b) Retards et absences : les différences avec Paris

La circulation des films dans l’agglomération lyonnaise se démarque de la capitale, en premier lieu parce que les films mettent plusieurs semaines à franchir les kilomètres qui séparent les deux villes. Le décalage entre la sortie parisienne et la sortie lyonnaise était déjà perceptible avant la première guerre mondiale, mais il était assez limité. Au premier semestre 1914, les films Gaumont mettaient généralement quatre semaines pour parvenir sur l’écran de la Scala de Lyon, rarement plus. Certains films, tel Les Misérables, bénéficiaient d’une sortie nationale.

Depuis que le film a acquis une valeur en soi, depuis en fait qu’une partie du public va au cinéma voir un film et non plus un programme indistinct, la possibilité de réserver un film lors de sa première semaine d’exploitation – ce que l’on appelle la priorité – s’étend progressivement. Elle est en 1919 officiellement prévue dans le contrat des loueurs de films 1007 . Contre une somme forfaitaire, puis au pourcentage, et en accord avec le distributeur, une salle de cinéma s’arroge la priorité sur un film lors de sa sortie en salle sur un territoire défini. Ce système est déjà un moyen de faire de la sortie d’un film un évènement, et renforce la hiérarchie entre les salles de cinéma.

A ceci s’ajoute une nouvelle pratique, non encore d’actualité en 1919, celle de l’exclusivité. Il s’agit, pour le propriétaire d’un cinéma, de monopoliser un film lors de sa sortie tant que son public ne s’est pas tari. La pratique est inaugurée par le film L’Atlantide (J. Feyder, 1921), un des plus chers alors du cinéma français, qui est programmé, après deux semaines à l’affiche de l’immense Gaumont-palace, pendant cinquante-deux semaines consécutives au cinéma Madeleine, sur les grands boulevards. Pendant ces cinquante-deux semaines, la salle est la seule de la capitale à projeter le film 1008 . Malgré les oppositions des exploitants des établissements des quartiers périphériques et de la banlieue parisienne 1009 , inquiets de voir repoussé le moment où eux-mêmes pourront passer les films à succès, le système se généralise dans la capitale. Les grands films sont désormais considérés comme les égaux des grandes pièces de théâtre dont on mesure le succès en nombre de représentations. Pour les films, c’est en nombre de semaines – ou de mois – d’exclusivité. Ainsi lorsque le cinéma Gloria de Lyon programme Ma vache et moi (Go west, B. Keaton, 1925), la publicité proclame que le film « a passé six mois consécutifs dans le plus grand cinéma de Paris 1010  ».

La durée d’exclusivité diffère selon les films, en fonction de leur succès et de leur notoriété. L’argent (M. Lherbier, 1928) comme Verdun, visions d’Histoire restent deux mois en exclusivité dans la capitale, les Espions (Spione, F. Lang, 1928) deux semaines seulement et Le Vent (The Wind, V. Sojstrom, 1928) aucune 1011 . Il est possible bien sûr que les films étrangers, peut-être rentabilisés après leur sortie dans leur pays d’origine, circulent plus rapidement que la production nationale.

La sortie des films à Lyon n’est pas entièrement soumise au calendrier parisien : L’Atlantide par exemple, en exclusivité dans la capitale jusqu’en juin 1922, sort à Lyon en décembre 1921. Mais la pratique de l’exclusivité accentue et généralise les retards de sortie des films entre Paris et Lyon. C’est du moins le cas pour les films français sortis à Paris au cours de l’année 1926.

Tableau 18. Décalage entre la sortie à Paris et la sortie à Lyon des films français exploités en 1926
Sortie Nombre de films
Moins d’un mois 7
De un à deux mois 8
De deux à quatre mois 9
De quatre à six mois 12
De six mois à un an 9
Un an et plus 5
Total 50

En 1926, un film français met en moyenne quatre mois et demi pour venir de la capitale dans l’agglomération lyonnaise et l’immense majorité des films met plus de deux mois pour parvenir à Lyon. Entre novembre 1920 et mai 1921, vingt-six des trente-cinq films français (soit près de 75 %) programmés dans cinq grands établissements lyonnais sortent avec moins de trois mois de retard sur Paris 1012 . Six ans après, la proportion n’est plus que de 40 %. Le retard s’est considérablement allongé. Près du tiers des films français sort à Lyon avec plus de six mois de retard sur Paris alors qu’en 1920 ils ne représentaient que 5 %. Les retards ne sont du reste pas circonscrits aux films français. Metropolis (id., F. Lang, 1927), sorti à Lyon le 11 novembre 1927 est à l’affiche depuis le mois d’avril dans la capitale. Bien sûr, en l’absence d’études similaires sur d’autres villes, j’ignore si Lyon constitue un cas isolé ou non, si l’ampleur des retards est plus important qu’ailleurs, s’il y a une hiérarchie entre les villes, etc. Mais il serait étonnant que la deuxième ville de France, où siègent de nombreuses succursales de maisons de distribution, soit défavorisée par rapport aux autres villes du pays.

