a) Le cinéma : un enjeu moral

Dans la salle ou sur l’écran, le spectacle cinématographique, jusque-là relativement épargné par les critiques – jusqu’en 1914, on lui reproche surtout d’être enfantin et intellectuellement vide – se retrouve au banc des accusés avec comme principal chef d’accusation son caractère immoral qui produirait une influence néfaste sur la population. Les accusations visent d’abord le lieu lui-même. L’assimilation des spectacles à la dépravation, criminelle ou sexuelle, n’est pas neuve, mais elle avait épargné jusque là un spectacle dont les acteurs – ombres figées dans le celluloïd – ne risquaient pas d’attenter à la moralité publique. Est-ce parce que les salles de cinéma sont les seules à fonctionner dans les premiers mois du conflit ? La place acquise par le spectacle cinématographique le projette-t-il sur le devant de la scène ? Toujours est-il qu’à partir de 1915 le cinéma se retrouve sous le feux des critiques. Cette année-là, pour la première fois depuis l’apparition du cinématographe, une salle de cinéma est fermée dans l’agglomération lyonnaise pour atteinte à la sécurité publique. Il s’agit du cinéma de la place de la Bascule 654 à Villeurbanne, dirigé par Jean Viviant. Sur la place de la Bascule se bousculent apaches et filles publiques, « une population qui est intimement liée à l’existence du cinéma et ne disparaîtra qu’avec lui 655  » Sur la base d’un rapport moral accablant rédigé par le commissaire de police, et avec l’aval des autorités militaires, le maire de Villeurbanne décide le 14 août 1915 de faire fermer la salle 656 .

Le cinéma commence aussi à être identifié à la dépravation sexuelle. Cet aspect du spectacle cinématographique est du reste pleinement assimilé aux Etats-Unis, où l’on chante dès 1919 Take your girlie to the movies (if you can’t make love at home) 657 , qui devient un véritable slogan. Les salles obscures, il faut dire, permettent bien des choses, quel que soit le pays, et les jeunes amoureux du monde entier ont sans doute rapidement pris conscience des possibilités du nouveau spectacle. A Lyon, en tout cas, certains s’affichent :

‘« Voilà plusieurs fois où je me trouve au cinéma Fantasio rue du Palais-Grillet avec mes deux enfants où j’ai l’habitude de prendre des réservées. A côté de ces places se trouvent les loges et les baignoires, il se passe dans ces dernières des choses absolument immorales, et il est malheureux qu’une salle de spectacle serve de lieu de dépravation pour des jeunes gens et des jeunes filles; car ces derniers qui ont 18 ans ne pouvant aller à l’hôtel sont très heureux de trouver des chambres meublées (c’est ainsi qu’on dénomme ces baignoires) 658  »’

Pour cette mère de famille, le cinéma n’est rien de moins qu’une maison de tolérance déguisée. Propos exagérés ? Sans doute les baisers sont-ils pour cette brave femme déjà indécents. En effet, si l’assimilation du café-concert (et de ses artistes) à la prostitution était chose courante, le seul rapport existant entre cinéma et prostitution à Lyon (et à l’exception bien sûr des projections de films pornographiques dans les maisons closes, phénomène limité mais bien réel 659 ) va dans le sens d’une opposition plus que d’un rapprochement : lorsque le cinéma Tivoli se construit entre 1917 et 1920, c’est en lieu et place d’immeubles vétustes occupés notamment par une maison de tolérance. La construction de l’établissement chasse donc les prostituées et le cinéma apparaît alors comme le pourfendeur de l’immoralité à la grande satisfaction des pouvoirs publics 660 .

Ceux-ci ne sont finalement guère concernés par la question de la moralité des établissements. Sans doute les accusations sont-elles en grande partie imaginaires : en 1919, le Conseil d’Etat casse la décision de fermer le cinéma de Jean Viviant, considérant que la salle ne draine aucunement la faune des quartiers. En revanche, les années de guerre sont pour les autorités publiques une période de méfiance et de réprobation à l’égard des spectacles eux-mêmes. Ceux-ci contrastent violemment avec la boue des tranchées et les morts de la guerre et leur seule existence est déjà une forme d’immoralité. C’est le sens de l’arrêté du 24 octobre 1916 qui interdit les représentations artistiques de quelque nature que ce soit les 1er et 2 novembre 661 . Limitée à la seule journée du 2 novembre en 1917, l’interdiction court jusqu’en 1929 662 . Dans le même sens va la surtaxe de guerre imposée aux salles de spectacle en 1915 663 , afin de financer les œuvres de guerre. Décision qui ne rencontre au sein du Conseil municipal de Lyon aucune résistance. Pour beaucoup, il est clair que le plaisir doit payer la peine, idée que l’on retrouvait déjà à la fin du XVIIIe siècle avec le droit des pauvres (quoique à l’époque il s’agissait aussi de faire payer les riches, les spectacles payants étaient encore un luxe).

