1) Attirer des publics différents

a) Loges capitonnées et bancs en bois

La salle s’impose, c’est un fait. Mais la disparition des exploitations les plus précaires n’a pas entraîné une uniformisation des établissements cinématographiques. Ceux-ci sont toujours partagés selon leur environnement et le confort des spectateurs. Il faut dire que les deux tiers des salles de cinéma qui fonctionnent dans les années 1920 ont été ouvertes avant 1914. Or, leurs propriétaires successifs n’ont pu ni pousser les murs, ni corriger réellement une architecture dont on ne se souciait guère avant guerre. Certaines exploitations, qui semblaient devoir être provisoires, ont perduré grâce à quelques transformations. C’est le cas du cinéma Etoile à Villeurbanne, installé à l’origine dans une arrière-cour avec une tente pour protéger les spectateurs de la pluie, qui est rénové et transformé en véritable salle de cinéma par Jean Viviant son nouveau propriétaire 904 . Mais pour la majorité des établissements, dont les bénéfices ne permettent guère de faire des investissements, les améliorations sont minimes, sinon inexistantes.

Du reste, les cinémas qui ouvrent leurs portes entre 1915 et 1928 ne marquent pas réellement une rupture dans le visage de l’exploitation cinématographique, malgré le contrôle plus strict des pouvoirs publics. Les petits établissements de quartier restent caractérisés par une architecture pragmatique et un confort spartiate. Le cinéma du Grand Trou, qui ouvre ses portes à la fin de l’année 1918 au 106 de la route de Vienne, est ainsi situé au fond du jeu de boules du café Borella 905 . Pour y accéder, il faut le traverser (à ses risques et périls ?). De nombreuses salles de quartier n’ont d’ailleurs pas pignon sur rue, ayant été installées dans des locaux qui avaient l’avantage d’être disponibles à défaut d’offrir tout le confort souhaitable à l’accueil des spectateurs. Dans cette situation se trouve le cinéma Lacroix à la Croix-Rousse, ouvert en 1915 dans une salle attenante au café du même nom. Le brouhaha des conversations et les verres qui s’entrechoquent venaient-ils perturber l’accompagnement musical des films ?

Certaines salles apparaissent comme une résurgence du cinéma forain. C’est en tout cas ainsi qu’est dénommé le petit cinéma Fantasio par la commission de sécurité municipale. Ouvert en 1922 dans le quartier de Montchat et situé au fond d’un passage cocher, cet établissement est en effet installé dans une baraque Adrian, vestige de la guerre 906 . Plus caractéristique encore est la description du cinéma des Cinq chemins à Caluire en 1923, alors que la salle vient d’ouvrir ses portes :

‘« Ce petit établissement qui vient d’être monté lieu des Cinq chemins vers le monument de la victoire est construit entièrement en bois et couvert de tôles ondulées. Le sol est planchéié. Les plafonds et murs sont recouverts de lames de bois peintes et contreplaquées avec des baguettes sur les joints. WC et débarras sont à l’extérieur. L’ensemble peut contenir environ 250 personnes, une petite scène pouvant tenir une dizaine de personnes se trouve devant l’écran, en face, une tribune pour 60 personnes. La cabine de l’opérateur toute en tôles est à l’extérieur 907  »’

A qui s’étonnerait qu’une telle construction puisse encore être autorisée, le rapport précise que, bien qu’elle soit entièrement en bois, sa solidité ne fait pas de doute attendu que les montants sont en prise dans du béton. D’ailleurs, la municipalité de Caluire est peut-être moins exigeante sur les questions de sécurité que celle de Lyon.

Illustration 10. Plan du cinéma Palace-Perrache en 1916
Illustration 10. Plan du cinéma Palace-Perrache en 1916

(Source : AML : 1121 WP 006)

S’il y avait un prix de la médiocrité des conditions de projection, le cinéma Palace, situé derrière les voûtes de la gare de Perrache, dans un quartier résolument populaire, remporterait peut-être la palme (cf. illustration 10). Ouvert courant 1916 par un habitant du quartier, F. Duvernay, cet établissement offre des conditions de visionnement pour le moins médiocres. Les spectateurs les plus mal lotis sont assurément ceux –très certainement les moins riches, sinon les plus pauvres – qui assistent à la séance assis sur la galerie. Celle-ci se situe non face à l’écran, comme on pourrait l’attendre, mais sur sa droite, les bancs étant disposés face à un mur nu 908 . On imagine les contorsions durant la projection, sans parler des torticolis. Une autre partie du public n’est guère mieux installée : celle qui, justement, se trouve en dessous de la galerie qui a été – manque de place ? – disposée à 1,90 mètres du sol. Pour peu que l’on se trouve à la fin du rang, la seule solution pour voir l’écran dans son intégralité était de se baisser. Tous les autres spectateurs pourraient alors apparaître comme des privilégiés s’il n’y avait disposés au milieu des rangs deux piliers porteurs.

