a) Le développement du cinéma catholique et la société Etoile-film

L’Eglise s’est très tôt intéressée au cinéma. La maison de la Bonne Presse propose dès 1896 des vues animées dans son catalogue et fonde, en 1903, la première revue sur le cinéma, le Fascinateur. Pour contrer l’action de la Ligue de l’enseignement, la maison multiplie à partir de 1903 les conférences où les projections occupent une place de plus en plus importante 699 . En 1908, les services de la Bonne Presse n’auraient fournit pas moins de 1 405 appareils de projection et loué 183 636 vues 700 , fixes ou cinématographiques. Les catholiques dépassent progressivement l’aspect didactique du cinématographe pour s’intéresser au spectacle lui-même et influencer ou concurrencer la production commerciale. Un service de location de « films soigneusement choisis » est crée au sein de la Bonne Presse en 1912 701 et une véritable société de production, qui a l’aval de la papauté, est mise sur pied au Vatican en 1919 702 .

En France, les sujets bibliques sont un thème récurrent dans la production cinématographique. Entre 1896 et 1905, les films les plus longs (même s’il ne s’agit que d’une suite de tableaux) sortis par la maison Pathé frères portent sur la vie de Jésus Christ 703 . Le fait que trois adaptations aient été produites en moins de dix ans, dont deux à deux ans d’intervalle (1902 et 1904), prouve de manière évidente que la demande était au rendez-vous. Une production de films catholiques qui reste limitée mais continuelle. Dans les années 1920, plusieurs longs-métrages clairement destinés au public catholique sortent en France, films de fiction ou hagiographies (Tel Sainte Thérèse, 1923) même s’il n’existe pas encore réellement de maisons de production spécialisées. Ce sont de fait les grandes maisons de production commerciales (Sainte-Thérèse est produit par la société Eclipse) qui les proposent au public.

La situation de l’agglomération lyonnaise dans le développement du cinéma catholique est équivoque. Lyon, siège du primat des Gaules, est caractérisée par une identité catholique fortement ancrée. Mais le développement du cinéma catholique est bien moins précoce qu’en d’autres régions françaises. En Bretagne, par exemple, des appareils cinématographiques existent dans les principaux centres urbains avant 1914 704 . Rien de tel à Lyon où, si projections cinématographiques il y a avant guerre, celles-ci restent ponctuelles. La capitale des Gaules ne tient donc pas un rôle de premier plan ni ne fait partie des régions les plus dynamiques dans le développement du cinéma catholique. C’est à Lyon, pourtant, que naît l’une des principales sociétés cinématographiques catholiques du pays, la société Etoile-Film.

Trois sociétés Etoile se succèdent en fait entre 1907 et 1920, sans que la filiation entre elles ne soit clairement établie. De la première, on sait peu de choses si ce n’est qu’il s’agit de la première maison de location de films ouverte à Lyon. Installée quai de la pêcherie et dirigée par l’abbé Clément, elle est attestée de 1907 à 1911 705 . La deuxième société Etoile est fondée le 24 octobre 1913 706 , avec un capital assez modeste de 20 000 francs. Fondée par Paul Cozon, un clerc d’avoué, elle regroupe vingt-six souscripteurs, parmi lesquels apparaissent huit noms à particule. De fait, la plupart des actionnaires sont propriétaires, industriels ou membres des professions libérales. La société a pour but d’exploiter toute entreprise cinématographique mais elle n’a a priori guère le temps de l’atteindre : ses locaux sont requisitionnés pendant la guerre et les pouvoirs publics ne constatent aucune transaction financière jusqu’en 1919 707 . C’est pourtant pendant la guerre qu’ouvre vraisemblablement la salle de cinéma Etoile au n° 12 de la rue Sainte-Hélène 708 .

Le 6 mai 1920, une nouvelle société, Etoile-Film, voit le jour 709 . D’après l’inspection des contributions directes, elle n’a aucun lien avec la société Etoile fondée en 1913 710 . Mais cela signifie très certainement aucun lien juridique, car la société Etoile-Film se forme un an après la dissolution de la société Etoile et conserve le même siège social ainsi que l’exploitation du cinéma Etoile, qui n’a pas fermé ses portes ni changé de nom. Surtout, six des souscripteurs de la nouvelle société faisaient déjà partie des actionnaires de la société Etoile. La société Etoile-Film a en revanche une envergure bien plus importante: le capital est de 300 000 francs, quinze fois plus important que celui de la société Etoile.