Mais le véritable enjeu pour les pouvoirs publics porte sur la question de la moralité des films eux-mêmes. Du fait de la censure, l’attention portée à la production cinématographique est bien plus marquée pendant la guerre, et les sensibilités sont exacerbées. En janvier 1917, le préfet du Rhône écrit aux maires du département d’interdire les films qu’ils pourraient juger « susceptibles d’impressionner désagréablement certaines populations » 664 , dénomination vague s’il en est. Au Conseil municipal de Lyon, la question de la moralité des films est abordée, avec virulence parfois, à partir de 1916. Le film policier est particulièrement visé. La production cinématographique ne s’est pourtant pas réellement criminalisée : si les années 1915-1916 sont celles des Mystères de New York (The exploits of Elaine, L. Gasnier et G. B. Seitz, 1914) et de Judex (L. Feuillade, 1916), les années 1912-1914 étaient déjà caractérisées par la vogue du film policier 665 . Mais comme le proclame Antoine Gourju au Conseil municipal, « que quelques adultes se régalent de ces inepties, c’est leur affaire ; mais il n’est pas possible de tolérer indéfiniment que la jeunesse en soit abreuvée 666  » C’est que le débat porte principalement sur la situation des enfants, que la guerre éclaire d’un jour nouveau. Ceux-ci sont pour beaucoup sans père (soit, pour l’époque, sans repères) et désœuvrés par la désorganisation des structures d’accueil comme les garderies du jeudi. Ils sont donc, assurément, particulièrement influençables :

‘« En ce moment, les cinémas donnent dans toutes les représentations des exploits de bandits […] Ces cinémas sont très fréquentés par les jeunes garçons principalement en matinée du dimanche, cela ne manque de mettre en éveil leur jeune imagination. [Il faut] en ces moments critiques aider ainsi la tâche si lourde des mères de famille restées seules au foyer pour diriger leurs fils dans le droit chemin 667  »’

Le discours de cette mère de famille est repris dans ses grandes lignes par les élus lyonnais, lors de la séance du Conseil municipal du 1er mai 1916 :

‘« M. Gourju : Dans une séance récente de la Commission générale, j’ai fait connaître à l’Administration les plaintes amères d’instituteurs et d’institutrices contre l’impression que produisent dans l’esprit juvénile de la population scolaire les films cinématographiques dits policiers ou criminels. Et cela ne fait, depuis quelques temps, que croître et enlaidir. Les enfants […] sont imprégnés d’idées absolument subversives, dans le sens où ce mot peut être accepté par tout le monde. Il serait grandement temps de pratiquer la censure dans ce domaine, puisque tout y est soumis aujourd’hui, même les félicitations que nous envoyons aux généraux victorieux, ou du moins leurs réponses. Ce qui est certain, c’est que ce genre de film, dans lequel on ne sait qu’admirer le plus de la prodigieuse stupidité ou de l’invraisemblance colossale, produit sur l’enfance scolaire un effet déplorable attesté par les personnes qui ont plus spécialement charge d’âmes à cet égard.
M. le Maire : […]Ce que vous dites, M. Gourju, pour les cinématographes est parfaitement exact, personne ne peut le nier. Les directeurs et les directrices de nos établissements scolaires m’ont fourni à ce sujet des renseignements précis. Non seulement les jeunes apprentis, mais les enfants des écoles, sont fortement imprégnés par ces spectacles qui les troublent profondément. L’autre jour, j‘ai vu, avenue de Saxe, un groupe d’enfants reconstituer une scène de cambriolage…
M. Gourju :« En attendant la réalité ! »
M. le Maire : « Dans une école de Lyon, un masque d’étoffe a été saisi sur un enfant. Devant ces faits, et armé du vœu du Conseil municipal, je me suis présenté devant la Commission qu’a nommée M. le Ministre de l’Instruction publique, je m’y suis rendu pour défendre votre décision et j’y ai présenté quelques explications préliminaires. C’est très bien d’étudier de quelle façon le cinématographe pourrait servir à l’enseignement, mais il faudrait étudier d’abord de quelle façon le cinématographe pourrait ne pas être nuisible aux enfants de nos écoles ; c’est le premier devoir. » 668

L’idée selon laquelle les enfants vont répéter ce qu’ils voient sur l’écran est désormais fermement ancrée dans les mentalités. Les enfants n’ont sans doute pas attendu le cinéma pour jouer aux gendarmes et aux voleurs, mais la place acquise par le spectacle cinématographique dans la société le projette sur le devant de la scène. Le thème du cinéma corrupteur s’impose de fait au quotidien à la population et devient en quelque sorte un leitmotiv de la criminalité juvénile, une explication plutôt commode et rarement motivée. Témoin un article du Progrès de Lyon en 1922, dont le titre « Troublé par des lectures et le cinéma, un enfant donne un coup de baïonnette à sa voisine 669  » n’est jamais explicité. L’enfant (qui a 16 ans) était masqué, et cela suffit apparemment pour que le cinéma soit en partie responsable du fait divers. On se souvient de Fantômas…

Notes
654.

Actuelle place Charles Hernu.

655.

ADR : 4 T 203 : Fermeture du cinéma Viviant par les autorités, rapport moral du commissaire de police, août 1915.

656.

Ibidem

657.

Le siècle du spectateur, Vertigo n° 10, 1993, page 25.

658.

ADR : 4 M 484 : Lettre d’une mère de famille datée du 24 janvier 1919.

659.

ADR : 5 M 18 : Circulaire ministérielle du 10 janvier 1931 citant le cas d’une tenancière de maison close à Lyon condamnée à payer une amende en 1927 pour avoir projeté dans son établissement des « films obscènes ».

660.

AML : 1121 WP 007 : Dossier du cinéma Tivoli.

661.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Arrêté du 24 octobre 1916.

662.

Idem : Arrêté du 22 octobre 1917 et du 28 octobre 1929.

663.

AML : Séance du Conseil municipal du 16 août 1915 

664.

Circulaire du 27 janvier 1917, publiée le 18 mars de la même année (AML : Bulletin Municipal Officiel ).

665.

KALIFA Dominique, L’Encre et le sang, op. cit., pages 50-52.

666.

AML : Séance du Conseil municipal du 1er mai 1916.

667.

ADR : 4 M 484 : Lettre d’une particulière au Préfet, datée du 23 février 1917.

668.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil municipal du 1er mai 1916.

669.

Le Progrès, 16 avril 1922.