Les prescriptions de la commission municipale de sécurité ne sont de surcroît pas toujours observées. En novembre 1928, suite à une circulaire ministérielle, une enquête est menée auprès des commissaires de quartier sur la sécurité dans les établissements cinématographiques 909 . Pas moins de sept établissements lyonnais ne sont pas en règle avec la législation en vigueur. Tous sont des salles de quartier. Au cinéma Diderot des pentes de la Croix-Rousse, au cinéma Bijou à Monplaisir, les portes de sortie de secours sont impraticables, sinon inexistantes. Au cinéma Régina de Vaise, la cabine cinématographique est placée sous les toits et menace d’embraser tout l’immeuble.

Les pouvoirs publics sont particulièrement sourcilleux sur la question de la fixation au sol des places assises. C’est l’un des principaux points de l’arrêté municipal de 1926 sur les salles de spectacle 910 . Or, dans de nombreuses salles de cinéma de quartier, les spectateurs sont placés sur de simples chaises mobiles ou sur des bancs. Au cinéma Cristal-Palace de Monplaisir comme au Montchat-Palace, une partie des places vendues est constituée de chaises ou de bancs mobiles. Au cinéma Venise, situé sur la rive gauche du Rhône derrière les voies ferrées, c’est le cas de toutes les places 911 . Il en va de même au cinéma Gerland, où l’on ne trouve que banquettes et chaises 912 , ainsi qu’au cinéma de la Plaine dont la salle est constituée de vingt bancs de huit places chacun (cf. illustration 11).

Illustration 11. Plan du cinéma de la Plaine en 1922
Illustration 11. Plan du cinéma de la Plaine en 1922

(Source : AML, carton 1121 WP 005)

Même les grands établissements de la rive gauche ne proposent pas à tous leurs spectateurs le confort d’un bon fauteuil. Un exemple caractéristique : le grand cinéma Gloria, dans le quartier de la Guillotière dont le papier en-tête s’enorgueillit en 1925 de 1200 places 913 alors que les pouvoirs publics ne lui en reconnaissent que 860. La direction de l’établissement semble donc prête à accueillir 300 spectateurs de plus que le nombre de places assises ne lui permet. A telle enseigne qu’en novembre 1924, la municipalité reçoit une lettre anonyme dénonçant au Gloria « des choses ignobles » (sic !), soit une multitude de gens les samedis et dimanches dont certains sont debouts ou assis par terre. L’épistolier dénonçant en outre le fait que l’on ne tienne pas compte des locations d’avance (un client mécontent ?) 914 .

Les grandes exploitations du centre-ville ne sont quant à elles jamais inquiétées par les problèmes de sécurité. A l’image de la Scala et du Royal dès avant 1914, le Tivoli et le Lumina-Gaumont en 1920 adoptent une configuration sur le modèle du théâtre. Au cinéma Tivoli, pas moins de quarante-sept loges sont disséminées dans la salle (cf. illustration 12). Au parterre, face à l’écran et derrière les fauteuils d’orchestre, on en compte quinze dans lesquelles quatre à onze personnes peuvent se trouver. Les trois plus grandes, situées en plein centre, servent très certainement aux invités de marque lors des séances de gala. Sur les côtés, huit loges de part et d’autre. A la galerie, on trouve seize loges, preuve que la galerie ne constitue pas au Tivoli – contrairement à la Scala – un réservoir de places bon marché. L’ensemble des loges compte 233 places, soit une place sur cinq dans l’établissement. Le reste des places est composé de fauteuils d’orchestre, indifférenciés semble-t-il. On compte 561 fauteuils au parterre et 126 sur la galerie. Les seules places qui se détachent sont les strapontins, situés en bout de rang : 162 au parterre et quarante-trois sur la galerie, soit 205 places. Mais il n’est pas avéré que ces places constituent des places meilleur marché : la direction du Tivoli ne les propose peut-être au public que lorsque la salle est pleine.

La salle du Lumina-Gaumont est à l’image des grands établissements du centre-ville. Sur la galerie, un bar est ouvert pour le confort de la clientèle, et plusieurs loges sont disséminées dans la salle 915 . Ces palaces, véritables théâtres, contrastent fortement avec les conditions de projection plus spartiates qu’offrent les petits établissements de quartier.

Illustration 12. Plan du cinéma Tivoli en 1928
Illustration 12. Plan du cinéma Tivoli en 1928

(Source : Institut Lumière, programme du cinéma Tivoli du 3 août 1928)

Notes
904.

ADR : 4 T 203 : Fermeture du cinéma Viviant, dossier constitué par Jean Viviant fin février 1916.

905.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma du Grand Trou, autorisation d’exploiter de l’année 1918.

906.

AML : 1273 WP 024 : Rapport des sapeurs-pompiers, décembre 1928.

907.

AM Caluire : 1 I 18/1 : Rapport de la commission des théâtres, daté du 15 décembre 1923.

908.

AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Suchet, plan de la salle en 1919.

909.

AML : 1111 WP 020 : Enquête auprès des commissaires de quartier, novembre 1928.

910.

AML : 1143 WP 034 : Arrêté du 23 août 1926.

911.

AML : 1111 WP 020 : Enquête auprès des commissaires de quartier, novembre 1928.

912.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Gerland, plan de la salle en 1921.

913.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du cinéma Gloria, lettre de la direction à la mairie datée du 7 juillet 1925.

914.

Idem, lettre anonyme à la mairie, datée du 1er novembre 1924.

915.

AML : 1121 WP 004 : Dossier du Lumina-Gaumont, plan de la salle en 1920.