L’objet de cette nouvelle société, fondée pour une durée de 90 ans, est « l’exploitation sous toutes ses formes des industries cinématographiques, photographiques et phonographiques », ce qui comprend notamment l’exploitation d’établissements cinématographiques, la production, la vente et la location de films ainsi que l’acquisition et l’exploitation de tous brevets d’invention liés au cinéma. La société Etoile-Film comprend donc toutes les branches de l’industrie cinématographique.

L’identité des premiers souscripteurs, au nombre de dix-sept, est intéressante. Professions libérales, négociants, propriétaires, industriels et un châtelain : tous semblent appartenir à la grande bourgeoisie. A ses débuts, la société est essentiellement à capitaux lyonnais : quatorze des dix-sept souscripteurs, les trois autres habitant à proximité, Vienne ou la vallée d’Azergues. Sur les quatorze lyonnais, la moitié d’entre eux habitent dans le quartier d’Ainay dont les trois principaux actionnaires : il s’agit vraisemblablement de la bonne société du quartier d’Ainay, sensibilisée au cinéma depuis l’ouverture quatre ans auparavant du cinéma de l’Etoile. Le fondateur de la société, l’architecte Joannes Bourbon, habite juste en face de la salle, au n° 11 de la rue Sainte-Hélène. Enfin, last but not least, deux des souscripteurs sont gens d’Eglise : le chanoine Gaillard, qui habite lui aussi rue Sainte-Hélène, et surtout le primat des gaules en personne, le cardinal Maurin, qui apporte ainsi sa caution à la nouvelle société.

Le premier bilan est jugé faible, tout comme l’activité puisque qu’aucun amortissement n’a été réalisé sur le stock de films, qui se détériore rapidement. Pourtant, le capital a été porté à 500 000 francs dès le mois de juillet 1920 711 . Encore ne s’agit-il que de la première tranche de l’augmentation d’un capital que l’on prévoit déjà de porter à un million de francs. Les nouveaux souscripteurs ne modifient pas vraiment l’identité des actionnaires de la société. Tout au plus peut-on constater une ouverture en dehors de la région lyonnaise avec la présence d’industriels de Grenoble ou Saint-Etienne. Mais la majorité des nouveaux actionnaires (vingt-deux sur trente-deux) demeure dans l’agglomération lyonnaise. On retrouve parmi eux dix industriels (dont de nombreux fabricants de soierie), six membres des professions libérales (avocats, ingénieurs, banquier, agent de change), quatre négociants et deux propriétaires. Et toujours une concentration géographique au sein de la ville : dix-sept des vingt-deux lyonnais habitent sur la presqu’île ou dans le quartier des Brotteaux.

En novembre 1922, une nouvelle augmentation porte le capital à un million de francs 712 . Celle-ci est sans doute liée à la création de succursales à Toulouse et Paris 713 , car on retrouve parmi les nouveaux actionnaires une large majorité de toulousains – dont l’archevêque – et de parisiens. Parmi les souscripteurs, haute bourgeoisie et aristocratie ( la comtesse de Toulouse-Lautrec, le Comte d’Ussel, le Vicomte de Vaux, etc.) sont représentés : la société constitue semble-t-il une véritable œuvre de bienfaisance. Quoiqu’il en soit, la société catholique a désormais une assise nationale.

En 1925, les actionnaires de la société Etoile décident de doubler son capital, qui atteint désormais deux millions de francs 714 . On compte vingt-cinq nouveaux actionnaires dont quinze habitent à Lyon. La plupart de ceux-ci demeurent autour du quartier d’Ainay. Au total, à cette date, pas moins de sept actionnaires lyonnais habitent sur le seul quai Gailleton. L’augmentation du capital est continue durant toutes les années 1920 pour atteindre en 1930 plus de cinq millions de francs 715 . En l’espace de dix ans, l’envergure de la société Etoile a plus que décuplé.

Le développement impressionnant d’Etoile-Film est significatif à deux titres : d’une part, la grande bourgeoisie et l’aristocratie se mêlent désormais de cinéma, et cela sans crainte de déroger. A partir du moment où le cinéma est utilisé pour une bonne œuvre, on trouve parmi l’élite de bonnes âmes. Mais le développement de la société Etoile est aussi le signe certain de la vigueur dans les années 1920 du cinéma catholique, qui constitue son véritable fond de commerce.

