a) Choisir son film : les relations entre exploitants et distributeurs

L’offre de films a considérablement évolué depuis 1914, avec la multiplication des distributeurs présents à Lyon. On en compte en 1921 deux fois plus qu’à la veille de la guerre (douze contre six) et ils sont près de quinze en 1928 1025 . Les principales maisons de distribution françaises (Pathé, Gaumont, Aubert, A.G.C., Phocéa) ont des bureaux à Lyon, mais c’est aussi le cas de certaines maisons américaines (Fox-Film dès 1920, Paramount et Universal en 1925). Aux côtés des grandes compagnies travaillent quelques distributeurs locaux indépendants qui représentent plusieurs sociétés, nationales ou internationales. A. Dodrumez, par exemple, représente en 1922 la société Eclipse mais s’occupe également de la distribution lyonnaise du film Nanook, qui lui est confié par la Compagnie Française du Film 1026 .

La principale évolution dans le domaine de la distribution réside sans conteste dans l’apparition des sociétés américaines. Depuis la 1ère guerre mondiale, la production d’outre-atlantique règne sans partage sur les écrans français. Dès les premiers mois de 1914 en fait, on comptait autant de films américains que de films français. le conflit n’a fait qu’accélérer un processus déjà bien entamé. En 1918, les films français ne constituent plus que 10 % des films diffusés en France, une proportion qui ne s’élèvera guère à plus de 15 % tout au long des années 1920, bien peu de choses en vérité face aux films américains qui représentent eux plus de 60 % des films sortis en France 1027 .

Or, les films américains, pour la plupart déjà rentabilisés lorsqu’ils pénètrent en France, coûtent bien moins chers à la location que les films français. Pour Dodrumez, qui représente principalement des sociétés françaises, la concurrence américaine est sur ce point « redoutable » 1028 . Les exploitants bénéficient donc d’une offre plus importante et meilleur marché qu’avant guerre. Malgré tout, on ne compte dans les années 1920 qu’un seul distributeur pour quatre exploitants lyonnais, et un distributeur pour six exploitants sur toute l’agglomération.

Les relations entre distributeurs et exploitants dépendent largement de la stature de ces derniers. Certains exploitants ont des moyens financiers importants, mais pas forcément la liberté d’initiative : ce sont les directeurs des salles appartenant à une société nationale. Les rapports entre l’exploitant lyonnais et la direction parisienne sont parfois teintés d’incompréhension. Le directeur du Tivoli, ouvert en 1920, a parfois bien du mal à exploiter sa salle avec les films qu’on lui envoie et qu’il ne choisit pas :

‘« La fille de la tempête était en mauvais état, de plus ce film par lui-même était digne d’un cinéma de 35ème catégorie et non du Tivoli qui veut et qui doit se classer comme le 1er établissement de Lyon. Je vous prie de ne pas oublier que de Paris, il ne faut pas voir Lyon comme un village. Lyon est la 2ème ville de France et nous sommes dans la nécessité de passer non des films quelconques, mais au contraire des films de tout premier ordre et hors série. » 1029

Mais tout au long des années 1920, les rapports se distendent entre les grandes salles lyonnaises et les grandes sociétés de cinéma. Depuis le 1er janvier 1914, la société Cinéma-monopole n’est plus le concessionnaire exclusif de la production Pathé 1030 . Quoiqu’il en soit, les films produits par Pathé ne sont plus, comme dans les années 1910-1914, suffisants pour assurer l’exploitation d’une salle sur toute une année, loin de là : entre 1919 et 1928, le nombre de films de fiction produits chaque année varie de huit à treize 1031 . Le cinéma Grolée, autrefois exclusivement consacré à la maison mère compose désormais son programme parmi les différents distributeurs et perd peu à peu son statut de salle de 1ère vision. A la fin des années 1920, l’établissement n’est même plus la vitrine privilégiée des (rares) films Pathé, dont les principaux sortent désormais en exclusivité à la Scala ou à l’Aubert-palace. Bien peu n’ont fait ne serait-ce qu’un passage dans la salle de la rue Grolée.

