b) Entre attraction et répulsion : la position ambiguë des pouvoirs publics

Dans l’ouvrage sur la situation lyonnaise en 1926 670 , paru sous l’égide de l’Association Française pour l’avancement des sciences dans laquelle on retrouve tous les grands noms de la notabilité lyonnaise, quelques pages sont consacrées aux salles de spectacle de la ville. Les théâtres municipaux en premier lieu, puis les petits théâtres privés et même les deux principales salles de music-hall ont droit à un descriptif plutôt élogieux. Le sort des salles de cinéma de la ville est quant à lui réglé d’une phrase :

‘« Il convient enfin de signaler, pour mémoire, les innombrables salles de cinéma, qui, ici comme partout, sollicitent la curiosité toujours avide du public. »’

On ne peut être plus clair : la condamnation du spectacle cinématographique est sans appel. Même écho chez les représentants de la Nation : le cinéma est décrit en 1925 dans l’agenda de l’Assemblée nationale comme un « instrument de perversion » 671 . A l’indifférence de la belle époque s’est substituée, face à l’enracinement du cinéma dans la société et son influence grandissante dans le quotidien, une condamnation pure et simple. Cinéma et moralité, la guerre est passée par là.

Toutefois, affirmer alors que l’élite (sociale ou politique) ne se rend au cinéma qu’en cachette est exagéré 672 . « instrument de perversion » ? Ce ne sont là que des mots, qui ne font qu’exprimer la perplexité des politiques et des intellectuels, partagés entre la reconnaissance de la valeur culturelle du cinéma et la défense d’une culture classique. Les condamnations, en outre, visent plus un certain type de cinéma (policier de prime abord, on l’a vu) que le cinéma en général. Dans les faits, l’élite de la Nation ménage tout au long des années 1920 une place de plus en plus importante au spectacle cinématographique.

On retrouve par exemple les principales personnalités lyonnaises aux inaugurations des grandes salles de cinéma, dont l’ouverture est un évènement désormais incontournable. Edouard Herriot est ainsi présent à l’inauguration du Lumina-Gaumont, le 21 octobre 1920 673 . Le gouverneur militaire de la place de Lyon assiste quant à lui à une soirée de gala au cinéma Tivoli en 1928 674  ; il est vrai que le film programmé, La grande épreuve (A. Dugès et A. Ryder, 1928), concerne l’armée.

De fait, le principe de l’immoralité du cinéma est loin d’aller de soi. Les élus lyonnais, très critiques à l’égard du 7ème Art, sont néanmoins rassurés par les grandes exploitations cinématographiques qui ne diffèrent des théâtres que par le type de spectacle, le contenu étant en lui-même la plupart du temps irréprochable :

‘« La dérogation de voirie pourrait […] être accordée à M. Bourchain, directeur du Tivoli-cinéma, comme une faveur spéciale qui lui serait faite en raison de l’assainissement très opportun rendu à ce quartier par la démolition des vieux immeubles 8, 10, 12 et 14 de la rue Stella et par l’édification en leurs lieux et places, d’un établissement cinématographique en ciment armé, offrant une sécurité absolue et qui, par antithèse aux vieux immeubles précités, pourra […] par la projection de films choisis, contribuer à l’édification scientifique et morale de nos jeunes concitoyens. » 675

De l’assainissement de la rue à celui des esprits, le pas est vite franchi. L’attitude ambiguë des autorités envers l’industrie cinématographique se cristallise autour de la question de la taxation des salles de cinéma. Celle-ci est récurrente et constitue l’essentiel des rapports entre politiques et professionnels du cinéma, particulièrement à Lyon.

