b) Concurrencer le cinéma commercial

« Nous voulons que les enfants, satisfaits des spectacles que nous leur offrons, n’aient pas la préoccupation d’en chercher d’autres. » 687 C’est ainsi que le cinéma paroissial Saint-Denis de la Croix-Rousse annonce le début de ses représentations le 1er janvier 1921. L’objectif est clair : il s’agit de faire du cinéma pour que les enfants n’aillent plus dans les salles commerciales, et donc de leur proposer un spectacle équivalent dans sa qualité (à défaut du contenu) à ceux qu’ils peuvent trouver dans les établissements cinématographiques.

Dans le cas du cinéma laïc, la situation est plus complexe. Les élus ne peuvent pas bien sûr revendiquer la volonté de concurrencer les entreprises commerciales, leur statut de représentant du pays leur interdit. Du reste la municipalité lyonnaise, pour mettre en route ses séances scolaires traite directement avec les professionnels de l’industrie cinématographique ; elle ne peut raisonnablement se les mettre à dos. Pourtant, ça et là, transpire le désir de détourner le public des programmes commerciaux :

‘« C’est un moyen de lutter aussi contre les inepties du cinématographe. Nous n’avons aucun moyen de contraindre nos contemporains à présenter sur l’écran des films plus intelligents ou plus intéressants que les trois quarts de ceux qui sont exposés. Mais nous avons le moyen de lutter contre le courant actuel, en faisant nous-mêmes quelque chose que nous trouvons mieux 688  »’

Le jeune public n’est pas le seul que l’on cherche à écarter des salles de cinéma commerciales. Bien vite se développent, au sein des patronages catholiques, des séances destinées aux adultes dont le but évident est d’éloigner la population des mauvais films corrupteurs. C’est le cas dès 1921 à la paroisse Saint-Denis de la Croix-Rousse, où l’on organise chaque dimanche, en soirée, une séance de cinéma pour l’ensemble des paroissiens. La municipalité lyonnaise reste cantonnée quant à elle au spectacle pour les enfants, et il faut attendre le milieu des années 1920 et la constitution de l’Office Régional du Cinéma Educateur de Lyon (ORCEL) pour que des séances pour adultes soient organisées à large échelle par les laïcs. Il est difficile en effet pour les autorités publiques de justifier une concurrence directe au cinéma commercial alors que l’Eglise, simple composante de la société, peut bien entendu se le permettre. C’est là une différence fondamentale entre le cinéma catholique et le cinéma public : le premier se calque directement sur le cinéma commercial tandis que le second est limité par sa mission éducative. Si les séances pour adultes organisées par le cinéma éducateur se développent, elle sont bien moins précoces et n’atteindront jamais la régularité des représentations catholiques.

Pourtant, l’influence du cinéma sur l’ensemble de la population constitue un véritable enjeu pour les élus lyonnais. A deux reprises, en 1920 et 1921, la question est évoquée au conseil municipal. Le cinéma est perçu comme un spectacle populaire avant tout car « les gens des quartiers populaires ne peuvent aller au théâtre. Ils n’en ont pas les moyens. Ils vont dans les cinémas  689 ». Or, ce qu’ils y voient leur est néfaste. L’un des élus donne ainsi l’exemple de sa bonne qui, la nuit, a peur de rencontrer Landru. D’une manière singulièrement paternaliste, les milieux populaires sont assimilés par les élus lyonnais à des enfants qu’il faudrait protéger contre les images dangereuse. Avec le développement de l’Office Régional du Cinéma Educateur et la promotion de séances familiales, on ne se cache plus à la fin des années 1920 de vouloir concurrencer directement le cinéma commercial, comme l’avoue implicitement le directeur de l’Office :

‘« La projection des films éducateurs ou de d’éducation récréative ne doit pas être quelque chose de rabougri et de mesquin. Il faut que cette projection soit belle, nette, grande ; qu’elle puisse rivaliser avec la projection commerciale. 690  »’

La qualité constitue un impératif en soi, mais le terme « rivaliser » n’est certes pas choisi au hasard. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs Gustave Cauvin de faire en 1928 de la propagande pour les bons films qui passent dans les cinémas commerciaux.

Au delà des discours, les patronages laïcs et catholiques se donnent-ils les moyens de concurrencer le cinéma commercial ? Ils proposent en tout cas un spectacle équivalent. L’ensemble des films de la cinémathèque de l’ORCEL est en effet en format 35 mm, et les salles paroissiales qui sollicitent une autorisation d’exploitation à la mairie possèdent toutes a priori un appareil professionnel. En outre, les séances cinématographiques du cinéma paroissial Saint-Denis et celles données dans les garderies du jeudi constituent de véritables programmes commerciaux (cf. infra, pages 327-330).

Les salles paroissiales se développent essentiellement dans des quartiers où est implanté un cinéma commercial. Cinéma qu’il s’agit certainement de concurrencer : la paroisse Sainte-Anne organise ainsi des représentations cinématographiques juste en face du cinéma Venise, et la paroisse Saint-Eucher, située en face du cinéma Family, débute ses projections quelques mois à peine après l’ouverture du cinéma commercial. Peur que les paroissiens s’égarent ? Le fait d’organiser des séances cinématographiques implique en tout cas une absence de dialogue avec les exploitants voisins. Il serait plus simple en effet pour les catholiques d’influer sur le propriétaire du cinéma du quartier quant au choix de ses programmes que de créer eux-mêmes un établissement cinématographique.

Affichée par les associations paroissiales ou sous-jacente chez les promoteurs du cinéma éducateur, la volonté de concurrencer le cinéma commercial est bien réelle. Mais est-elle effective ? La question des patronages, laïcs ou religieux, est certes récurrente dans la presse corporative au début des années 1920 691 , mais toujours sous l’angle de la taxation. Plus que de concurrence, on parle d’inégalité : les séances cinématographiques organisées par les patronages échappent en effet à la taxe d’Etat, une situation dénoncée par les professionnels de l’industrie cinématographique.

La concurrence des cinémas d’institution n’est donc peut-être pas ressentie par les cinémas commerciaux. Les exploitants réunis en 1921 par la commission municipale du cinéma scolaire ne s’opposent ainsi à aucun moment à l’organisation de séances récréatives pour les enfants les jeudis après-midi. Si les petites salles de quartier ne sont ce jour là jamais ouvertes, ce n’est pas le cas des principales salles de la ville. Il faut donc croire que les exploitants lyonnais ne craignent pas vraiment la concurrence du cinéma scolaire sur la fréquentation de leurs établissements. Peut-être imaginent-ils que les enfants qui fréquentent les garderies municipales ne sont pas ceux qui viennent dans leurs salles les jeudis après-midi.

Ce sont de fait les adultes qui concentrent les tensions avec les exploitants. Ces derniers engagent la municipalité à s’assurer qu’aucun adulte ne fréquentera les séances du cinéma scolaire. Il est donc possible que les salles paroissiales, et leurs séances du dimanche ouvertes à tous, posent plus de problèmes aux directeurs de cinémas commerciaux. Mais aucun article de presse ne dénonce cette concurrence potentielle.

Notes
687.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroisssial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, janvier 1921.

688.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil municipal du 13 mai 1918, Intervention d’Edouard Herriot.

689.

AML : Séance du Conseil municipal datée du 21 novembre 1921.

690.

CAUVIN Gustave, L’Office Régional du Cinéma Educateur de Lyon, Lyon, ORCEL, 1928, page 16.

691.

Voir par exemple La Cinématographie française n° 106 et 142, des 20 novembre 1920 et 23 juillet 1921.