Les décalages entre Paris et Lyon pose la question de l’existence ou non de la sortie nationale – simultanée dans plusieurs villes – de certaines œuvres cinématographiques. En 1920, la sortie nationale de certains films était encore de mise : la maison de distribution Fulgur prévoie ainsi de sortir le film à épisodes Imperia au cinéma lyonnais Tivoli le même jour qu’à Paris 1013 . Mais depuis le système de l’exclusivité, il semble que la pratique ait été abandonnée. Pour reprendre les chiffres de l’année 1926, seuls sept films français sortent à Lyon moins d’un mois après Paris. Pour trois d’entre eux, je ne connais pas la date précise de la première parisienne. Les quatre autres sortent de deux à trois semaines après Paris. Par conséquent, si les sorties nationales existent, elles ne caractérisent dans tous les cas que 6 % des films français sortis à Lyon. Même constatation pour les films français sortis à Paris en 1927 : un seul film, Verdun, visions d’Histoire, est sorti à Lyon le lendemain de la première parisienne, le 24 novembre 1928 1014 .

Quoiqu’il en soit, le public lyonnais est en profond décalage avec le public parisien, ce qui, dans l’optique d’échanges culturels dans le cadre de la famille ou de cercles de sociabilité, accentue l’éloignement géographique. Les français, selon le lieu où ils habitent, ne voient pas les mêmes films au même moment. Cela a aussi son importance sur la réception des films puisque les critiques et comptes-rendus de films dans les revues de cinéma – qui se multiplient au cours des années 1920 – sont calqués sur la sortie parisienne. Pour les lecteurs vivant à Lyon, le décalage et bien réel. Le spectacle cinématographique, en adoptant une politique de diffusion proche de celle du théâtre, perpétue donc la prédominance de la capitale sur le reste du pays.

Remarque amusante : un film américain met parfois moins de temps pour aller de New York à Paris que de Paris à Lyon. Tel est le cas de La Ruée vers l’or (The Gold rush, C. Chaplin, 1925), sorti à Manhattan le 15 août 1925, qui entame sa carrière parisienne un mois après, le 22 septembre 1015 , mais ne sort que trois mois plus tard à Lyon, où on le retrouve à l’affiche de la Scala au mois de décembre. Un film français peut également sortir à Bruxelles bien avant qu’il ne parvienne à Lyon. Madame sans gêne (L. Perret, 1925), est ainsi présenté à la fin du mois de décembre 1925 dans la capitale de la Belgique 1016 , deux semaines avant la sortie du film à Lyon. Le caractère fédérateur du cinéma est parfois plus fort à l’échelle internationale qu’à l’échelle nationale.

Le deuxième décalage important entre Paris et Lyon porte sur le nombre de films présentés au public. Sur toute l’année 1927, 251 nouveaux films sortent à Lyon dans les principales salles de l’agglomération, soit une moyenne de cinq films par semaine. A l’échelle du pays, entre 600 et 700 films sont sortis la même année, trois fois plus que dans l’agglomération lyonnaise. Bien sûr, Paris compte bien plus d’établissements cinématographiques que la capitale des Gaules, ainsi qu’une kyrielle de maisons de distribution qui n’ont pas de représentant en dehors de la capitale, ou en tout cas à Lyon. L’offre de cinéma est nécessairement plus riche à Paris. Un seul exemple : la projection des films d’avant-garde. Les salles spécialisées existent dans la capitale depuis le début des années 1920 1017 , mais il n’en existe encore aucune à Lyon. Les films d’avant-garde n’ont donc pas de vitrine où s’exposer dans l’agglomération lyonnaise. Il est notable que le Cuirassé Potemkine (S. Einsenstein, 1925), sorti à Paris le 12 novembre 1926 ne soit jamais sorti à Lyon, en tout cas pas avant le 2ème trimestre 1928. Et si Buster Keaton, Charlie Chaplin et Harold Lloyd ne sont pas des inconnus pour le public lyonnais, le frêle Harry Langdon n’est jamais apparu dans la capitale des Gaules. Le film Plein les bottes (Tramp, tramp, tramp, F. Capra, 1926), à l’affiche à Paris le 8 mars 1926 n’est ainsi jamais sorti à Lyon.