Le 25 mars 1920, une taxe d’Etat sur les spectacles est instituée 676  ; la différence entre le cinéma et les autres spectacles y est particulièrement marquée. Là où les salles de théâtre ou de café-concert sont imposées uniformément à 6 % de la recette brute, ce taux varie de 10 à 25 % pour les salles de cinéma. Cette importante disparité n’est pas motivée dans le texte de la loi mais il ne fait aucun doute que les députés aient cherché ainsi à signifier leur préférence pour les spectacles vivants. Par ailleurs, les paliers d’imposition des salles de cinéma sont une véritable négation de la réalité économique, en tout cas en ce qui concerne les salles lyonnaises. La loi prévoit en effet une taxation à 10 % de la recette pour les salles réalisant moins de 15 000 francs de recettes mensuelles, 15 % pour celles dont la recette se situe entre 15 001 et 50 000 francs, 20 % pour celles dont la recette se situe entre 50 001 et 100 000 francs et 25 % enfin pour les salles réalisant plus de 100 000 francs de recettes par mois. Or, la grande majorité des salles de cinéma lyonnaises se situe bien en dessous du 1er palier. En 1922 677 , les plus petites réalisent à peine 15 000 francs de recette annuelle. Sur les vingt-deux établissements – dont l’essentiel des grandes exploitations – contrôlés par la mairie cette année-là, seuls six dépassent le 1er palier des 15 000 francs de recettes mensuelles, et parmi eux un seul dépasse celui des 50 000 francs. Un exemple concret : le cinéma des variétés (14 500 francs de recettes en 1922) se retrouve taxé de la même manière que celui des Terreaux, qui réalise pourtant une recette près de 10 fois plus importante (130 000 francs de recettes en 1922). La taxe d’Etat constitue donc une imposition par le haut, créant des catégories abstraites et ne distinguant pas les petites salles de quartier des grandes exploitations.

Cela a d’autant plus d’incidence que les maires sont autorisés par la même loi à créer une taxe municipale proportionnelle à la taxe d’Etat, ce dont ne se prive pas la municipalité lyonnaise. Tout en conservant la taxe de remplacement de 10 centimes par place, créée en 1901, le Conseil municipal de Lyon décide dans sa séance du 25 octobre 1920 d’établir une taxe municipale sur les salles de cinéma à hauteur de 50 % de la taxe d’Etat, c’est à dire le maximum prévu par la loi. Il est vrai que quelques mois plus tôt, le 9 février, la Ville avait voté le principe d’une taxe uniforme de 10 % sur les recettes (qu’elle est alors obligée d’abandonner) et que, selon ses calculs, elle y perd au change.

Il n’empêche. La nouvelle réglementation des taxes soulève de vives protestations de la part des professionnels du spectacle, qui tirent à boulets rouges sur le maintien de la taxe de 10 centimes par place. « Lyon est la seule ville de France où les spectacles soient condamnés à payer deux taxes municipales » 678 peut-on lire dans la Cinématographie Française. Les directeurs de salles de cinéma, soumis à des taux bien plus importants que leurs confrères du théâtre ou du café-concert, sont les plus virulents. Il est vrai qu’avec le nouveau régime, une salle de cinéma moyenne réalisant 150 000 francs de recettes annuelles avec un prix moyen de 2 francs par place se voit imposer, toutes taxes comprises, à hauteur de 28 % de sa recette, et qu’une grande salle réalisant plus de 600 000 francs de recettes à près de 40 %.

Les exploitants lyonnais, face à l’intransigeance d’Edouard Herriot (soucieux de l’équilibre de son budget), organisent le 5 février 1922 une grande manifestation à Lyon, menacent la municipalité de fermer leurs portes, et saisissent même le Conseil de préfecture pour obtenir l’abrogation de la taxe de remplacement 679 . Rien n’y fait, Edouard Herriot ne cède pas et le Conseil de préfecture déboute les exploitants. Le fossé séparant les politiques des professionnels du cinéma paraît infranchissable.

Pourtant, les mentalités évoluent et peu à peu les politiques prennent conscience de l’importance du cinéma, qu’il s’agit de défendre quand il est menacé. La municipalité de Villeurbanne est pionnière en la matière. En juin 1922, elle décide en effet un dégrèvement de 30 % de la taxe qu’elle perçoit car la corporation des exploitants « surchargée par les taxes de l’Etat du bureau de bienfaisance et de la Ville ne peut actuellement en raison de la crise économique et particulièrement du chômage, tenir ouverts ses établissements » 680 . Pour les élus villeurbannais, le cinéma apparaît donc comme une institution qu’il faut maintenir. Le fait que le dégrèvement porte sur l’ensemble des salles, grandes et petites, prouve que la volonté est générale.