L’Aubert-palace est depuis 1919 exploité indirectement par la société Aubert, une des principales maisons de distribution française. En 1923, elle s’approprie pendant quelques mois le cinéma Tivoli et exploite en binôme les deux palaces du centre-ville, ce qui permet certaines stratégies de l’exploitation des films. Ainsi La bataille (E. Violet, 1923) est-elle jouée à l’Aubert-palace avant d’être reprise à peine deux mois plus tard au Tivoli 1032 . Les films français programmés au cours de l’année 1927 sur l’écran de l’Aubert-palace ne sont pas, pour plus de la moitié d’entre eux (neuf films sur dix-sept), distribués par la société Aubert elle-même mais par différentes maisons de distribution concurrentes comme la firme Armor. Si le grand établissement de la place Bellecour bénéficie directement des films distribués par son enseigne, il semble que son directeur ait une certaine liberté d’initiative en ce qui concerne le choix de la programmation.

Le cinéma Tivoli, exploité à partir de 1925 par la société américaine Paramount, constitue un cas à part. L’essentiel des films qui passent sur l’écran de l’établissement sont en effet distribués par la société Paramount elle-même, ou par sa branche française.

Enfin, le Lumina-Gaumont, propriété de la firme à la marguerite, devait être une salle d’exclusivité pour les productions Gaumont au début des années 1920, mais elle subit directement l’abandon de la production cinématographique par Gaumont en 1925 1033 . La salle devient, à l’instar du cinéma Grolée, une salle de 2ème vision avant tout. C’est sa taille et sa localisation dans le riche quartier des Brotteaux, plus que son appartenance à la maison Gaumont, qui explique que la salle passe de temps à autres des films en 1ère vision. Une exception toutefois, celle des grands films de la firme américaine MGM, qui a signé un contrat de distribution avec la maison Gaumont (ce qui a donné naissance à la GMG : Gaumont-Metro-Goldwyn). Le Torrent (The Torrent, M. Bell, 1926) premier film américain de Greta Garbo sort ainsi en exclusivité dans la salle des Brotteaux le 27 novembre 1926.

En dehors des grands groupes, certains exploitants liés directement aux réseaux de distribution semblent privilégiés. Deux d’entre eux sont directement issus du secteur de la distribution : J. Caffarel et J.-M. Jacquemond. Tous deux ont repris l’exploitation d’une salle de quartier (aux Brotteaux puis à la Guillotière pour Jacquemond, aux Brotteaux puis à Perrache pour Caffarel) et ont donc pu faire bénéficier le public du voisinage de leur connaissance de la production cinématographique. Reste à savoir si, pour ces deux individus, le métier de distributeur prenait le pas sur celui d’exploitant, ou l’inverse.

Une personne surplombe le monde de l’exploitation et de la distribution lyonnaises: Jean Boulin. Celui-ci n’est plus le représentant de l’AGC depuis 1917 mais conserve avec la société (dont les bureaux d’expédition sont installés au cinéma Idéal) des liens étroits. Il dirige lui-même une société indépendante de distribution, la société Selecta 1034 qui fonctionne à plein régime : elle détient ainsi les droits du film Verdun, visions d’Histoire, l’un des films les plus attendus de l’année 1928. Par ailleurs, exploitant simultanément trois salles de cinéma, Jean Boulin bénéficie sans conteste des faveurs des autres maisons de distribution.

Enfin, on ne peut faire l’impasse sur les liens personnels qui peuvent exister entre un distributeur et un exploitant. On apprend par exemple que le propriétaire du cinéma Odéon, Auguste Brossy, a apporté son soutien à Dodrumez lorsque ce dernier a créé son agence de distribution indépendante. En contrepartie, A. Dodrumez a aidé financièrement Auguste Brossy a acheter le cinéma Marivaux à Oullins 1035 . Le propriétaire du cinéma Odéon bénéficie très certainement de la primeur, dans le quartier des Terreaux, des films distribués par Dodrumez.

