b) Choisir ses films : l’organisation professionnelle

Le premier moyen pour les exploitants lyonnais de visionner les films avant de les choisir sont les séances corporatives. Celles-ci sont organisées régulièrement à partir des années 1920, dans différentes salles de cinéma de la ville. Annoncées dans les journaux corporatifs comme L’écran lyonnais ou le Spectacle de Lyon et du Sud-Est, elles se déroulent en général dans le centre-ville ou dans le quartier des Brotteaux. La petite salle de l’Athénée, cours Vitton, accueille ainsi en 1927 les productions Pathé et Selecta 1042 . A cela, rien d’étonnant puisque les distributeurs sont dans leur immense majorité situés dans ces deux quartiers 1043  ; le transport des copies s’en trouve ainsi facilité.

Les séances sont organisées en pleine journée les jours de semaine, ce qui peut poser problème aux exploitants exerçant une deuxième activité. Elles sont ouvertes au public (le chroniqueur du Cri de Lyon regrette que « la concierge du coin ou l’étudiant d’ailleurs » laissent trop souvent leurs sentiments s’exprimer 1044 ), gratuitement jusqu’en mai 1927, puis au tarif d’1 franc la séance. Les films sont présentés bien avant leur sortie dans la ville, ce qui est également le cas pour Paris où les séances corporatives peuvent se dérouler plusieurs mois avant la sortie effective du film dans la capitale 1045 . Le film Li-Hang le cruel (E. Violet, 1920) est ainsi présenté aux exploitants lyonnais dans la première semaine de septembre 1920 1046 , alors que le film ne passe en exclusivité que trois mois plus tard, le 9 décembre 1920 au cinéma Aubert-palace. Metropolis est présenté la dernière semaine d’avril 1927 1047 , plus de six mois avant sa sortie dans l’agglomération lyonnaise. Les exploitants des salles de cinéma de quartier se rendent peut-être aux projections corporatives mais sont à peu près assurés de ne pouvoir obtenir les films avant une année, sinon plus. Comme le renouvellement des exploitants au sein des salles les plus modestes est important, il est à peu près certain que les séances corporatives ne sont d’aucune aide pour les petits exploitants. Sans compter que plusieurs d’entre elles se déroulent parfois au même moment 1048 .

Les exploitants les plus importants peuvent s’être déjà fait une idée des films avant qu’ils ne soient présentés à Lyon. En 1920, on apprend que Louis Froissart, le directeur de la Scala monte lui-même régulièrement à Paris pour choisir ses programmes 1049 , ce qui peut lui permettre de s’entendre directement avec les distributeurs de la capitale et de survoler les logiques de distribution locales. Aller à Paris est évidemment hors de la portée des propriétaires des salles de quartier.

Les exploitants qui n’ont ni le temps, ni les moyens, de se rendre aux séances corporatives peuvent espérer trouver dans la presse corporative une alternative. Celle-ci, en plein essor depuis la fin de la guerre, propose généralement dans ses pages une critique qui se veut objective des différents films qui sortent en France. Cependant, les titres nationaux, comme la Cinématographie Française, ne peuvent être d’une grande aide pour les exploitants lyonnais ; les films décrits le sont en effet au moment de leur sortie parisienne, plusieurs mois avant qu’ils ne parviennent à Lyon. Soit les exploitants sont abonnés et peuvent retrouver dans les vieux numéros qu’ils auraient conservé la critique du film qu’ils hésitent à louer, soit le fort turn-over et la dépense supplémentaire que constitue un abonnement empêchent finalement les exploitants les plus modestes d’utiliser la presse nationale.

Le rôle de la presse locale devient alors essentiel. La critique des films est inexistante à Lyon avant 1920. Dans les grands quotidiens lyonnais, Lyon-Républicain, Le Progrès, Le Nouvelliste, il n’existe aucune véritable rubrique cinématographique avant la fin des années 1920. Les programmes des salles de cinéma sont certes diffusés, mais toujours avec les textes dithyrambiques écrits par les exploitants. Toutefois, dans le courant de l’année 1920, le journal Le Cri de Lyon voit le jour. Son rédacteur en chef, Robert Meunier, est un formidable polémiste dont il faudrait un jour faire la biographie. Le cinéma est sa marotte, il y consacre de nombreuses pages durant tout le début des années 1920, avec un regard polémiste et ironique sur les rapports entre exploitants, et entre exploitants et distributeurs. Quelques critiques de films commencent à poindre, dont celle du Cabinet du Docteur Caligari que l’ « on ne comprend pas bien, mais [dont] on garde un souvenir impressionnant, et la tête des spectateurs est des plus intéressantes à voir quand, après le dénouement, on aperçoit le mot fin. » 1050

Le 4 novembre 1922, Meunier lance dans ses pages un journal corporatif sur le cinéma, dans l’idée de répondre aux besoins des exploitants les plus modestes :