Quelques mois plus tard, c’est à l’échelle de la Nation que l’on mesure le chemin parcouru par les politiques sur la question du cinéma et son importance culturelle. En janvier 1923, un débat s’engage à la chambre sur la détaxation des salles de cinéma 681 . Les députés y apparaissent unanimes pour encenser le spectacle cinématographique (« c’est mieux que l’espéranto car le cinéma est compris même des sourds-muets »), à tel point qu’ils appellent de leurs vœux l’installation de salles de cinéma dans les campagnes. La proposition de loi qui est débattue revient en fait sur la loi du 25 mars 1920 : il s’agit de modifier les paliers d’imposition. Les nouveaux taux après discussion sont les suivants : 6 % au lieu de 10 % des recettes pour les salles réalisant moins de 15 000 francs de recettes et 10 % au lieu de 15 % pour les salles réalisant entre 15 000 et 30 000 francs de recettes. Toutes les autres conservant le taux d’imposition de 1920. La proposition de loi est votée à l’immense majorité (453 voix pour, deux contre), malgré l’hostilité (évidente) du ministre des finances : il existe de fait un véritable consensus pour maintenir les petites exploitations cinématographiques. De la taxation à outrance, on est donc passé à une attitude plus compréhensive et soucieuse de ménager la petite exploitation. On peut toujours arguer qu’il s’agit aussi pour les députés de ne pas tuer la poule aux œufs d’or (la phrase est du reste prononcée pendant les débats) mais cet argument ne tient pas vraiment : l’essentiel des revenus fiscaux provient des grandes salles de cinéma, non des petites.

Est-ce l’influence du vote des députés ? La municipalité lyonnaise, en octobre 1923, réfléchit à la possibilité d’abonner les salles les plus modestes à la taxe de 10 centimes par place, ce qui équivaudrait à une détaxation partielle 682 . Mais il faut attendre 1927 pour que la ville remplace la taxe par un impôt proportionnel aux recettes avec des taux d’imposition différents selon les salles 683 .

Députés ou conseillers municipaux, les hommes politiques sont partagés entre taxation et reconnaissance implicite. Reconnaissance que l’on retrouve d’ailleurs dans la défense de la production cinématographique française. On a beau critiquer l’immoralité du cinéma, les scrupules disparaissent quand est en jeu la grandeur nationale. La perte de vitesse de la production française, notamment face aux films américains, conduit les députés à déposer, en 1921 et en 1923, des projets de loi visant à instaurer des quotas sur la production étrangère, quotas finalement instaurés en 1928.

Finalement, l’hostilité qui s’exprime parfois à l’encontre du cinéma n’est pas une hostilité au spectacle en lui-même, mais au contenu d’une partie de la production cinématographique. C’est sur cette base d’ailleurs que s’explique l’adoption du cinéma par les catholiques et la municipalité lyonnaise. Le spectacle cinématographique est considéré comme un merveilleux outil d’éducation, qu’il faut utiliser en dehors de son cadre commercial. Toute la réflexion sur l’influence du cinéma sur la jeunesse, née pendant la guerre, conditionne la naissance d’un spectacle cinématographique non commercial dans l’agglomération lyonnaise.

Notes
670.

50èmecongrès de l’Association Française pour l’avancement des Sciences, Lyon 1906-1926, Lyon, 1926, 587 pages.

671.

LEFCOURT Jenny, « Aller au cinéma, aller au peuple », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 51-4, oct.-déc. 2004, page 98.

672.

LEFCOURT Jenny, op. cit., page 98.

673.

La Cinématographie française n° 105, 6 novembre 1920.

674.

Idem n° 502, 16 juin 1928.

675.

AML: Bulletin Municipal Officiel : Séance du 10 mars 1920, dérogation au droit de voirie.

676.

Citée lors de la séance du 25 octobre 1920 du Conseil municipal de Lyon (AML : Bulletin Municipal Officiel ).

677.

Les recettes des salles de cinéma de l’année 1922 sont connues grâce à une enquête municipale (AML : 0008 WP 031).

678.

La Cinématographie française n° 126, 2 avril 1921.

679.

La Cinématographie française n° 172, 18 février 1922 et AML : Bulletin Municipal Officiel daté du 21 octobre 1923.

680.

AMV : Séance du Conseil municipal du 27 juin 1922.

681.

L’intégralité des discussions est citée dans La Cinématographie française, n° 219, 13 janvier 1923.

682.

AML : Bulletin Municipal Officiel daté du 21 octobre 1923.

683.

AML : Séance du Conseil municipal du 21 novembre 1927.