b) La naissance des salles paroissiales

La première salle catholique de projection de films n’est pas une salle paroissiale, puisqu’il s’agit du cinéma Etoile, exploité donc par une société privée. Cet établissement est dès son ouverture destiné aux catholiques de la ville et s’impose comme une alternative aux salles de cinéma commerciales :

‘« La première fois que je suis allé à un autre cinéma qu’à l’Etoile, c’était au Grôlée […] C’était ma première sortie en dehors de l’Etoile qui était le seul endroit où on pouvait aller. Nous étions dans un genre de famille très austère et très sévère – très, très austère, oui, quand même ! – et ce milieu un peu strict et fermé n’allait pas volontiers au cinéma. C’était un peu l’enfer ! Alors justement on avait créé cette salle L’Etoile pour les honnêtes gens, et notamment la jeunesse, pour qu’elle n’aille pas se perdre ! » 725

On le voit, la fondation du cinéma Etoile est une pierre dans la segmentation des publics. La salle, en effet, n’est pas réservée aux habitants du quartier d’Ainay, loin de là. C’est en tout cas ce que montre le témoignage d’un habitant de Montchat, dont la famille, nouvellement arrivée de Marseille, se voit déclarer « A Lyon, pour les enfants, il faut aller à l’Etoile » 726 . Il semble à peu près certain que les séances, dont je ne connais pas la fréquence, sont ouvertes à tous. La salle de l’Etoile, après tout, apparaît publiquement aux côtés des salles commerciales dans les indicateurs commerciaux, ce qui semble induire que les séances étaient tarifées. L’établissement, d’une taille moyenne (400 places en 1921 727 ) sert également de salle de patronage aux paroisses les plus proches qui ne se sont pas munies d’une installation cinématographique. On y retrouve ainsi les enfants du patronage de la paroisse Saint-Georges (qui n’ont qu’un pont à traverser) en 1929 728 .

Mais à partir du début des années 1920, certaines paroisses décident d’exploiter elles-mêmes un cinéma. La première à ma connaissance est la paroisse Saint-Denis de la Croix-Rousse, dont les projections régulières débutent le 1er janvier 1921 729  (des séances ponctuelles étaient cependant déjà organisées en 1919 730 ). Elle est suivie par la paroisse Notre-Dame des Anges en octobre 1921 731 , puis par la paroisse Saint-Eucher 732 , toujours à la Croix-Rousse, dont l’installation est contrôlée en octobre 1922. Entre 1925 et 1930, plusieurs autres paroisses commencent à organiser régulièrement des séances cinématographiques, dont celles de Saint-Pierre de Vaise 733 , Saint-Maurice de Monplaisir 734 et Sainte-Anne 735 . En mai 1931, on recense onze cinémas paroissiaux à Lyon, trois à Villeurbanne et six dans les autres communes de l’agglomération lyonnaise 736 .

Les demandes d’autorisation d’exploiter sont parfois sollicitées par des associations paroissiales, mais le plus souvent ce sont les desservants eux-mêmes qui sont à l’origine de l’installation d’un cinéma. A Saint-Maurice de Monplaisir, à Saint-Pierre de Vaise, c’est le curé de la paroisse qui correspond avec les services municipaux. Le cinéma ne constitue de fait qu’une activité supplémentaire à l’action des curés, déjà bien habitués à encadrer leurs ouailles. Les séances cinématographiques sont organisées dans les salles annexes à la paroisse qui furent construites pour certaines à l’orée des années 1900 pour accueillir les paroissiens en dehors du lieu de culte. A la Croix-Rousse, les paroisses de Saint-Eucher et de Saint-Denis ont fait construire un bâtiment annexe à leur église en 1901 et 1902 737 . Ces salles des fêtes ou de spectacles comptent en général plusieurs centaines de places et se rapprochent des salles commerciales. D’autant plus que les séances organisées visent les adultes tout autant que les enfants : au cinéma de la paroisse Saint-Denis de la Croix-Rousse, une séance familiale est organisée dès l’installation du cinéma les dimanches soirs, à 20 heures. En 1929, la salle se glorifie de ses « opérateurs brevetés » et des membres de son « orchestre symphonique », tous bénévoles 738 . Elle programme du reste, à ce moment là, les films à succès passés au centre de la ville, tel Michel Strogoff. Il est fort possible que le spectacle proposé par les cinémas paroissiaux soit parfois d’une meilleure qualité que celui que l’on trouve dans les petites salles du quartier.

