a) Le renouvellement des exploitants dans le temps 889

Le fort turn-over qui caractérise les exploitants lyonnais est avant tout lié à la conjoncture. Deux grandes périodes d’instabilité caractérisent l’exploitation lyonnaise : les deux années encadrant la fin du conflit (1918-1919) et le milieu des années 1920 (1924-1925).

Graphique 2. Nombre d’exploitants ayant cédé leur établissement entre 1915 et 1928.
Graphique 2. Nombre d’exploitants ayant cédé leur établissement entre 1915 et 1928.

Pendant les années de guerre, et malgré l’érosion des recettes des petites salles de quartier, le nombre d’exploitations qui changent de mains reste faible, grosso modo 10 % des salles en 1916 et en 1917. Le conflit, avec les incertitudes qu’il engendre sur l’avenir et le ralentissement général de l’activité économique et législative, entraîne tout logiquement un gel des échanges. Les fondations de société tout comme les faillites sont quatre fois moins nombreuses durant les années de guerre qu’en 1914 890 . La municipalité, quant à elle, relâche la surveillance qu’elle exerçait sur les établissements cinématographiques, ce qui donne à certains exploitants un sursis providentiel. En outre, les petits indépendants ont peut-être à cœur de surmonter coûte que coûte l’épreuve de la guerre (par patriotisme économique, par volonté individuelle). Enfin, dernier facteur d’explication : certaines salles ferment totalement leurs portes pendant tout ou partie du conflit, leurs propriétaires étant mobilisés. Il ne va pas de soi, bien sûr, que les salles de cinéma se vendent à un rythme soutenu. Mais l’instabilité chronique des exploitants dès avant 1914 et surtout entre 1918 et 1929 font apparaître les années de guerre comme une parenthèse. Parenthèse qui prend fin dès que la victoire se profile.

En effet, entre 1918 et 1919, treize établissements cinématographiques, plus du tiers du parc lyonnais, changent de propriétaire. La moitié d’entre eux en change même à deux reprises, signe patent des difficultés que traverse la petite exploitation dès que l’hypothèque que constitue la guerre est levée. Le record de l’instabilité pendant cette période est détenu par le petit cinéma Diderot, situé sur les pentes de la Croix-Rousse, qui voit se succéder quatre exploitants entre 1918 et 1919. Toutefois, le renouvellement au sein des salles ne caractérise pas la seule exploitation de quartier, qui n’est que la plus durement touchée. C’est l’ensemble de la petite exploitation, y compris celle du centre-ville, qui se renouvelle entre 1918 et 1920. Peu de mouvements par contre au sein des grandes exploitations. A l’exception du cinéma Gloria, les salles de plus de 500 places conservent la même direction.

L’instabilité qui caractérise les lendemains de la première guerre mondiale s’explique en partie par la reprise du contrôle des exploitations par la municipalité lyonnaise et la mise en place d’une législation plus draconienne :

‘«En 1919, j'ai resté les 6 premiers mois ouverts qui sont les plus mauvais de la saison et la commission des théâtres m'ayant obligé à fermer mon établissement au mois de juillet, pour cause d'insécurité du public et d'hygiène, j'ai été obligé de le vendre un prix dérisoire, ne pouvant supporter moi-même les frais de reconstruction 891  »’

Le directeur du cinéma des Variétés à Villeurbanne n’a pu faire face aux obligations de l’arrêté du 14 juin 1919 interdisant les cabines portatives. D’autres peut-être ont été forcés de la même manière à céder leur établissement. A moins qu’ils n’aient pu supporter le coût d’un deuxième appareil de projection, nécessaire pourtant au passage des films de long-métrage.

Après cette grande vague d’instabilité, il paraît assez logique que la vente des fonds de commerce s’essouffle, en dépit de la crise économique des années 1920-1922 et de la multiplication des salles de cinéma qui auraient pu constituer une concurrence nouvelle. Le taux de renouvellement reste important malgré tout, environ 15 % des salles lyonnaises sont cédées chaque année. En tout, ce sont onze salles de cinéma, le quart des établissements lyonnais, qui ont changé de propriétaire entre 1920 et 1923.

