b) Des exploitants pluriactifs 

En 1913, le fondateur du petit cinéma du Prado, Micoulaz-Boucher, se présente comme un « simple ouvrier ayant installé définitivement ce petit cinéma de 150 places maximum dans le but de [s]e créer quelques ressources supplémentaires 878  » L’exploitation d’un établissement cinématographique est présentée comme un complément d’activité pouvant apporter un complément à l’argent que l’on gagne par ailleurs. L’exemple de Micoulaz-Boucher est loin de constituer une exception. Il est impossible de chiffrer le nombre d’exploitants exerçant une activité extérieure à la direction de leur salle – les cas n’apparaissent qu’accidentellement dans les sources administratives – mais les exemples abondent. C’est le propre des professions indépendantes que de sortir des catégories pré-établies : le statut d’indépendant permet à ceux qui le détiennent – dans la mesure de leurs moyens – de multiplier les activités et de passer d’un secteur à l’autre. Certains parviennent à jongler avec plusieurs emplois. Les conditions d’exploitation d’une salle de cinéma, il est vrai, facilite les choses. La plupart des établissements de quartier ne fonctionnent en effet que trois ou quatre fois dans la semaine, c’est à dire le week-end et parfois les jeudis soirs. Il est donc réellement possible de diriger une salle de cinéma tout en travaillant ailleurs pendant la journée.

La pluriactivité caractérise avant tout les commerçants et artisans qui se lancent dans le cinéma tout en conservant leur activité initiale. C’est le cas par exemple de Joseph Micheletti, peintre-plâtrier à son compte depuis 1888 879 , qui reprend l’exploitation du cinéma Splendor en 1913. Jusqu’en 1927, les deux activités sont dirigées conjointement. Sans doute Joseph Micheletti compte-t-il sur sa famille pour faire face aux multiples obligations liées à sa double profession. Il est ainsi prévu qu’il pourra être représenté par son gendre dans les affaires liées au cinéma 880 , et son fils travaille à ses côtés comme peintre en bâtiment 881 . Eugène Raclot continue lui aussi son activité initiale – il est luthier et marchand d’instruments de musique – après avoir repris le cinéma Diderot en 1919 882 , tout comme G. Barrucand, graveur lithographe à Lyon et exploitant du cinéma Eden de Villeurbanne en 1922 883 . On pourrait multiplier les exemples.

Une double casquette revient fréquemment, celle de cafetier-exploitant de cinéma. En 1926, on en compte pas moins de quatre sur Lyon et Villeurbanne 884 , soit qu’il s’agisse d’un cafetier ayant installé un cinéma dans son comptoir (comme Antoine Lacroix et Léon Peuch, comme on l’a vu plus haut), soit qu’un café ne soit attenant à la salle de cinéma et que le repreneur de l’établissement décide de faire d’une pierre deux coups. C’est le cas de H. Callamard, qui dirige conjointement le cinéma du Grand Trou et le café situé dans le même bâtiment, et de Compagnon, cinéma au n° 3 de la rue Eugène-Manuel à Villeurbanne, café au n° 5.

La pluriactivité ne caractérise pas les seuls commerçants ou artisans. Charles Pons, le propriétaire du cinéma Kursaal à Villeurbanne, utilise pour sa correspondance avec la municipalité un papier en-tête ainsi libellé : « L’argus, agence spécialisée dans les détaxes des récépissés des chemins de fer, fondée en 1893/ Ch. Pons et L. Calamard directeurs/ 147 cours Tolstoï » 885 Au recensement de 1926, alors qu’il exploite depuis près de sept ans sa salle où, du reste, il demeure, il se déclare toujours comme employé de sa compagnie de détaxe 886 . Mais c’est que le cinéma est très certainement exploité au quotidien par sa femme. En effet, lorsqu’une femme exploite une salle de cinéma, il arrive fréquemment que tous les actes administratifs soient au nom de son mari. C’est le cas très exemplaire du prédécesseur de Pons à la tête du cinéma du cours Tolstoï, André Ullrich, censé avoir acheté puis revendu l’établissement en 1918 alors qu’il était sous les drapeaux. Comme lui-même l’écrit à l’inspection des contributions directes, c’est bel et bien son épouse qui s’est chargée de toutes ces opérations 887 . Quoiqu’il en soit, un commerce est le plus souvent exploité en couple, et le fait que l’un des conjoints occupe une autre profession prouve que l’exploitation cinématographique constitue parfois une activité annexe.

Il n’est pas jusqu’aux professionnels de l’exploitation qui ne soient tentés par la diversité. Jean Boulin, qui dirige trois salles de cinéma dans le centre de la ville et une société de distribution, se consacre entièrement au cinéma. Pourtant, il fonde en 1917 une (éphémère) société de fabrication d’armes 888 . Son cas, parmi les exploitants des principaux établissements lyonnais, constitue néanmoins une exception. Inexpérience et pluriactivité caractérisent essentiellement les exploitants des petites salles de cinéma de quartier, deux traits qui expliquent en partie leurs difficultés économiques et la durée très succincte de leur carrière à la tête de leurs établissements.

Notes
878.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du cinéma Iris, lettre de Micoulaz-Boucher, datée du 20 mai 1913.

879.

ADR : Registre du commerce : Fiches A 21716 et A 21 717.

880.

ADR : 6 up 1/257 : Formation de la société André & Micheletti (10 octobre 1913).

881.

ADR : P 111 : Dossier de Joseph Micheletti, rapport des contributions directes, daté du 23 mars 1922.

882.

Indicateur commercial Henri, année 1919.

883.

Idem, année 1922.

884.

Idem, année 1926.

885.

AMV : Dossier du cinéma Kursaal, lettre de Charles Pons, directeur du Kursaal, datée du 3 avril 1928.

886.

ADR : Recensement de l’année 1926, 147 cours Tolstoï à Villeurbanne.

887.

ADR : P 177 : Dossier d’André Ullrich, rapport des contributions directes daté du 10 décembre 1921.

888.

ADR : 6 up 1/272 : Formation de la société Boulin et Cie (15 février 1917).