2) L’écart des recettes

En décembre 1928, un document établi par les services fiscaux de la Ville de Lyon pour fixer le montant de la taxe municipale sur les spectacles dans les salles de cinéma recense les recettes réalisées dans l’année par les principaux établissements cinématographiques de la ville 813 . On y retrouve l’ensemble des salles de la presqu’île lyonnaise et, à une exception près, toutes les salles situées sur la rive gauche du Rhône entre le fleuve et la voie ferrée. En tout, vingt-deux établissements qui, pour l’essentiel, ont réalisé une recette annuelle supérieure à 200 000 francs entre décembre 1927 et novembre 1928. Toutes les autres salles de cinéma, au nombre de vingt-quatre, qui fonctionnent alors à Lyon sont abonnées à la taxe municipale « ne dépassant jamais 15 000 francs de recettes mensuelles 814  » Ces établissements de quartier ferment leurs portes au minimum deux mois durant la période estivale et leur recette annuelle ne dépasse donc pas les 150 000 francs. En prenant ce chiffre comme maximum, on peut avoir une idée des recettes réalisées par les salles de cinéma dans les différents quartiers de la ville :

Tableau 15. Estimation des recettes du cinéma par quartier à Lyon (1928) .
Quartier Nombre de salles Recette globale (en francs) Pourcentage
Bellecour 8 9 009 000 53,5 %
Terreaux 4 996 000 6 %
Brotteaux 2 1 292 000 7,5 %
Part-Dieu 3 579 000 3,5 %
Guillotière 5 1 329 000 8 %
Salles de quartier (estimation haute) 24 3 600 000 21,5 %
Total (estimation haute) 46 16 805 000 100 %

Les salles de cinéma situées autour de la place Bellecour, qui représentent 1/5ème des écrans de la ville et grosso modo un quart des places concentrent plus de la moitié des recettes des salles lyonnaises. Si l’on y ajoute les recettes des salles du quartier des Terreaux, la presqu’île lyonnaise représente près de 60 % des recettes du cinéma alors qu’elle ne regroupe que le tiers des places disponibles. Les trois principales salles du centre, le Tivoli, la Scala et l’Aubert-palace, représentent à elles seules près de 40 % de la recette globale du cinéma lyonnais, soit deux fois plus que les vingt-quatre salles les plus modestes. L’exploitation cinématographique est donc bien plus concentrée que ne le laisse paraître la géographie des salles. Cette concentration est d’ailleurs bien plus conséquente qu’à Paris, même si les différences entre les différentes exploitations y sont tout aussi impressionnantes. Pour la saison 1923-1924, la plus grande salle de la capitale – qui compte plus de 200 salles de cinéma – réalise 6 % des recettes de l’ensemble des salles parisiennes et les deux premières salles près de 10 % 816 . A Lyon, en 1928, les chiffres sont respectivement de 15 et 30 %.

Encore ces chiffres sont-ils tronqués, car les recettes des salles de quartier sont ici très certainement surestimées. Sur le document établi par la municipalité lyonnaise apparaissent deux salles de cinéma de quartier : le Cristal-Palace (600 places depuis 1926) situé dans le quartier de Monplaisir et le cinéma Splendid (400 places) établi route de Vienne, derrière les voies ferrées. Or, ces deux établissements ont réalisé respectivement 120 000 et 70 000 francs de recettes au cours de l’année 1928, soit une moyenne approximative de 100 000 francs. Si l’on généralise ce chiffre à l’ensemble des salles de cinéma de quartier, celles-ci ne rassembleraient que 15 % des recettes des cinémas lyonnais et les salles de la presqu’île près des deux tiers. Par ailleurs, la salle de cinéma de l’Etoile – située à Villeurbanne certes – ne réalise que 31 000 francs de recette sur toute l’année 1927 817 , ce qui est certainement le cas des plus modestes salles de Lyon. Auquel cas la moyenne de 100 000 francs de recette annuelle serait, elle aussi, surestimée. Il faut par conséquent abandonner l’idée de chiffrer précisément l’ensemble des recettes des salles de quartier et s’arrêter au fait que dans tous les cas, les vingt-quatre salles de cinéma (soit plus de la moitié des écrans) situées dans les quartiers périphériques de la ville ne concentrent au maximum que le cinquième de la recette globale des salles lyonnaises.