Toutefois, les exploitations paroissiales ne fonctionnent pas encore comme de véritables cinémas. En 1931, une seule d’entre elles, le Foyer Perrache, déclare organiser des séances chaque semaine, toutes les autres ne fonctionnant que cinq à vingt fois dans l’année. Sans doute ces chiffres sont-ils volontairement sous-estimés : la paroisse Saint-Denis ne déclare ainsi que quinze à vingt séances par an alors que le cinéma fonctionne chaque dimanche d’octobre à mai 739 . Mais l’enquête de 1931 démontre que le mouvement de cinéma paroissial est encore précaire et peu développé. On ne sait rien en revanche sur les séances organisées pour les enfants du patronage, qui ne sont certainement pas recensées dans l’enquête. A Saint-Denis de la Croix-Rousse, une séance enfantine, à 16 heures, précède la séance familiale de 20 heures en 1929 740 .

Ces salles paroissiales sont-elles ouvertes à tous ? Au cinéma Saint-Denis, les promoteurs du cinéma se contentent de faire la quête les premières années d’exploitation, puis s’orientent progressivement vers une tarification en vendant des « cartes de familles » vendues 5 francs pour cinq personnes. Mais les séances à Saint-Denis sont jusqu’en 1930 rigoureusement réservées aux paroissiens.

En 1930 au cinéma de la paroisse Sainte-Anne, le droit d’entrée va de 50 centimes à deux francs 741 , à peine moins que les tarifs des salles commerciales les plus modestes. Mais cela ne signifie pas que tout le monde était admis. Quoiqu’il en soit, il n’est pas certain que des personnes extérieures à la paroisse ou, pour le moins, à la communauté catholique, soient tentées de se rendre au cinéma paroissial :

‘« Nos séances sont des soirées de famille. Jeunes gens et jeunes filles doivent être accompagnés de leurs parents et se mettre avec leurs parents. Toute contravention à ces mesures d’ordre pourrait entraîner pour leurs auteurs des désagréments, et même des mesures qui iraient jusqu’à l’exclusion définitive de participation à quelque séance que ce soit 742  »’

On ne transige pas avec la morale. C’est assez rappeler le but premier des salles paroissiales, nées pour détourner les ouailles des dangers que représentent les salles de cinéma. Même si, sans doute, le plaisir que procure une séance de cinéma suffise à expliquer pourquoi curés et associations paroissiales ont adopté le spectacle cinématographique.

Notes
725.

GUAITA Micheline, op. cit., page 194.

726.

Idem, page 195.

727.

ADR : 4 M 484 : Enquête préfectorale sur les salles de cinéma, rapport du commissaire du quartier Bellecour, 1921.

728.

DESSERTINE Dominique et MARADAN Bernard, L’âge d’or des patronages 1919-1939 : la socialisation de l’enfance par les loisirs, Paris, CNFE-PJJ/Ministère de la Justice, 2001, page 174.

729.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, janvier 1921.

730.

Idem : juillet 1919.

731.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Notre-Dame des Anges.

732.

AML : 1271 WP 021 : Fiche de la salle Saint-Eucher.

733.

AML : 1121 WP 006 : Lettre de l’abbé Buffard, curé de la paroisse Saint-Pierre, datée du 3 novembre 1925.

734.

AML : 1121 WP 006 : Lettre du chanoine Seyve, curé de la paroisse Saint-Maurice, datée du 20 mai 1928

735.

AML : 1121 WP 002 : Lettre du Cercle catholique de la renaissance Sainte-Anne, datée du 13 mars 1930.

736.

ADR : 4 M 485 : Enquête préfectorale sur les établissements cinématographiques, entamée le 15 mai 1931.

737.

AML : 1121 WP 009.

738.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, novembre 1929.

739.

Idem, janvier-décembre 1931.

740.

Archives du Diocèse de Lyon : Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse,, novembre 1929.

741.

AML : 1121 WP 002 : Lettre du Cercle catholique de la renaissance Sainte-Anne, datée du 13 mars 1930.

742.

Bulletin paroissial de Saint-Denis de la Croix-Rousse, décembre 1929.