b) Dans la ville, le cinéma devient un commerce de proximité

A Lyon même, la vague d’ouverture des années 1918-1923 touche principalement les quartiers excentrés. Dans le centre de la ville, les quartiers Bellecour et Terreaux – respectivement neuf et quatre salles de cinéma en 1914 – restent quasiment vierges de toute nouvelle création. Autour de la place Bellecour, un seul mouvement : le transfert progressif d’une petite salle vers une grande exploitation. En 1917, en effet, le petit cinéma Carnot (140 places), situé aux abords de la place de la République, ferme définitivement ses portes après de multiples faillites 803 . Le matériel de la salle (le projecteur avant tout, sans aucun doute) est utilisé quelques mois plus tard pour l’ouverture du cinéma Fantasio 804 , qui s’installe de l’autre côté de la place de la République. Cet établissement, qui compte 600 places environ 805 , adopte une politique d’exploitation de prestige, basée sur la programmation de grands films en exclusivité. Lui-même ne résiste que quelques mois à l’ouverture du cinéma Tivoli – en février 1920 mais programmée depuis 1914 806 – ne faisant certainement pas le poids face aux 1 200 places du nouvel établissement et à son ambition de devenir le premier cinéma de Lyon. Entre 1914 et 1920, le nombre de salles de cinéma n’a donc pas évolué dans le centre de la ville, une petite salle ayant juste été remplacée par un important établissement. La transformation en 1922 du petit cinéma Palace – situé dans la même rue que le Tivoli – en salle de théâtre 807 est peut-être liée également à l’ouverture du nouveau palace. Quoiqu’il en soit, après 1920, la presqu’île lyonnaise reste vierge de créations de salles de cinéma, et compte à partir de 1922 un écran de moins qu’en 1914 (mais 600 places de plus environ).

Dans le quartier de la Guillotière, autour des avenues Saxe et Gambetta, l’évolution de l’exploitation cinématographique suit le même mouvement que dans le centre de la ville. Une seule création entre 1914 et 1929, celle du très imposant cinéma Gloria (800 places), prévue du reste là encore avant la guerre 808 . Cette nouvelle salle remplace de fait les deux cinémas forains de la place Garibaldi et les projections cinématographiques organisées à l’Eldorado ou au Nouvel Alcazar. On ne peut donc réellement parler d’une plus grande offre de cinéma dans le quartier Guillotière, mais plutôt d’une transformation de cette offre : une salle sédentaire solidement implantée se substitue aux séances informelles des baraques foraines et des salles de spectacle. Lorsque la Gaieté Gambetta – salle de cinéma, mais aussi salle de bal, de réunions et de concerts 809 – ferme ses portes en 1927, l’alternance des spectacles dans un même établissement disparaît complètement de la Guillotière.

Le parc cinématographique du quartier des Brotteaux est profondément remanié, mais sans qu’il n’y ait, là encore, une hausse du nombre d’écrans puisque la création du Lumina-Gaumont en 1920, puis celle de l’Athénée, cours Vitton, en 1922 sont concomitantes ou presque de la fermeture du cinéma 37 cours Vitton, qui survient en 1920, et de celle du cinéma des Capucines, en 1924. Comptant deux salles en 1914, le quartier des Brotteaux reste à deux salles dix ans plus tard.

Les ouvertures durant les années du premier conflit mondial et la vague de créations des années 1918-1923 surviennent avant tout en des quartiers vierges d’établissements cinématographiques, comme on peut le constater (cf. carte 4). Tout se passe comme si, après que le spectacle cinématographique ait occupé les grands centres de la ville, la diffusion des salles de cinéma privilégiait désormais le caractère local du nouveau spectacle. Qu’on en juge : une salle de cinéma ouvre derrière les voûtes de la gare de Perrache en 1916, deux salles dans le quartier de Montchat en 1920 et 1922, une salle à Gerland en 1920, deux salles sur la route de Vienne, au delà des voies ferrées (qui constituent une vrai frontière dans la ville et isole tout un pan de la ville) en 1918 et 1923. Les cinémas de proximité progressent aussi dans les quartiers où se trouvait déjà une exploitation cinématographique : une salle – le Régina – ouvre à Vaise en 1920 et la Croix-Rousse compte deux nouveaux établissements – le Lacroix ouvert en 1917 et le Family en 1922 – au milieu des années 1920.

Après l’interruption des années 1924-1925, les ouvertures reprennent à un rythme moins soutenu mais toujours dans les quartiers excentrés de la ville. Deux cinémas ouvrent ainsi coup sur coup autour de la place Voltaire, au cœur du quartier de la Guillotière en 1928.

Carte 4. Les salles de cinéma à Lyon en 1928
Carte 4. Les salles de cinéma à Lyon en 1928

Bien sûr, les nouvelles salles sont aussi un reflet de l’évolution urbaine. Les quartiers lyonnais qui accueillent une salle de cinéma entre 1914 et 1929 sont pour beaucoup d’entre eux ceux qui accroissent le nombre de leurs habitants. La géographie des salles de cinéma au milieu des années 1920 assimile de fait le spectacle cinématographique à un véritable petit commerce de proximité. Certains établissements semblent destinés à quelques milliers d’habitants du même quartier, leur emplacement leur interdisant de pouvoir attirer du public en dehors d’une sphère très étroite. C’est l’exemple très caractéristique du petit cinéma Family, d’une contenance de 250 places environ, qui ouvre en 1922 sur la petite rue de Dijon 810 dans le quartier de la Croix-Rousse. Situé à mi-pente dans une rue qui se trouve absolument en dehors des flux commerciaux de la ville (cf. illustration 8 et 9), il ne peut escompter attirer les habitants que des rues adjacentes, étant invisible aux yeux de la majorité des habitants du plateau de la Croix-Rousse. On peut généraliser cet exemple à l’ensemble des salles de quartier, dont la faible envergure révèle leur caractère local.

