c) Se concurrencer l’un l’autre

L’histoire des relations entre l’Eglise et les pouvoirs publics est une donnée essentielle de l’histoire politique et culturelle de France dans le premier XXe siècle. Ces relations s’étaient apaisées depuis le choc de 1905, en partie par la participation de tous à l’effort de guerre, mais l’arrivée du cartel des gauches au pouvoir, et celle d’Edouard Herriot à la présidence du conseil, ravivent les tensions. La ville de Lyon est donc en première ligne.

La question de la différence entre élèves des écoles confessionnelles et élèves des écoles publiques est soulevée dès les premières discussions sur le cinéma scolaire au Conseil municipal de Lyon. Aux quelques conseillers qui exhortent Edouard Herriot à fonder le cinéma scolaire sur le modèle des bibliothèques 692 , ouvertes à tous, le maire rétorque qu’il ne lui est pas possible d’organiser les séances en dehors des groupes scolaires. Sans réellement s’opposer à la présence (future) des élèves des écoles catholiques, Herriot met fin aux débats, jurant de sa bonne foi. Quelques mois plus tard, la question est à nouveau soulevée. A un élu proposant que les jeudis soient réservés aux écoles privées, Edouard Herriot donne une réponse laconique mais explicite : « Cette question est réservée » 693 . Bref, dès l’origine, le cinéma scolaire de la ville de Lyon scinde les enfants lyonnais en deux groupes distincts. D’ailleurs, les catholiques n’ont pas attendu les élus lyonnais pour promouvoir un spectacle cinématographique pour les enfants des écoles confessionnelles.

L’exclusion n’entraîne pas nécessairement la compétition. Les catholiques et les élus lyonnais ne se lancent pas dans le cinéma parce que les concurrents le font. Ce n’est qu’après l’essor de part et d’autre que commencent à émerger l’idée de rivalité entre patronages catholiques et laïques cristallisée autour de l’occupation géographique de l’espace urbain. Au milieu des années 1920, des instituteurs commencent à écrire à la municipalité pour obtenir une installation cinématographique dans le groupe scolaire dans le but de concurrencer le cinéma paroissial. C’est le cas dans le quartier Villette-Paul-Bert, au groupe scolaire de la rue de l’Ordre 694 , entre 1925 et 1927, où selon l’adjoint Charial, le patronage catholique voisin (place Sainte-Anne, très certainement) « possède depuis longtemps l’installation que nous sollicitons ». Même discours au Groupe scolaire de Montchat, dont la plus grande partie des élèves, selon l’association La famille scolaire de Montchat , va au patronage clérical. « Pour attirer les enfants le jeudi et les garder, rien ne vaut le cinéma ». On retrouve en fait le même discours qu’au début des années 1920 : le cinéma apparaît comme une arme efficace de coercition. Mais un glissement s’est opéré. Il s’agissait à l’origine d’ôter les enfants de l’emprise de la rue. Désormais, il s’agit de les détourner des patronages catholiques. Se dessine alors une véritable concurrence géographique, qui mobilise bientôt les plus hautes sphères de l’Instruction publique :

‘« Malgré les efforts des maîtres pour retenir et occuper les enfants, ceux-ci désertent nos garderies et, chose très grave, c’est surtout pour aller au cinéma l’Etoile, nettement confessionnel. La situation serait sérieuse en n’importe quel quartier, elle est alarmante dans le 2ème arrondissement où la concurrence est rude et où les écoles privées arrivent pour les effectifs à égalité avec les écoles publiques. […] Vous estimerez sans doute urgent d’acquérir l’appareil qui permettra de mettre fin à la crise 695  »’

Bien sûr, les instituteur se servent peut-être de l’anticléricalisme affiché d’Edouard Herriot pour obtenir ce qu’ils demandent. Mais la concurrence existe bel et bien : « nos adversaires » est une expression que Gustave Cauvin utilise fréquemment 696 . Les catholiques sont plus discrets mais il est vrai que les sources sont bien moins nombreuses.

La concurrence porte sur l’occupation du jeudi après-midi, mais aussi indirectement sur les séances familiales organisées par les catholiques. A la Croix-Rousse, les représentations au patronage Saint-Denis les dimanches soirs concurrencent directement celles des deux cinémas commerciaux de la place Croix-Rousse. Or, le propriétaire de l’un d’entre eux, Jérôme Dulaar, est proche des associations laïques. Il prête régulièrement sa salle pour des réunions, et fait partie en 1928 de l’ORCEL à titre de représentant des cantines scolaires de la ville 697 . Il est donc fort possible que les Croix-roussiens, le dimanche, se partagent entre le cinéma Dulaar et celui de la paroisse Saint-Denis selon leur appartenance politique et religieuse.

Mais si concurrence il y a, elle n’empêche pas les rapports entre les deux institutions qui, après tout, poursuivent pratiquement les mêmes buts. Ainsi, en 1923, la Ville de Lyon achète à la société catholique Etoile-film deux productions cinématographiques 698 . Les films adaptés aux enfants étant perle rare, on ne fait pas de manières sur l’identité de ceux qui peuvent vous en procurer.

Notes
692.

AML : Bulletin Municipal Officiel : Séance du Conseil Municipal du 13 mai 1918.

693.

AML : 0111 WP 018 : Séance de la commission municipale d’organisation du cinéma scolaire, 24 décembre 1918.

694.

Actuelle rue Antoine Charial.

695.

AML : 0206 WP 002 : Lettre de l’inspecteur d’académie de la 3ème circonscription à la ville de Lyon, 3 février 1931.

696.

CAUVIN Gustave, Perséverer, Lyon, ORCEL, 1929.

697.

CAUVIN Gustave, L’Office Régional du Cinéma Educateur de Lyon, Lyon, ORCEL, 1928, page 25.

698.

AML : 0110 WP¨012 : Lettre de G. Bideault (réclamant son dû) à la municipalité lyonnaise, datée du 27 septembre 1924.