Les statuts de L’Etoile ne font pourtant aucune mention de son identité catholique, mais celle-ci est revendiquée dès 1921 : dans une publicité parue cette année-là, le texte est entièrement axé sur la location de « nos beaux films bibliques 716  » (dont le film Esther, programmé au patronage Saint-Denis pour l’ouverture du cinéma le 1er janvier 1921 717 ). A la fin des années 1920, la société est d’ailleurs pleinement reconnue dans les milieux catholiques du cinéma. Le chanoine Reymond, président du tout nouveau Comité Catholique du Cinéma, fondé en 1927, en fait en 1930 le panégyrique :

‘« Société catholique, l’Etoile s’est donnée pour tâche la diffusion du cinéma au moyen de films irréprochables au point de vue moral. Fondée depuis plus de 10 ans, elle a permis à un très grand nombre de salles d’œuvres de se créer et de se développer en leur fournissant le matériel nécessaire à leur équipement, ainsi que le choix le plus important de films sains et attrayants. » 718

En effet, la société L’Etoile, comme ses statuts le permettent, est présente dans tous les rouages de l’industrie cinématographique. Ayant commencé dans la location de films, elle installe une usine dans le quartier de Montchat 719 et fabrique ses propres appareils de projection qu’elle va proposer aux salles paroissiales. Accordant des facilités de crédit aux salles d’œuvres 720 , elle permet aux paroisses – et avant tout aux paroisses lyonnaises – de s’équiper facilement d’une installation cinématographique. Trois au moins des huit paroisses lyonnaises qui organisent des séances cinématographiques au cours des années 1920 possèdent un appareil Etoile 721 .

La location de programmes cinématographiques semble néanmoins l’activité dominante de la société. C’est elle qui fournit le cinéma de la paroisse Saint-Denis à la Croix-Rousse où l’on retrouve par exemple en novembre 1929 un journal d’actualités intitulé Etoile-Magasine 722 . A cette date, Etoile-Film dispose de près de 10 000 programmes cinématographiques 723 , et a entamé son activité de production de films 724 .

Notes
699.

TILLOY Gérard, Les projections lumineuses de la Bonne Presse et la croisade du cinéma (1903-1938), Université paris III, mémoire de D.E.A. d’Etudes Cinématographiques, sous la direction de MARIE Michel, 1993, 209 pages.

700.

Cinéjournal n° 82, 13 mars 1910.

701.

La Croix, 27 septembre 1912, cité par TILLOY Gérard, op. cit.

702.

La Cinématographie française n° 83, 5 juin 1920.

703.

KERMABON Jacques, op. cit., pages 441-442.

704.

LAGREE Michel, « Les trois âges du cinéma de patronage », in LAGREE Michel, Religion et modernité, études réunies par FOUILLOUX Etienne et SAINCLIVIER Jacqueline, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, page 191.

705.

Indicateur commercial Henri, années 1907-1911.

706.

ADR : 6 up 1/257 : Formation de la société Etoile (24 octobre 1913). 

707.

ADR : P 41 : Dossier de la société Etoile, rapport du 21 février 1922.

708.

Celle-ci apparaît en 1917 dans l’Indicateur commercial Henri.

709.

ADR : 6 up 1/315 : Formation de la S.A. Etoile-Film (6 mai 1920). 

710.

ADR : P 41 : Dossier de la société Etoile, rapport du 21 février 1922.

711.

ADR : 6 up 1/334 : S.A. Etoile-Film, augmentation de capital (17 janvier 1921). 

712.

ADR : 6 up 1/364 : S.A. Etoile-Film, augmentation de capital (14 novembre 1922). 

713.

ADR : Registre du commerce, volume 3 : Fiche de la société Etoile-Film (B 2466)

714.

ADR : 6 up 1/425 : S.A. Etoile-Film, augmentation de capital (11 décembre 1925). 

715.

AML : 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Etoile, papier-en tête de la lettre de la société à la municipalité datée du 16 octobre 1930.

716.

AML : 0110 WP 012 : Bulletin Officiel des directeurs de spectacle de Lyon n° 16, 15 avril 1921, au dos.

717.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, janvier 1921.

718.

BNF-Arsenal : Fond Auguste Rondel : RK 978 (Société de production Etoile-Film) : Dossiers du cinéma, n° hors série, 1930, page 1.

719.

Idem, page 11.

720.

Ibidem.

721.

Il s’agit des paroisses Saint-Pierre de Vaise, Saint-Denis de la Croix-Rousse et Notre-Dame des Anges (AML : 1271 WP 021).

722.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, novembre 1929.

723.

Bibliothèque de l’Arsenal : Fond Auguste Rondel : RK 978 (Société de production Etoile-Film) : Dossiers du cinéma, n° hors série, 1930, pages 6-10.

724.

CHIRAT Raymond, Catalogue des films français de fiction 1919-1929, op. cit.