En effet, si les salles de cinéma recouvrent désormais l’ensemble de la ville, le paysage de l’exploitation cinématographique diffère fortement d’un quartier à l’autre : grandes et petites salles sont inégalement réparties dans l’espace urbain 811 .

Tableau 14. La structure de l’exploitation cinématographique par quartiers à Lyon en 1924
Nombre de salles Nombre de places
Bellecour 8 18 % 5 354 26 %
Terreaux 4 9 % 1 288 6 %
Brotteaux 2 4,5 % 1 370 7 %
Part-Dieu 3 7 % 1 450 7 %
Guillotière 7 16 % 4 432 22 %
Autres quartiers 20 45,5 % 6 613 32 %
Total 44 100 % 20 507 100 %
Illustration 8. Façade du cinéma Family en 1922
Illustration 8. Façade du cinéma Family en 1922

(Source : AML, carton 1121 WP 003)

Illustration 9 : Façade actuelle (au premier plan) du cinéma Family
Illustration 9 : Façade actuelle (au premier plan) du cinéma Family

(Collection personnelle)

Malgré la multiplication des salles de cinéma dans les quartiers périphériques, le centre de la ville conserve une place prédominante. Le quartier Bellecour ne regroupe en effet que moins d’une salle sur cinq mais concentre encore plus du quart des places disponibles dans la ville. Les huit établissements qui y sont implantés sont très différents les uns des autres : trois d’entre eux – Scala, Tivoli et Royal, respectivement 1 000, 900 et 1 200 places – sont de véritables palaces, même s’ils n’atteignent pas l’envergure des grands établissements de café-concert. Deux autres salles – Majestic et Grolée – sont de taille moyenne, entre 500 et 600 places et trois petites salles – Modern, Idéal et Bellecour, entre 250 et 400 places – complètent l’offre assez diversifiée du centre-ville. Plus haut dans la presqu’île, les quatre salles de cinéma situées autour de la place des Terreaux sont toutes de taille modeste – entre 238 et 350 places – et apparaissent comme complémentaires aux grands établissements du quartier Bellecour.

L’exploitation cinématographique de la rive gauche, du parc de la Tête d’or à l’avenue Berthelot, reproduit dans ses grandes lignes celle de la presqu’île, mêlant petites et grandes salles, avec une prédominance de ces dernières. Sur les douze établissements implantés entre le Rhône et la voie ferrée, trois – Femina, Moncey, Melkior – dépassent les 600 places et quatre – Lumina-Gaumont, Gloria, Alhambra et Gaieté-Gambetta – dépassent les 800 places. Plus de la moitié des salles de la rive gauche sont donc de grands établissements. A leurs côtés, deux salles de taille moyenne – l’Athénée, aux Brotteaux, et les Variétés, avenue Berthelot – et trois petites exploitations – Iris, Elysée et Lafayette – toutes trois situés sur des rues étroites et donc bien moins visibles que leurs concurrents. La réfection entre 1924 et 1925 du cinéma Melkior devenu Comœdia, qui passe de 600 places à plus de 900 812 , accentue un peu plus la place de la grande exploitation sur la rive gauche du Rhône.

Partout ailleurs, les salles de cinéma apparaissent réellement comme de petits commerces de proximité. Les salles de quartier ne dépassent jamais en effet les 450 places et la moyenne des établissements (330 places) est bien éloignée de celle des salles de la presqu’île (550 places) ou de la rive gauche (604 places). Dans la banlieue lyonnaise, c’est également la petite exploitation qui prime, mais pas partout. A Villeurbanne, Caluire, Bron, Pierre Bénite ou Tassin, les salles ne dépassent pas les 450 places et certaines tournent plutôt autour de 200. Mais à Oullins, Venissieux et Vaulx-en Velin, les salles de cinéma comptent entre 650 et 800 places ; sans doute la raison est-elle liée à l’ampleur de la population.

Notes
803.

ADR : P 77 : Dossier de Joannès Imbert, rapport des contributions directes, daté du 8 mai 1922.

804.

Ibidem

805.

AML : 1121 WP 003 : Dossier du cinéma Fantasio, plan de la salle daté de décembre 1916.

806.

Le Courrier cinématographique, 16 mai 1914.

807.

Le Cri de Lyon n° 185, 5 janvier 1924.

808.

Le Courrier cinématographique, 27 juin 1914.

809.

ADR : P 58 : Dossier de Henri Gazel, rapport des contributions directes daté du 5 août 1922.

810.

Actuelle rue Eugène-Pons.

811.

Il n’est pas facile de connaître avec précision le nombre de places dans chaque établissement. Certaines sources sont pour le moins fantaisistes : l’enquête préfectorale sur les salles de cinéma réalisée en 1921 (ADR : 4 M 485) attribue ainsi 550 places au cinéma des Terreaux alors que la salle n’en comptera, de 1914 à 1945, jamais plus de 400, 200 places au Bellecour et 300 places au Grolée alors qu’elles en comptent exactement le double. Les commissaires de police, qui répondent à l’enquête ne sont guère soucieux d’exactitude… L’envergure des établissements a pu finalement être établie par le croisement des dossiers d’ouvertures (AML : 1121 WP 001 à 007), où se trouvent assez souvent le plan des salles, et par les fiches établies par le service des sapeurs-pompiers (AML : 1271 WP 021).

812.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du cinéma Comœdia.