‘«La création d’un journal corporatif du cinéma s’imposait pour la région lyonnaise. Jusqu’à ce jour, les directeurs [qui] se trouvaient dans l’impossibilité d’assister aux présentations ne pouvaient se faire une idée de la valeur réelle des différents films mis en location par nos principales maisons d’édition. » 1051

La tentative fera long feu, sans que l’on sache si cela provient de l’absence de demande de la part des directeurs de cinéma. Il faut de fait attendre le milieu des années 1920 pour voir apparaître une presse corporative locale solide, avec la création du Spectacle de Lyon et du Sud-Est au milieu de l’année 1925. Robert Meunier finit lui aussi par intégrer au Cri de Lyon un journal corporatif sur le cinéma en mai 1927, L’Ecran Lyonnais. Il prend fait et cause pour le cinéma bien sûr, mais surtout pour les exploitants contre les distributeurs, ses propos lui vaudront d’ailleurs d’être rapidement mis à l’index par l’union des loueurs de la région lyonnaise 1052 .

L’Ecran Lyonnais comme le Spectacle de Lyon et du Sud-Est assurent la critique des films qui sortent à Lyon, mais au moment de leur présentation corporative, et non au moment de leur sortie dans les salles lyonnaises. On se retrouve donc dans le même cas de figure que pour les séances corporatives, même s’il est plus facile à un exploitant de s’abonner à un journal que de se rendre aux projections. Ce problème transpire parfois : des exploitants écrivent de temps en temps à Meunier pour lui demander son avis sur les films après leur passage au centre-ville, comme c’est le cas pour La Grande épreuve 1053 (A. Ryder et A. Dugès, 1927) en 1928.

En excluant la presse, nationale comme locale, et les séances corporatives, que reste-t-il aux petits exploitants ? D’abord, une chose toute simple : aller eux-mêmes voir les films en ville, puisque de toutes manières ils ne pourront les programmer que dans plusieurs mois. Il est d’ailleurs tout aussi possible que les exploitants se fient aux déclarations de leur entourage, des habitants de leur quartier peut-être ? La question ne se pose pas vraiment pour les quelques films qui bénéficient d’une publicité extraordinaire lors de leur sortie en 1ère vision. Les exploitants, comme n’importe qui, ne peuvent manquer d’en avoir entendu parler. Mais pour le reste de la programmation ?

La dernière solution consiste en fait à choisir les films chez les maisons de distribution en fonction du genre et de l’histoire, en faisant donc l’impasse sur la qualité du film. La plupart des distributeurs proposent en effet dans leurs catalogues un résumé des films, qui permet aux exploitants de se faire une vague idée de ce qu’ils vont projeter à leur public.

‘« Alors nous allions chercher nos films, on avait une liste de résumés, et on choisissait d’après ceux-ci, seulement quelquefois certains étaient un peu douteux, alors on demandait qu’ils nous soient prêtés, pour les voir, de façon que ça ne risque pas d’être scandaleux pour la clientèle » 1054

La personne qui s’exprime ici est Eugène Canivet, exploitant du petit cinéma Fantasio dans le quartier de Montchat entre 1922 et 1925 1055 . Pour lui, comme peut-être pour beaucoup de petits exploitants, seule la moralité d’un film nécessite son visionnage. La plupart du temps, le résumé et l’idée que l’on se fait du film suffisent. La qualité n’est certes pas ici un enjeu. Bien entendu, il ne faut pas généraliser ce trait à l’ensemble de la profession, ni même à l’ensemble des exploitants de quartier. L’expérience aidant, nul doute que des personnes comme Jérôme Dulaar à la Croix-Rousse ou Eugène Kalbfeis à Vaise choisissent avec soin leur programmation.

Notes
1042.

L’Ecran lyonnais, n° 1, 21 mai 1927.

1043.

Indicateur commercial Henri, année 1928 : tous les distributeurs sont cette année là implantés autour de la place Bellecour ou dans le quartier des Brotteaux.

1044.

L’Ecran lyonnais n° 2, 27 mai 1927.

1045.

Chirat Raymond, Catalogue des films français de long métrage, Films de fiction 1919-1929, op. cit.

1046.

Le Cri de Lyon n°26, 28 août 1920.

1047.

Idem n° 336, 23 avril 1927.

1048.

Le spectacle de Lyon et du Sud-Est n°89, 19 novembre 1926.

1049.

BNF-Arts du spectacle : Fonds Serge Sandberg : 4°COL.59/291: Lettre de Bouchain, directeur du Tivoli à la société Fulgur, datée du 29 février 1920.

1050.

Le Cri de Lyon n° 126, 31 septembre 1922.

1051.

Le Cri de Lyon n° 131, 4 novembre 1922.

1052.

L’Ecran Lyonnais n° 26, 11 novembre 1927.

1053.

Idem n° 56, 23 juin 1928.

1054.

Témoignage de Canivet cité par GUAITA Micheline, op. cit., page 200.

1055.

Indicateur Commercial Lyonnais Henri, années 1919 à 1923.