Mais qu’en est-il des exploitants sans liens privilégiés avec les circuits de distribution ? Il y a belle lurette que Pathé, longtemps le seul représentant local, ne fait plus la loi parmi les petites exploitations. La multiplication du nombre de maisons de distribution dans l’agglomération a libéralisé le marché et empêché, semble-t-il, tout contrat d’exclusivité. En 1919, on parle encore du « principal fournisseur de films» 1036 d’un établissement, mais durant les années 1920, il semble acquis que les exploitants choisissent leurs films dans l’une ou l’autre des maisons de distribution, sans que celles-ci ne réclament un droit d’exclusivité. C’est ce qui ressort en tout cas des bilans financiers des exploitations de quartier qui ont fait faillite durant cette période. Au cinéma des Variétés, avenue Berthelot, l’exploitant doit plusieurs centaines de francs à trois sociétés différentes : Aubert, Pathé et Les Films Célèbres 1037 . La répartition est plus éclatée encore au petit cinéma villeurbannais de l’Etoile, endetté auprès de huit distributeurs en 1924 1038 .

La possibilité de choisir en toute liberté ses fournisseurs ne signifie pas pour autant que l’exploitant est le maître du jeu. Si lui-même peut faire jouer la concurrence entre les différents distributeurs, la réciproque est vraie : on ne compte après tout dans l’agglomération lyonnaise qu’une seule maison de distribution pour cinq salles de cinéma. Les distributeurs connaissent parfois des difficultés pour promouvoir leurs films, notamment pour les faire jouer plus d’une semaine sur les écrans du centre-ville, mais ces difficultés sont circonscrites à la sortie du film, pas à son exploitation dans la ville. Grâce à leur position somme toute avantagée, ils peuvent plus souvent faire preuve de fermeté dans leurs rapports avec les exploitants, en jouant la corde de la concurrence :

‘« Maintenant, nous vous faisons remarquer que contrairement aux promesses que nous avait faites M. Benoit-Lévy, votre maison ne programme chez nous que les films qu’elle ne peut faire autrement de programmer. Pour faire plaisir à M. Bouchain, nous annulons chaque semaine les comiques que vous nous aviez retenu en bonne et due forme. Mais ce que nous voudrions, c’est un client régulier et si nous ne pouvons pas le trouver à Tivoli, nous nous verrons dans l’obligation de donner nos films vedettes à d’autres cinémas, pour que ces cinémas fassent des affaires suivies avec nous. » 1039

Le ton employé ici peut donner une idée, quant on sait que cette lettre est adressée à l’une des plus grandes salles de cinéma de Lyon, des rapports existants entre distributeurs et petits exploitants, ces derniers ne pouvant guère revendiquer l’importance économique de leur établissement. Bien sûr, l’intérêt du distributeur est de programmer ses films dans le maximum de salles, mais les salles, justement, ne manquent pas. Les exploitants les plus modestes sont donc très certainement dépendants du bon vouloir des distributeurs.

Du reste, cette situation dominante s’exprime au travers d’une pratique bien connue, celle du block-booking (location en bloc). Les journaux corporatifs reviennent sur le sujet à de multiples reprises 1040 , mettant en garde les exploitants contre ce procédé qui consiste à louer un film à succès en obligeant l’exploitant à programmer en contre-partie un ou plusieurs films de second ordre. Ce système ne fonctionne bien évidemment qu’avec les petites salles de cinéma; les établissements les plus prestigieux n’ont pas à mendier leur programmation, ils jouent à jeu égal avec les distributeurs. L’intérêt pour le distributeur, dont le catalogue renferme presque toujours des films de qualité inégale, est de rentabiliser les films qui ont été refusés d’emblée par les grandes salles, ou ceux qui n’ont pas eu le succès escompté.

