c) La rareté des copies

Au delà du système d’exclusivité, l’analogie du film à une pièce de théâtre est accentuée par la rareté, voire l’unicité, des copies en circulation dans l’agglomération lyonnaise. En effet, une fois qu’un film est programmé une ou deux semaines dans un grand établissement lyonnais, il disparaît pendant un laps de temps qui se compte souvent en mois avant de circuler à nouveau dans l’agglomération lyonnaise. Sans doute le film part-il dans une ou plusieurs autres villes de la région et tourne ainsi de ville en ville tel une troupe de théâtre. L’œuvre cinématographique apparaît donc comme chose précieuse et difficilement accessible, mais il n’est pas avéré que le faible nombre de copies qui circulent dans une région provienne de la volonté des producteurs ou des distributeurs. Les copies, en effet, coûtent cher à produire (1,20 francs le mètre, semble-t-il 1020 , soit 3 600 francs pour un film de 3 000 mètres), et cette dépense ne semble pas nécessaire, pour la province du moins.

Car à Paris, la circulation des films n’obéit pas aux mêmes règles qu’à Lyon. Ainsi, Thérèse Raquin (J. Feyder, 1928), sorti en exclusivité le 27 octobre 1928, est à l’affiche de quinze salles de la capitale deux mois plus tard, le 7 décembre. Verdun, visions d’histoire est programmé dans pas moins de vingt et une salles de cinéma la semaine du 12 avril 1929, quatre mois après sa sortie 1021 . Les distributeurs multiplient donc les copies dans la capitale, y compris pour les films étrangers : Le vent, qui n’a pas connu de sortie en exclusivité, est sorti le 22 mars 1928 directement dans dix salles parisiennes différentes 1022 .

Mais trouver le même film à l’affiche de deux salles différentes est rare, sinon exceptionnel, dans l’agglomération lyonnaise. Le cas survient parfois lorsque deux cinémas lyonnais programment le même film à épisode. D’ailleurs, les films à épisodes échappent dans le contrat des loueurs de 1919 à l’interdiction du doublage (passer la même copie d’un film le même jour dans deux établissements différents) 1023 . On retrouve ainsi Les Misérables (H. Fescourt, 1925)au cinéma Comœdia de la Guillotière et au cinéma Lacroix de la Croix-Rousse le 29 janvier 1927. Mais il ne s’agit pas du même épisode : il n’y a donc pas en ce cas deux copies différentes.

De janvier 1927 à janvier 1928, moins la période d’été, soit trente-six semaines, de dix-sept à vingt-trois salles lyonnaises donnent leur programme dans Le Progrès de Lyon. A six reprises seulement, on retrouve le même film dans deux établissements différents. L’un d’entre eux ne compte pas, il s’ agit de Michel Strogoff (V. Tourjansky, 1926)qui passe le 15 octobre 1927 dans deux salles différentes, mais le film est coupé en deux épisodes : le premier épisode passe dans une salle et le second dans l’autre (le distributeur a bien fait son travail). Les cinq autres sont programmés dans leur intégralité, et l’on est donc sûr d’avoir affaire à deux copies d’un même film.

Tableau 19. Films exploités en duo à Lyon (1927-1928)
Film Date de passage en deux copies Date de sortie en 1 ère vision à Lyon
Madame sans-gêne 29/01 1927 16/01 1926
Le miracle des loups 12/03 1927 20/02 1926
Les gueules cassées 29/10 1927 15/10 1927
Mare Nostrum 03/12 1927 09/04 1927
Variétés 07/01 1928 19/02 1927

Quatre des cinq films sont sortis plus de huit mois à Lyon avant d’être projetés dans deux salles différentes, des petites salles de quartier pour la plupart. Il est possible qu’une année après la sortie parisienne, les copies qui circulent dans la capitale finissent par voyager une fois leur exploitation terminée, et que cela soient ces copies que l’on retrouve à Lyon. Le résultat, en l’absence de la programmation de la moitié des salles lyonnaises est évidemment tronqué. Mais trouver un même film à l’affiche de deux salles de cinéma différentes semble assez rare.

Un cas particulier vient néanmoins nuancer la rigidité des règles de circulation. Le film Pour la paix du monde/Les gueules cassées sort en 1ère vision le 15 octobre 1927 au Royal-Aubert et est repris deux semaines plus tard par deux salles différentes. Ici, le film est très rapidement diffusé. Le plus étonnant, c’est que le film est repris simultanément par deux salles du centre-ville : le Majestic et le cinéma Artistic. Il est possible que le sujet du film conditionne l’originalité de sa diffusion. A l’image de Verdun, visions d’Histoire, qui bénéficie d’une sortie nationale, les films sur la 1ère guerre mondiale à portée pacifiste – cause nationale ? – sont peut-être privilégiés par rapport aux autres. Pour la paix du monde constitue toutefois le seul exemple de la présence d’un même film dans deux établissements de la presqu’île lyonnaise.

Il faut sur ce sujet faire une place aux journaux d’actualités, dont les salles ne peuvent s’assurer l’exclusivité 1024 . Ceux-ci donc peuvent sortir en plusieurs copies, ce qui du reste est dans l’intérêt des distributeurs, attendu que des actualités vieilles d’un mois sont peu susceptibles d’attirer les spectateurs. Mais les actualités ne sont quasiment jamais détaillées dans les programmes insérés dans la presse, il est donc difficile de juger le nombre de copies d’un même évènement qui circule dans l’agglomération et si les salles les plus modestes, comme dans les années 1910, obtiennent les actualités avec quelques semaines de retard. Il faut aussi faire une place aux compléments de programme, documentaires et court-métrages, dont l’analyse est également impossible à faire puisque les salles ne les donnent généralement pas dans leur programme. Il est possible que les distributeurs tirent ces films en plusieurs exemplaires, la question de la priorité ne se posant pas a priori. Mais l’exemple des films de Charlie Chaplin, qui circulent de salle en salle, contredit en partie ces assertions.

Notes
1020.

D’après les déclarations du Gouvernement général de l’Indochine, dans une lettre à la municipalité lyonnaise, juillet 1923 (AML : 0110 WP 012). François Garçon relève un tarif encore plus important, de l’ordre de 2,80 francs le mètre : GARçon François, La distribution cinématographique..., op. cit., page 55.

1021.

Pour Vous, 12 avril 1929.

1022.

Idem, 22 mars 1928.

1023.

LEGLISE Paul, op. cit., pages 40-42.

1024.

Léglise Paul, op. cit., page 40.