En l’absence de tout élément de comparaison, il est impossible d’appréhender les politiques de circulation des films adoptées par les distributeurs à l’échelle nationale. Il est possible que certains films sortent dans certaines régions et pas dans d’autres, que cela soit volontaire ou non. Toute la question est de savoir quels films ne sortent pas à Lyon. Question sans réponse puisque aucune liste des films sortis en France n’existe, mais on peut mesurer au moins le degré de pénétration des films français, grâce au catalogue de Raymond Chirat 1018 . D’après celui-ci, cinquante-quatre films sortent à Paris entre le 1er janvier et le 31 décembre 1926. Sur ces cinquante-quatre films, cinquante, soit plus de 90 %, ont été projetés au public lyonnais. Dans le cas des films français, moins de 8 % des titres sont restés inconnus dans l’agglomération lyonnaise. Parmi eux, Le Fauteuil 47 (G. Ravel, 1926), pourtant annoncé à la Scala le 29 avril 1927 1019 , mais finalement remplacé par Au revoir et merci (E.B. Donatien et P. Colombier, 1926). Un problème de copie ?

La production française, peu importante il est vrai, bénéficie donc d’une circulation nationale. C’est peut-être d’ailleurs parce qu’elle est rare que les distributeurs, et à leur suite les exploitants, y sont sensibles. Mais en dépit du faible nombre de films qui sortent à Lyon relativement à Paris, les films français ne constituent qu’un cinquième des films de 1ère vision programmés dans l’agglomération lyonnaise. Ce qui recoupe sa faiblesse, face notamment à la production d’outre-atlantique, trait dominant du cinéma des années 1920. Quoiqu’il en soit, les films absents des écrans lyonnais sont dans leur immense majorité des films étrangers.

Tout dépend en fait non pas de l’engouement et de la demande des spectateurs (ont-ils réellement voix au chapitre ?) mais des logiques de la distribution. Si certains films américains, par exemple, ne sortent pas à Lyon, c’est peut-être parce que les écrans de la ville sont monopolisés par la société Paramount. Cette société de production et de distribution américaine exploite depuis 1925 la plus grande salle de cinéma de la ville, le Tivoli, avec à la clé une avalanche de stars « Paramount ». Au Tivoli lui-même, on recense en 1927 six films avec Adolphe Menjou, l’acteur aristocrate par excellence, mais aussi quatre films avec Bébé Daniels, trois avec Laura La Plante, trois avec Florence Vidor, trois encore avec Richard Dix. Au total, cinq stars de la Paramount occupent à eux seuls plus du quart de la programmation du Tivoli (dix-neuf films sur soixante et onze). Encore n’est-ce pas tout car la Scala comme l’Aubert-palace ou le Majestic programment de temps en temps eux aussi des films Paramount. On retrouve ainsi en 1927 Laura La Plante à la Scala, Pola Negri au Majestic ou Adolphe Menjou au Royal. La société Paramount, et cela malgré la présence à Lyon de la Fox ou d’Universal, prend le pas sur ses concurrentes américaines. A contrario, l’absence de représentants de sociétés comme la Warner ou la Columbia explique en partie l’absence de certains films américains sur les écrans lyonnais.

Notes
1007.

LEGLISE Paul, op. cit., pages 40-42.

1008.

SADOUL Georges, Histoire générale du cinéma, Tome V : L’Art muet. L’après-guerre en Europe 1919-1929, Paris, Denoël, 1975, page 176.

1009.

La Cinématographie Française n° 187, 189 et 190 des 3, 17 et 24 juin 1922.

1010.

Le Progrès, 28 janvier 1928.

1011.

Pour vous n°2, 11 et 15 des 4 décembre 1928, 7 février et 8 mars 1928.

1012.

D’après la programmation des cinémas Aubert-palace, Fantasio, Majestic, Gloria et Idéal insérés dans Le Cri de Lyon entre novembre 1920 et mai 1921.

1013.

BNF-Arsenal : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 : Lettre de la société Fulgur, datée du 16 avril 1920.

1014.

Chirat Raymond, Catalogue des films..., op. cit. et Le Progrès, 24 novembre 1928.

1015.

DECAUX Emmanuel, « La Ruée vers l’or », op. cit., pages 230-251.

1016.

La Cinématographie française n° 375, 9 janvier 1926.

1017.

GAUTHIER Christophe, La passion du cinéma..., op. cit.

1018.

CHIRAT Raymond, Catalogue des films français de long métrage, Films de fiction 1919-1929, op. cit.

1019.

Le Spectacle de Lyon et du Sud-Est n° 112, 29 avril 1927.