b) Une instabilité chronique 

Le métier d’exploitant de cinéma est un métier précaire. Sans doute cela est-il le cas de la plupart des commerces, mais cette situation prend une acuité toute particulière pour des individus qui doivent choisir non pas des légumes mais des oeuvres immatérielles pour satisfaire leur clientèle. S’il ne faut guère de temps pour juger de la fraîcheur d’un poireau, il n’en va pas de même de la qualité des films. Or, quelle que soit la période, la majorité des exploitants lyonnais n’ont commencé leur carrière dans le cinéma que depuis une ou deux années.

A la veille de la guerre, on compte une trentaine d’individus qui dirigent une ou (rarement) plusieurs salles de cinéma à Lyon. Bien peu sont encore à la tête de leur établissement cinq ans plus tard. Sans même compter les sept exploitants disparus en même temps que leur établissement, huit exploitants ont quitté leur salle durant les années de guerre et sept dans les deux années qui suivent la fin du conflit. Si près des trois quart des exploitations ouvertes avant 1914 fonctionnent toujours en 1920, leurs propriétaires ne sont dans leur grande majorité plus les mêmes. Cette année-là, ils ne sont plus que neuf à avoir connu les milieux du cinéma durant la belle époque.

La même précarité caractérise les 121 individus qui se lancent dans l’exploitation d’un cinéma entre 1915 et 1928, que ce soit ceux à l’origine d’un nouvel établissement ou ceux qui ne font que reprendre une salle déjà existante.

Graphique 3. Durée d’activité des exploitants lyonnais parvenus à la tête de leur salle entre 1915 et 1928
Graphique 3. Durée d’activité des exploitants lyonnais parvenus à la tête de leur salle entre 1915 et 1928

Les chiffres sont impressionnants. La moitié des exploitants ne restent qu’une ou deux années à la tête de leur salle et les deux tiers ne dépassent pas les trois ans. Seul un petit cinquième des individus connaît une véritable carrière dans le cinéma en restant plus de cinq ans dans le monde de l’exploitation cinématographique. Le fait de créer une salle de cinéma n’assure pas une longue carrière. Des vingt-sept établissements ouverts à Lyon entre 1915 et 1926, dix n’ont eu qu’une activité éphémère et ont disparu au bout de une à trois années. Des dix-sept restant, seuls sept ont été exploités par leur fondateur plus de cinq années. On peut ainsi citer l’exemple de Roux et Bourbon, à l’origine de la construction du cinéma Magic, rue du Dauphiné, qui cèdent leur exploitation une année à peine après son ouverture 897 .

Il est tentant de rapprocher cette instabilité du manque d’expérience des exploitants. Pourtant, si l’expérience rentre sans aucun doute en jeu, elle n’est pas systématiquement synonyme d’échec ou de succès. Gaston Beyle, le directeur du Grand Théâtre ne tient qu’une année à la tête du cinéma Gloria et Joseph Caffarel, issu de la distribution, n’empêche pas la fermeture du cinéma des Capucines. A contrario, le jeune porteur à la gare de Perrache, Joseph Trincat, est encore à la tête du cinéma Cité en 1951 898 .

La pluriactivité n’est pas non plus un facteur satisfaisant pour expliquer le fort turn-over au sein des salles de cinéma lyonnaises. Bien au contraire, il semble que pratiquer une double activité protège de l’instabilité : les carrières du peintre-plâtrier Micheletti ou du cafetier Lacroix s’étalent ainsi sur de longues années. Sans doute détenir deux sources de revenus différentes permet-il de faire face aux aléas de la conjoncture.

De fait, la véritable raison de l’instabilité des exploitants tient à la rentabilité des établissements, elle-même liée à leur situation géographique. De nombreuses salles de cinéma semblent en effet naturellement déficitaires, mais trouvent toujours un repreneur. En 1922, un rapport sur le cinéma Lafayette précise que « l’affaire laisserait plus de pertes que de bénéfices, ce qui explique la succession rapide des exploitants. L’actuel étant le cinquième après M. Mayol 899  » qui a vendu cet établissement quatre ans auparavant. Soit les différents exploitants du cinéma Lafayette étaient fermement persuadés que le cinéma fait invariablement la fortune de celui qui s’y lance, soit le commerce de cinéma est suffisamment attractif pour passer outre les difficultés économiques flagrantes des prédécesseurs.