Ces chiffres ne sont pas ceux de la fréquentation. L’importance des écarts entre les tarifs des salles de cinéma interdit en effet toute comparaison directe entre le montant des recettes et le nombre de spectateurs. En 1928, une salle comme la Scala pratique des tarifs deux fois plus importants que ceux qui ont cours dans les salles de quartier. Mais cet écart est un maximum. Même en partant du principe que l’ensemble des établissements du centre sont deux fois plus chers que les salles de quartier, les huit salles du quartier Bellecour apparaissent bien plus fréquentées que les vingt-quatre salles de quartier. Les lyonnais, pris indistinctement, vont donc majoritairement au cinéma dans le centre de la ville. Les différences entre les salles interviennent de fait dans la fréquence hebdomadaire des séances : on en compte en général quatorze par semaine dans les principaux établissements de la ville contre trois ou quatre dans les salles de quartier.

Si l’on s’intéresse maintenant aux différences entre les salles de cinéma prises séparément, les écarts sont encore plus marqués. Trois catégories se dégagent selon l’ampleur des recettes : sept établissements ont réalisé plus de 500 000 francs de recette en 1928, dix entre 200 000 et 499 000 francs et tous les autres moins de 200 000 francs. Dans la première catégorie, le Tivoli, la Scala et le Royal, les trois palaces de la ville, surplombent toutes les autres. Avec une recette dépassant 1,5 millions de francs, ils laissent loin derrière les cinémas Majestic, Grolée et Bellecour, dont les recettes sont deux à trois fois moindre, comprises entre 570 000 et 760 000 francs. On retrouve enfin dans cette catégorie une seule salle située en dehors du centre-ville. Il s’agit du Lumina-Gaumont, implanté au cœur du quartier des Brotteaux, qui a réalisé une recette d’un peu plus d’un million de francs. Il se situe donc, « malgré son caractère de cinéma de quartier 818  » au 4ème rang des établissements lyonnais, ce qui ne manque pas d’étonner la presse corporative locale. Mais les Brotteaux ne sont pas un quartier comme les autres, ce que révélait déjà la géographie des spectacles durant la belle époque. Les catégories supérieures y sont, comme avant 1914, sur-représentées ce qui place les Brotteaux à un échelon plus élevé. La recette du Lumina-Gaumont est en effet plus de deux fois supérieure à celle de la principale salle du quartier de la Guillotière et les deux établissements des Brotteaux réalisent, avec trois fois moins de places, une recette équivalente à celle des cinq établissements de la Guillotière. La différence s’explique non pas par la fréquence des séances – équivalente dans les deux quartiers – mais par les écarts de tarif et la fréquentation.

A l’exception du cinéma Lumina, les grands établissements de la rive gauche, pourtant d’une ampleur comparable, réalisent des recettes bien moins importantes que les établissements du centre-ville. Seul le cinéma Gloria a dépassé les 400 000 francs de recettes en 1928, toutes les autres salles – Alhambra, Comœdia, Femina, Athénée – se situent entre 200 000 et 340 000 francs. Or, les petits établissements de la presqu’île parviennent, avec deux à trois fois moins de places, aux mêmes résultats : trois des quatre salles situées autour de la place des Terreaux ont réalisé entre 200 000 et 360 000 francs de recettes et les deux petites salles du quartier Bellecour – les cinémas Idéal et Modern – ont réalisé plus de 250 000 francs de recettes.

Les différences sont particulièrement sensibles lorsque l’on calcule le prix de revient de chaque siège. Dans les trois palaces de la ville, chaque place rapporte à l’exploitant 2 216 francs en moyenne en 1928. Dans les autres établissements de la presqu’île, le prix de revient n’est plus que de 1 000 francs environ, un taux comparable à celui des salles des Brotteaux (830 francs). Mais dans les quartiers Part-Dieu et Guillotière, chaque place ne rapporte qu’un peu plus de 350 francs en moyenne. C’est encore beaucoup par rapport au petit cinéma Splendid, dont le prix de revient de chaque siège ne dépasse pas même les 200 francs.

L’exploitation cinématographique lyonnaise est donc fortement hiérarchisée. De la salle la plus riche (le Tivoli, 2,5 millions de recettes) à la salle la plus modeste (le Splendid, 71 000 francs de recettes), c’est un rapport de un pour trente-cinq : un véritable gouffre. On constatait déjà dix ans auparavant le même rapport de forces. En 1919, la Scala réalisait une recette de 700 000 francs 819 alors que celle du cinéma Kursaal à Villeurbanne atteignait péniblement les 17 000 francs 820 , soit un rapport de un à quarante. Dans l’inventaire (incomplet) des recettes des salles de cinéma établi par les services municipaux pour l’année 1922 821 , le cinéma Aubert-palace rapporte quarante fois plus d’argent que le cinéma Iris, situé dans le quartier de la Guillotière (699 341,10 francs de recettes contre 14 578,75). Ce document permet d’ailleurs de constater que la hiérarchie des établissements qui a cours en 1928 est établie depuis plusieurs années. En 1922, en effet, le Lumina-Gaumont dépasse déjà les résultats des cinémas Bellecour et Majestic qui eux-mêmes rapportent deux à trois fois plus d’argent que les grands établissements de la rive gauche.