Cette pratique est malheureusement impossible à déceler a posteriori, on ne peut qu’en rester au stade des suppositions. La programmation des salles lyonnaises en 1927 laisse apparaître ça et là des logiques de diffusion qui pourraient s’apparenter au block-booking. Ainsi en va-t-il du Bossu (J. Kemm, 1925), film à épisode tiré du roman éponyme de Paul Féval, qui est accompagné, dans trois des quatre salles qui le programment, du film Le courrier rouge, et, pour d’eux d’entre elles, également de La danseuse du Caire. Or, ces deux titres ne sont jamais sortis en 1ère vision dans le centre-ville lyonnais, et n’ont d’ailleurs pas été programmés dans une autre salle. Il est donc fort possible que le Bossu, dont le sujet populaire le rend très attractif, ait été loué aux petites salles de cinéma avec l’obligation de programmer des films de second ordre. L’argument massue selon lequel le public viendrait voir semaine après semaine les aventures de Lagardère et ne prendrait pas garde au complément de programme (même s’il en constitue le corps) était peut-être invoqué pour faire passer la pilule.

Il faut toutefois différencier parmi les petits exploitants ceux qui dirigent deux salles, et qui peuvent donc bénéficier d’accords plus avantageux, étant deux fois intéressants pour le distributeur que n’importe lequel de leurs concurrents. Le cas est rare, certes, mais il survient. A partir d’octobre 1926 1041 et jusqu’en 1928, Joseph Feuillet exploite l’unique salle de cinéma de Saint-Fons, ainsi que le cinéma Splendid, situé dans les faubourgs de Lyon. En 1927, les deux salles ont une programmation identique, les films passant d’une salle à l’autre avec quelques semaines d’écart. Pendant une grande partie du premier semestre, et systématiquement pendant les mois d’avril et de mai, les films qui passent à Saint-Fons sont programmés la semaine suivante au Splendid (quand ce n’est pas, parfois, l’inverse), et ont donc été loués quinze jours d’affilée par Joseph Feuillet. Nul doute alors que les distributeurs, trop heureux de pouvoir louer leurs films deux semaines, ne concèdent à l’exploitant certains avantages, notamment celui de bénéficier de la 2ème vision de certains des films sortis au Tivoli de Lyon.

Notes
1025.

Indicateur commercial Henri, années 1914-1928.

1026.

Le Cri de Lyon n° 132 et 134 des 11 et 25 novembre 1922.

1027.

JEANCOLAS Jean-Pierre, « Le marché français entre la production nationale et les productions étrangères (1910-1920) », in Le cinéma français dans le monde, influences réciproques, Symposium de la FIAF, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse/Institut Jean Vigo, 1988, pages 20-21.

1028.

GUAITA Micheline, op. cit., page 199.

1029.

BNF – Arsenal : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 : Lettre de Bouchain à la société Fulgur, datée du 29 février 1920.

1030.

MEUSY Jean-Jacques, « La stratégies des sociétés concessionnaires Pathé… », op. cit., page 46.

1031.

KERMABON Jacques, op. cit., pages 459-460.

1032.

Le 5 janvier 1924 à l’Aubert-palace et le 2 mars au Tivoli (Le Cri de Lyon).

1033.

GARçon François, Gaumont, un siècle de cinéma, Paris, Découvertes Gallimard, 1994, pages 34-35.

1034.

Le Cri de Lyon, n° 321, 8 janvier 1927.

1035.

L’Ecran lyonnais n° 34, 14 janvier 1928.

1036.

Au sujet du cinéma Odéon : ADR : P 51 : Rapport de l’inspecteur des Contributions directes, 23 avril 1921.

1037.

ADR : 6 up 1/2779 : Bilan provisoire d’Emile Gardier, cinéma des Variétés (15 mai 1928).

1038.

ADR : 6 up 1/2718 : Dépôt de bilan de Jean Viviant, cinéma de l’Etoile (21 janvier 1924).

1039.

BNF-Arts du spectacle : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291 Tivoli de Lyon (1920) : Lettre de la Société A.G.C. à Serge Sandberg, administrateur de la société Tivoli-cinéma, datée du 16 avril 1920.

1040.

Voir par exemple l’Ecran Lyonnais n°26, 18 novembre 1927.

1041.

AML : 1121 WP 006 : Dossier du cinéma Splendid, lettre d’Alphonse Feuillet à la mairie, datée du 13 octobre 1926.