Le turn-over des exploitants varie fortement d’un quartier à l’autre. Les établissements situés sur la presqu’île lyonnaise, en dépit de la concurrence qu’ils exercent les uns sur les autres, conservent généralement les mêmes propriétaires durant toutes les années 1920. En dehors du centre de la ville, deux quartiers se détachent : la Croix-Rousse et Vaise. Dans ces deux quartiers en effet, les deux exploitants qui se sont installés avant guerre – Eugène Kalbfeis et Jérôme Dulaar – sont toujours à la tête de leur salle en 1929. Or, Auguste Lacroix, qui a entamé des projections cinématographiques dans son café croix-roussien à partir de 1915, et A. Bideau, le fondateur du cinéma Régina à Vaise en 1920, exploitent eux aussi toujours leur établissement à la veille de l’avènement du parlant. Il est possible que cette stabilité soit en partie liée à l’identité affirmée de ces deux quartiers. Pour des raisons purement géographiques, les habitants de Vaise et la Croix-Rousse cultivent en effet une sociabilité de voisinage peut-être plus poussée qu’ailleurs, ce qui fait sans nul doute les affaires des salles de cinéma du quartier.

Quelles sont alors les salles les plus marquées par l’instabilité ? Entre 1920 et 1929, neuf établissements cinématographiques – près du tiers des salles situées en dehors du centre-ville – voient se succéder de trois à huit propriétaires différents. Trois d’entre eux – les cinémas Variétés, Lafayette et Moncey – se trouvent sur la rive gauche du Rhône, et subissent de plein fouet sans doute la concurrence des salles plus importantes. Les six autres sont implantés dans des quartiers isolés (Cinéma Diderot, sur les pentes de la Croix-Rousse ; Cinéma Suchet, derrière les voutes de la gare de Perrache) ou sur la rive gauche mais au-delà de la voie ferrée (Cinéma Cité, Cinéma Paul-Bert, Cinéma du Grand Trou et Cinéma Gerland). Nul doute que leur situation géographique ne détermine l’insuccès des exploitants qui les dirigent, soit que la clientèle potentielle soit insuffisante, soit que les habitants de ces quartiers aient moins d’argent à dépenser dans les loisirs. Quoiqu’il en soit, ces établissements ne sont pas rentables, et les difficultés économiques se font parfois jour très rapidement. Un mois à peine après sa prise de possession du cinéma Gerland, début 1924, Eugène Baternel annonce la cessation de son activité, ne parvenant pas à couvrir ses frais 900 .

Les nouveaux propriétaires tentent parfois d’endiguer les difficultés économiques en apportant des améliorations à leur salle, sinon en la rénovant entièrement. Mais les petites exploitations de quartier ne génèrent pas suffisamment de bénéfices pour supporter le poids de travaux trop importants, comme plusieurs exploitants malheureux ont pu le constater tout au long des années 1920. Au cinéma Gerland toujours, trois exploitants se sont succédés entre 1925 et 1928 en apportant l’un après l’autre des améliorations à leur établissement, ce qui ne les a pas empêché de céder rapidement leur établissement 901 . Le dernier des trois, Léopold Saniel, qui reprend la salle en février 1927, mène d’importants travaux qui le ruinent. Il est en effet déclaré en faillite à la demande conjuguée d’un électricien, d’un menuisier et d’un plâtrier, très certainement ceux engagés pour les réfections, et à qui il doit une somme avoisinant les 10 000 francs 902 . Pareille mésaventure est survenue également à Emile Gardier, déclaré en faillite après avoir rénové le cinéma des Variétés entre 1926 et 1927 903 . Les propriétaires successifs des petites salles de quartier n’ont guère les moyens de bouleverser le paysage inégal de l’exploitation cinématographique.

Notes
897.

AML : 1121 WP 005 : Dossier du cinéma Magic, lettres de Louis Roux, datée du 4 octobre 1920 et de Bazin, repreneur, datée du 17 août 1922.

898.

Annuaire du C.N.C. : Liste des salles autorisées à fonctionner en format standard au 15 septembre 1951.

899.

ADR : P 107 : Dossier d’André Mayol, rapport des contributions directes daté du 12 mai 1922.

900.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du Cinéma Gerland, lettre d’Eugène Baternel, 5 mars 1924.

901.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du Cinéma Gerland. 

902.

ADR : 6 up 1/2892 : Faillite Léopold Saniel, jugement déclaratif (24 mai 1934).

903.

ADR : 6 up 1/2771 : Jugement déclaratif de faillite d’Emile Gardier (3 novembre 1927) et 6 up 1/2779 : bilan provisoire (15 mai 1928).