Le fossé entre les grands établissements et les petites exploitations de quartier est particulièrement sensible dans l’ampleur des bénéfices réalisés, lorsque bénéfices il y a. Au cinéma croix-roussien de Jérôme Dulaar, ceux-ci représentent un peu plus de 5 % du chiffre d’affaires de l’année 1920 (soit un peu plus de 2 000 francs), année jugée « brillante 822  ». La même année, ceux du cinéma de la Scala dépasse les 20 % du chiffre d’affaires (plus de 100 000 francs 823 ), un taux identique d’ailleurs à celui des années 1917 à 1919, période où le bénéfice des petites salles est insignifiant, quand elles ne sont pas en déficit.

Les établissements cinématographiques les plus modestes, qui sont aussi les plus nombreux dans la ville, ont donc une marge financière extrêmement réduite. Leur caractère de petit commerce de proximité est flagrant quand on compare leur activité économique avec celle des petits commerces d’alimentation du quartier. Le cinéma de Jérôme Dulaar à la Croix-Rousse réalise ainsi un chiffre d’affaires à peine supérieur à celui du café Del Pietro situé de l’autre côté de la place Croix-Rousse en 1919 (38 000 contre 30 000 francs) 824 . La boulangerie de Jules Demeure, située au début de la rue Paul-Bert et qualifiée de « modeste » réalise entre 1914 et 1919 un chiffre d’affaires qui oscille entre 40 000 et 55 000 francs, à peu près équivalent à celui de la boulangerie sise au 147 du cours Emile Zola à Villeurbanne, alors que les recettes des deux cinémas de Villeurbanne, les Variétés et le Kursaal, ne dépassent pas les 20 000 francs 825 . En 1922, le cirque Palisse réunit en un mois et demi d’exploitation une recette équivalente à la recette annuelle des cinémas Iris et Variétés situés dans le quartier de la Guillotière (respectivement 14 386,90 francs, 14 578,75 et 14 381,35 francs 826 ). Bref, les petites salles de quartier réalisent de maigres recettes, à peine équivalentes à celles des petits commerces d’alimentation. Ce point est important, car il permet de comprendre comment des individus sans réelles ressources financières et sans expérience se lancent dans l’exploitation d’une salle de cinéma, ou plutôt dans le commerce cinématographique.

Notes
813.

AML : 0008 WP 031 : Tableau des recettes des salles de cinéma au 1er décembre 1928.

814.

Idem : inventaire des salles de cinéma abonnées à la taxe municipale, note non datée.

815.

A noter que le petit cinéma Iris, situé sur la rue d’Anvers au cœur du quartier de la Guillotière, a été – faute d’informations fiables – comptabilisé dans la catégorie « salles de quartier » et non dans « Guillotière », ce qui n’est pas inapproprié au vu de sa situation. A noter également que n’ont pas été pris en compte les cinémas Melkior et Jacobins, ouverts respectivement en septembre et novembre 1928.

816.

La Cinématographie française n° 355, 22 août 1925.

817.

AMV : Dossier du cinéma Etoile, lettre du directeur de l’établissement datée du 16 mars 1928.

818.

Le Cri de Lyon n° 434, 20 avril 1929.

819.

ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, bilan financier de l’année 1919.

820.

ADR : P 140 : Dossier de Charles Pons, rapport des contributions directes daté du 23 décembre 1921.

821.

AML : 0008 WP 031 : Inventaire des recettes des établissements de spectacles de Lyon, 1922.

822.

ADR : P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar, bilan financier de l’année 1920.

823.

ADR : P 53 : Dossier de Louis Froissart, bilan financier de l’année 1920.

824.

ADR : P 23 : Dossier de Del Pietro et P 33 : Dossier de Jérôme Dulaar.

825.

ADR : P 23 : Dossiers de Demeure et de Delluchi, et P 140 : Dossier de Charles Pons.

826.

AML : 0008 WP 031 : Inventaire des recettes des établissements de spectacles de Lyon, 1922.