-t-il au propriétaire plus de deux mois pour obtenir l’autorisation d’exploiter, qui ne lui sera accordé qu’à titre provisoire pour une durée de trois mois 640 . Après cette ultime expérience, les baraques foraines disparaissent totalement du paysage. En 1924, le propriétaire d’un cinéma démontable dénommé la Gaieté parisienne obtient successivement du commissaire de police, du service des pompiers et de l’architecte de la ville l’autorisation de s’installer, mais l’ingénieur de la ville s’y oppose. Un cinéma en bois n’a plus droit de cité dans la ville. D’autant plus qu’en 1926, la municipalité promulgue un nouvel arrêté sur la sécurité des exploitations cinématographiques, qui oblige notamment l’ensemble des cinémas, quels qu’ils soient, à fixer les sièges au sol 641 .

Enfin, les séances organisées dans les grandes salles de spectacle constituent la dernière forme d’exploitation à disparaître entre 1914 et 1920. La situation est ici bien loin d’être aussi linéaire que pour les baraques foraines. Si le mélange entre cinéma et café-concert commençait à perdre du terrain avant 1914, l’interdiction des spectacles vivants dans les premiers mois des hostilités et le contexte général de la guerre lui donnent un nouveau souffle. Le Casino-Kursaal, le café-concert de l’horloge et même le Grand théâtre organisent, on l’a vu, des séances régulières de cinéma. Le théâtre de l’Eldorado devient même le « Grand cinéma » en août 1916 642 , avec la construction d’une cabine cinématographique. Mais cela ne dure qu’un temps et dès 1919, le cinéma déserte les salles de spectacle. Seul le Grand-Théâtre au milieu des années 1920 organise ponctuellement des premières prestigieuses 643 . Cette disparition est sans doute moins liée à la législation qu’à l’évolution du marché du film et à la constitution d’une industrie cinématographique consciente de sa particularité. Sans doute les distributeurs évitent-ils de plus en plus de louer leurs programmes à des clients irréguliers. Sans doute, aussi, l’augmentation du prix des films dans ses premières semaines d’exploitation et la concurrence que constituent les grandes salles de cinéma de la ville réfrènent les ardeurs des propriétaires des salles de spectacle.

La salle de cinéma en dur reste donc à l’orée des années 1920 le seul lieu où sont organisées des séances cinématographiques. C’est du reste ce modèle qu’adoptent les associations paroissiales tout comme le cinéma scolaire de la ville de Lyon, dont les devis d’installation d’appareils dans les écoles respectent à la lettre – c’est bien le moins – les prescriptions des arrêtés municipaux. Ce n’est certes pas un hasard, la disparition de toute autre forme d’exploitation coïncide avec la construction des premiers bâtiments en pierre à usage de cinéma. Près de la moitié des quinze salles ouvertes à Lyon entre 1920 et 1924 est ainsi fondée sur des terrains vierges de bâtiments. Le premier à ouvrir est l’imposant Tivoli, au cœur de la presqu’île, dont la construction, étalée sur trois ans, remplace un îlot d’immeubles insalubres 644 . Puis suivent dans les quartiers périphériques de la ville le cinéma Gerland en 1920 645 , le cinéma Montchat-palace en 1921 646 , les cinémas Magic et Family 647 en 1922, le Cristal-palace en 1923 648 et le cinéma de la Plaine en 1924 649 . Le cinéma a totalement abandonné son aspect d’éternel invité et occupe désormais des lieux qui lui sont propres.

Notes
630.

ADR : P 137 : Dossier de veuve Pinard, rapport de l’inspection des contributions directes, 31 mai 1917.

631.

ADR : P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar, rapport de l’inspection des contributions directes, 12 juin 1922.

632.

ADR : P 141: Dossier de Ponthus, rapport de l’inspection des contributions directes, 28 décembre 1921.

633.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Gandre.

634.

Actuelle avenue des frères Lumière.

635.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinématographe grande rue de Monplaisir, autorisation d’exploiter datée du 5 juillet 1916.

636.

AML : 1143 WP 032 : Arrêté du 14 juin 1919.

637.

ADR : 4 M 484 : Enquête de la préfecture sur les exploitations cinématographiques, rapports des commissaires de police des quartiers, janvier 1916.

638.

GUAITA Micheline, op. cit., pages 171-172.

639.

AML : 1273 WP 024 : Rapport des sapeurs-pompiers, mai 1919.

640.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du cinéma Crémiaux.

641.

AML : 1143 WP 034 : Arrêté du 23 août 1926.

642.

AML : 1121 WP 003 : Dossier de l’Eldorado, lettre de Martini, datée du 24 août 1916.

643.

CORNELOUP Gérard, op. cit., page 38.

644.

AML: Bulletin Municipal Officiel : Séance du 10 mars 1920.

645.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Gerland, lettre d’Emilie Vial, datée du 19 juin 1920.

646.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Montchat-palace, lettre d’Umberto Mariani, 28 avril 1921.

647.

AML : 0344 WP 103 : PCA n° 19220072 accordée à Guillermin le 20 janvier 1922 (cinéma Family) & 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Magic, lettre de Louis Roux datée du 4 octobre 1921.

648.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du Cinéma Cristal-palace, lettre de Louis Bouvard datée du 6 juin 1922.

649.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma de la Plaine, lettre de Joseph Tournier datée du 1er octobre 1924.