d) Les différences de tarifs

L’absence d’informations sur les tarifs dans les salles de cinéma, qui étaient à l’époque affichés à la vue de tous, est particulièrement frustrante. Ils n’apparaissent en effet quasiment jamais dans la presse et les rares indications que l’on peut récolter sur ce point tiennent du pur hasard. On ne peut donc – ce qu’il aurait fallu – proposer un tableau complet et précis des différences de prix entre les établissements cinématographiques, mais juste poser quelques jalons. Sur l’évolution générale des tarifs en premier lieu.

Le tarif plancher, de 30 centimes en 1914 dans les petites exploitations passe en 1922 à 1,25 francs, puis à deux francs environ en 1929. Ramenés en francs constants, ces chiffres montrent qu’une place de cinéma coûte plus chère dans les années 1920 que pendant la belle époque (une augmentation du tiers environ). Il est vrai que le spectacle, dans ces établissements est certainement plus complet que dans les années 1910. D’ailleurs, au cinéma de la Scala, dont les programmes étaient déjà très riches avant guerre, le tarif plancher pratiqué en 1922 comme en 1924 est équivalent, par rapport au coût de la vie, à celui de 1914. Tout au long des années 1920, les tarifs des salles les moins chères restent stables. En 1928, aller au cinéma ne pèse pas plus lourd dans les budgets des ménages qu’en 1922.

Cela étant, l’évolution des prix depuis 1914 n’a guère uniformisé les politiques tarifaires des exploitations cinématographiques. Au milieu des années 1920, les différences entre les salles du centre-ville et les petites salles de quartier sont toujours marquées. Au cinéma de la Scala, les tarifs en 1924 vont de 1,50 à 4,50 francs 932 et ceux du cinéma Grolée de 2 à 4 francs 933 . Dans le même temps, les tarifs pratiqués au petit cinéma d’Eugène Kalbfeis, situé à Vaise, vont de 1 à 1,50 francs 934 . Les salles se distinguent toujours par le nombre de catégories de places qu’elles proposent aux spectateurs (deux au cinéma de Kalbfeis, quatre au cinéma Grolée et cinq à la Scala) et par l’écart entre le tarif le plus bas et le tarif le plus haut. Au cinéma d’Eugène Kalbfeis, tout comme dans les salles Kursaal et Variétés de Villeurbanne 935 , les différences sont peu marquées (50 %). Dans les salles plus prestigieuses, les différences vont du simple au double, sinon du simple au triple.

Les différences entre les établissements sont du même ordre. Entre le Grolée et le cinéma de Kalbfeis, les tarifs vont du simple au double. Chose étonnante, la Scala, plus prestigieuse que le Grolée, a un tarif plancher moins cher. C’est que celui-ci ne concerne qu’une faible partie des places – la 2ème galerie – et que le prix moyen dépensé par un spectateur de la Scala, comme dans les autres palaces du centre-ville, est bien plus élevé. Au cinéma Tivoli, autre palace, les résultats de la première semaine d’ouverture permettent de se faire une idée des tarifs réellement pratiqués. Les séances des 13 au 15 février 1920 ont rapporté 2 600 francs de recette le vendredi soir, 5 600 francs pour les deux séances du samedi (soit 2 300 francs en moyenne) et 7 800 francs pour les deux séances du dimanche (soit 3 900 francs en moyenne par séance) 936 . La salle compte 1 100 places et, très certainement, l’ouverture de ce nouveau palace a dû créer un engouement certain. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Bouchain, son directeur, qui annonce une « salle bondée » le vendredi soir. On peut calculer alors la moyenne du prix des places vendues ce vendredi, qui équivaut à 2,36 francs très exactement. Encore s’agit-il d’une estimation basse puisque la recette du dimanche est bien plus importante. La différence réside très certainement dans le nombre d’invitations à la soirée d’inauguration (qui compte entre autres, rappelons-le, Edouard Herriot), qui fait baisser la moyenne. Car le dimanche, le Tivoli fait 7 800 francs de recette pour les deux séances, soit une moyenne (a minima) par séance de 3,50 francs. Soit trois fois plus que la moyenne d’une salle de quartier.

Comme dans les années 1910, on paye tout autant pour le prestige et le confort de la salle que pour la qualité du spectacle. Les palaces du centre-ville cumulent en effet luxe intérieur et exclusivité des grands films. D’ailleurs, lorsque la société Cinéma-monopole programme en février 1924 le film Koenigsmark (L. Perret, 1923), une production prestigieuse et attendue, les tarifs au cinéma Grolée sont multipliés par deux et, de 2 à 4 francs, passent de 3 à 8 francs (et cinquante centimes en plus si l’on veut louer ses places à l’avance) 937 . Aller voir Koenigsmark en exclusivité est donc inabordable pour les catégories les plus modestes.

Les écarts sont toujours aussi marqués à la fin des années 1920. En 1928, les tarifs de la Scala oscillent entre 2,50 et 10 francs et la majorité des places – les fauteuils – sont vendus au prix de 8 francs (10 francs lors des soirées de gala) 938 . En 1929, les salles villeurbannaises du Casino, du Fantasio et de l’Etoile proposent des tarifs deux fois moins chers, qui oscillent entre 2,25 et 4 francs 939 .

Il est malheureusement impossible d’être plus précis et de comparer par exemple les différentes salles de quartier entre elles, ou les différences de tarif qui peuvent exister entre les grands établissements de la rive gauche et les petites salles voisines. La seule indication que je possède concerne le cinéma Gloria, dont les tarifs, en 1918, vont de 1 à 1,60 francs la semaine et de 1,25 à 2 francs le dimanche 940 . Ils sont bien plus élevés que ceux du cinéma des Variétés, à Villeurbanne, dont les tarifs en 1920 (qui ont nécessairement augmenté depuis 1918) vont de 0,75 à 1,25 francs 941 .

Un cas particulier cependant, significatif de la relation existant entre tarifs pratiqués et clientèle recherchée : les prix des places dans la salle du Lumina-Gaumont, aux Brotteaux, oscillent entre 3 et 6 francs en 1927 942 . Ils sont plus équivalents, et même un peu plus élevés que ceux de la Scala (de 2 à 6 francs la même année 943 ), alors que le Lumina-Gaumont est résolument une « salle de quartier » et ne programme que rarement des exclusivités susceptibles d’attirer un public en dehors des environs immédiats. Le Lumina-Gaumont, véritable palace de quartier, est une salle réservée à la belle clientèle des Brotteaux.

Notes
932.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1924.

933.

AML : 0008 WP 031 : Lettre de Cinéma-Monopole, datée du 8 février 1924.

934.

ADR : P85 : Dossier d’Eugène Kalbfeis, rapport des contributions directes du 14 mai 1922.

935.

AMV : Rapport municipal sur les tarifs pratiqués dans les salles de cinéma, daté du 16 septembre 1920.

936.

BNF-Arsenal : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 : Lettre de Bourdillat datée du 17 février 1920.

937.

AML : 0008 WP 031 : Lettre de Cinéma-Monopole, datée du 8 février 1924.

938.

La Cinématographie française n° 498, 18 mai 1928.

939.

AMV : Dossier des cinémas Fantasio, Casino et Etoile, contrôle de la municipalité pour la perception de la taxe municipale, octobre-décembre 1929.

940.

Lyon-Attraction, juillet 1918.

941.

AMV : Rapport municipal sur les tarifs pratiqués dans les salles de cinéma, daté du 16 septembre 1920.

942.

L’Ecran Lyonnais n° 6, 23 juin 1927.

943.

Annuaire du Tout-Lyon, année 1927.