On constate une nouvelle vague de cessions de fonds de commerce entre 1924 et 1925, période caractérisée également par la disparition de plusieurs exploitations. Le cinéma Melkior de l’avenue de Saxe est fermé par sa propriétaire à la fin de l’année 1923 puis transformé en salle de spectacle 892 . Le cinéma des Capucines, après la faillite de son propriétaire et la nomination de deux éphémères exploitants, ferme définitivement ses portes en novembre 1924 893 . Le cinéma Gerland reste quant à lui fermé de mars 1924 à mars 1925, ne trouvant pas de repreneur 894 . Pour les autres salles, l’instabilité est impressionnante : douze salles changent de mains en 1924, treize en 1925. Sur les deux années, ce sont vingt établissements cinématographiques, plus de 40 % des écrans de la ville, qui ont été cédés. On constate un taux similaire à Villeurbanne, où quatre des neuf salles de cinéma de la commune changent de propriétaire entre 1924 et 1925.

Dans un ouvrage sur le régime fiscal de l’industrie cinématographique, paru justement en 1925, G. Billecocq affirme que l’exploitation cinématographique, confrontée à l’augmentation du coût de la vie et à une lourde imposition, traverse une crise importante 895 . Ces conclusions sont en contradiction apparente avec la hausse de la fréquentation, mais sont illustrées avec force par la situation de l’exploitation lyonnaise. La crise dont il s’agit n’est certes pas celle du cinéma en général, mais celle de la moyenne et de la petite exploitation.

En effet, les exploitants des cinémas de la presqu’île, entre Terreaux et Bellecour, ne sont quasiment pas touchés par le fort turn-over des années 1924-1925. Des douze salles de cinéma du centre-ville, seules deux changent de propriétaire durant cette période. Il s’agit du cinéma Tivoli, repris à la société Aubert par la Paramount, et du petit cinéma Artistic, dont les recettes sont de loin les plus faibles de la presqu’île 896 . Si l’on exclut l’ensemble des salles du centre-ville, ce ne sont pas moins de 60 % des salles de cinéma lyonnaises qui ont changé de propriétaire en deux années.

Sur la rive gauche du Rhône, en effet, le renouvellement des exploitants est quasiment systématique. A l’exception des deux établissements appartenant à des sociétés d’envergure nationale (le Lumina-Gaumont, l’Alhambra toujours propriété de Cinéma-Monopole), toutes les grandes salles de cinéma situées entre le parc de la tête d’or et l’avenue Berthelot changent de direction entre 1924 et 1925. L’instabilité est encore plus flagrante dans les petites salles de quartier. Six d’entre elles sont cédées à plusieurs reprises durant la période : les cinémas Lafayette, Montchat-Palace et Perrache à deux reprises, les cinémas Variétés et Gerland à trois reprises et le cinéma Splendid, situé au n° 106 de la route de Vienne, constituant un cas extrême avec pas moins de quatre propriétaires successifs en un peu moins de deux ans. Malgré une situation économique globalement florissante, le turn-over dans les petits établissements reste important (de 10 à 25 %) dans les années qui suivent, signe que l’instabilité d’une partie de l’exploitation cinématographique lyonnaise est constante.

Notes
889.

La succession des exploitants dans les salles de cinéma lyonnaises a pu être mesurée par le croisement des déclarations d’ouverture ou de reprise d’établissements à la municipalité (AML : 1121 WP 001 à 007) et de la liste des exploitants apparaissant chaque année dans l’Indicateur commercial Henri. Ces données ont été complétées par les deux enquêtes préfectorales de 1916 et 1921 sur les salles de cinéma (ADR : 4 M 484 et 4 M 485).

890.

ADR : Registres des faillites : un volume pour l’année 1913, un seul pour les années 1914 à 1918 mais deux pour la seule années 1919.

891.

ADR : P 21 : Dossier individuel de Delluchi, lettre de Delluchi aux contributions directes datée du 25 novembre 1919 (reproduite telle quelle).

892.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du théâtre de la Cigale & ADR : Registre du commerce, fiche n° A 29 500.

893.

AML : 1121 WP 002 : Dossier du cinéma des Capucines, lettre de Jacqueton, datée du 9 octobre 1924.

894.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Gerland, lettres des exploitants successifs, datées des 5 mars 1924 et 3 mars 1925.

895.

BILLECOQ G., Le régime fiscal de l’industrie cinématographique en France, Paris/Toulouse, Editions Occitana, 1925, 172 pages.

896.

En 1928, encore, le cinéma Artistic ne réalise que 84 000 francs de recettes alors que ses plus proches voisins (Odéon, Splendor et Terreaux) dépassent les 200 000 sinon les 300 000 francs de recette (AML : 0008 WP 031).